Journée nationale de lutte contre l’esclavage : Quand la politique s’en mêle…

22 March, 2018 - 01:20

Depuis que notre gouvernement a placé le 5 Mars en Journée nationale de lutte contre l’esclavage, le Commissariat aux Droits de l’homme la célèbre, avec tambours et trompettes, dans l’une ou l’autre des wilayas du pays. Après l’Assaba, l’année dernière, c’était au tour, cette année, du Guidimakha. Un choix probablement pas fortuit, tant plusieurs organisations de droits humains se sont employées, ces derniers mois, à y dénoncer fortement des pratiques esclavagistes longtemps tues, en certaines communautés de ces terroirs reculés. Jusque là, la problématique de l’esclavage n’était publiquement débattue qu’au sein de la communauté arabo-berbère dont les esclaves et anciens esclaves luttent, officiellement depuis le 5 Mars 1978, à l’émancipation de leur communauté et à l’éradication totale des pratiques et séquelles de l’esclavage. Mais, comme aime à le répéter un grand militant des droits de l’homme : « l’esclavage en milieu arabo-berbère n’est que l’arbre qui cache la forêt » de pratiques si courantes, dans des sociétés profondément inégalitaires, des confins de la Mauritanie au Soudan et même au-delà.

 

Des conventions et des lois

En Mauritanie, les textes qui condamnent l’esclavage ne posent pas problème. En 1905 déjà, un décret colonial l’interdisait. Mais la France ne s’employa guère à l’appliquer. « Mieux », ses commis allèrent même jusqu’à « légaliser » les rapports entre maîtres et esclaves (appelé cyniquement serviteurs), dans le cadre d’une honteuse politique de gestion des colonies où il fallait ménager la chèvre et le chou. L’Occident n’est d’ailleurs pas le mieux placé pour donner des leçons en la matière, puisque la traite négrière et les pratiques afférentes constituèrent un de leurs intermèdes les plus flagrants d’inhumanisme et d’immoralité dont les auteurs devraient, sinon répondre de leurs actes, du moins se taire. En 1981, les militaires mauritaniens promulguèrent l’ordonnance 034/81, abolissant l’esclavage en Mauritanie, puis il y eut la loi 048/2007, adoptée sous Sidi ould Cheikh Abdallahi, qui criminalise la pratique, suivie de la loi 031/2015 qui en donne une définition plus précise, aggrave ses peines, rend la décision du juge exécutoire et oblige toute autorité saisie d’un cas d’esclavage à engager des procédures idoines, dès l’apparition d’une plainte ou dénonciation, avec gratuité, pour les victimes plaignantes, de tous les frais afférents à leur affaire. En plus de ces dispositions nationales, la Mauritanie est signataire de traités, conventions et chartes internationales, comme la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues, du 30 Avril 1956, et autres nombreuses dispositions internationales relatives à la promotion de la dignité humaine et des droits. 

 

L’esclavage est dans la tête

La vieille polémique de l’existence des pratiques ou des séquelles de l’esclavage s’est estompée. Mais la même politique gouvernementale de dénégation et de politisation de la problématique subsiste. Peut-être, comme le dit souvent Boubacar Messaoud, président de l’ONG SOS Esclaves, que « ce qui reste de l’esclavage n’est plus considérable, mais il est suffisant à nous unir ou à nous désunir, selon notre volonté de le combattre ou de ne pas le combattre. Les fils de Harratines [anciens esclaves] n’ont plus besoin de personne, pour les sensibiliser sur leur situation, ils en sont parfaitement conscients. Ils la voient tous les jours et la vivent ». La lutte contre l’esclavage nécessite une très forte campagne de déconstruction des clichés et des préjugés. L’esclavage est dans la tête. Des maîtres comme des esclaves. Toutes les institutions de l’Etat ont un rôle à jouer dans cette campagne : agences de prise en charge, comme Tadamoun, Commissariat des droits de l’homme, Commission nationale des droits de l’homme et tous les autres ministères, surtout ceux des secteurs sociaux de l’éducation, de la santé et des affaires islamiques. Des actions concrètes, concertées, durables, sans politisation, ni langue de bois, ni surenchère doivent être engagées. Les organisations nationales de la Société civile doivent aussi jouer leur partition, sans exagération, sans passion ni excitation. L’institution religieuse, notamment les oulémas et les imams, doivent prendre, enfin et résolument, leurs responsabilités, comme clairement définies dans la recommandation 22 de la feuille de route : prononcer des fatwas, organiser des débats et conduire des campagnes de grande sensibilisation, pour départir le peuple des interprétations tendancieuses, prêtées, à tort, à l’islam, sur la problématique de l’esclavage.

 

Des cas, encore et toujours

Dans sa communication lors la célébration de la Journée nationale, le juge Bâ Aliou, président de la cour spéciale de Néma dont dépendent quatre wilayas (les deux Hodhs, l’Assaba et le Guidimakha) s’est posé la question de savoir pourquoi n’y a-t-il eu, en 2015, que trois cas d’esclavage signalés à son attention. Dans une frileuse tentative d’explication, le juge Bâ a décrit, entre autres raisons, un aspect culturel lié à la société mauritanienne dont « les membres ne seraient pas habitués à porter devant les juridictions de telles affaires ». Le statut de juge chargé de présider une Cour spéciale dédiée au jugement des pratiques esclavagistes l’autorise-t-il à entrer dans de tels débats (existence de l’esclavage, nombre de cas, activisme des ONG, etc.) qui opposent, généralement, l’État et la Société civile ? Surtout que, pour un juge, une loi reste une loi dont l’application n’est en rien liée à l’action des organisations de la Société civile. Le principe fondateur de la neutralité exige, de tout juge, une retenue exemplaire, pour ne pas avoir à commenter des décisions de justice rendues par son propre tribunal et que les règles sacro-saintes de l’impartialité et de l’honnêteté restent scrupuleusement observées. Au niveau du seul tribunal spécial de Néma, sept dossiers attendent, depuis 2016, d’être jugés. Mais monsieur Bâ a eu tout le temps de se rendre à Addis Abéba et à Kigali, alors que de telles affaires sont pendantes devant sa juridiction. En 2016 déjà, dans son traitement du dossier 110/16 relative à un tel cas patent, le juge Bâ n’a pas malheureusement dit la loi, en prononçant seulement cinq années de prison, dont une seule ferme, et une modique amende d’un million d’ouguiyas, à l’encontre d’esclavagistes qui martyrisèrent, pendant plus de quarante ans, les victimes Vatme mint Zeid et Vatme mint Hemedi, alors que la loi 031/2015, sur la base de laquelle l’affaire a été jugée, prévoit, au minimum, dix ans de prison ferme. Devant les deux autres tribunaux spéciaux de Nouakchott-Sud et de Nouadhibou, d’autres dossiers analogues sont pendants. Des centaines d’autres le sont, au niveau des tribunaux ordinaires (à Néma ou Atar, par exemple) dont beaucoup n’ont même pas encore engagé la procédure de dessaisissement pour incompétence, au profit des tribunaux spécialisés.

Il est cependant évident que la gravité de l’esclavage n’a rien à voir avec le nombre de ses cas. Les organisations nationales des droits de l’homme comprennent parfaitement la précipitation et les desseins inavoués du gouvernement mauritanien de fonder des tribunaux spéciaux, sans aucune concertation avec elles. Le questionnement du juge Bâ, sur les seuls trois cas signalés à son attention en 2015, ressemble, étrangement, aux propos du ministre de la Justice, il y a trois semaines, devant le Parlement. Mais la réalité est têtue : ni les Cours spéciales, ni les textes inappliqués, ni les déclarations de déni ne viendront à bout d’un fait saillant dont les conséquences sapent, de jour en jour, les fondements très précaires d’une unité nationale dont la sauvegarde est pourtant la meilleure garantie d’une cohabitation durable et pacifique, entre toutes les communautés nationales.

El Kory Sneïba