Les scrutins à la place des armes : les élections en Afrique favorisent-elles une alternance au pouvoir ?

21 July, 2016 - 03:23

De Giovanni Carbone, chercheur associé en Sciences politiques auprès de l’Università degli Studi di Milano et responsable du programme Afrique de l’Institut italien des études politiques internationales (IPSI)

 

 

Pourquoi prendre la peine de voter ? Partout dans le Monde, lorsque les électeurs vont aux urnes, c’est parce qu’ils ont l’occasion de choisir, parmi les candidats en lice, les dirigeants qui présideront aux destinées de leur pays, pour les quatre à cinq prochaines années. Et ils s’attendent à ce que leur choix ait un certain impact sur leur vie quotidienne : les dirigeants performants contribueront à la croissance de l’économie, favoriseront la création d’emplois et amélioreront, peut-être, les services d’éducation ou de santé. Les dirigeants médiocres peuvent facilement conduire un pays au désastre économique ou à la violence civile.

Pendant longtemps, l’Afrique a fonctionné, en grande partie, sans élections multipartites. Peu de nations ont permis, aux électeurs, d’avoir leur mot à dire, sur ceux qui doivent les gouverner, à l’exception, notable, du Botswana, qui a organisé régulièrement des élections, depuis 1966, et récolté les fruits de cette situation, en devenant l’une des économies les plus dynamiques du Monde. Mais la plupart des dirigeants africains sont soit restés trop longtemps au pouvoir (au point de devenir, pour certains, inamovibles : Omar Bongo a dirigé le Gabon pendant 42 ans, un record ; Hastings Banda a régné sur le Malawi pendant 33 ans, en tant que « président à vie » auto-proclamé), soit ils ont été rapidement évincés, par des soldats, dans un des quatre-vingt-dix coups d’État militaires qui ont frappé la région subsaharienne, depuis l’indépendance.

Toutefois, les électeurs africains éventuels ont commencé à faire entendre leur voix. Les réformes « démocratiques » qu’ils ont exigées et obtenues, au début et au milieu des années 1990, ont changé le paysage politique du Continent. Des élections multipartites, pour choisir le pouvoir exécutif (qu’il soit présidentiel ou, dans un régime parlementaire, législatif) se sont plusieurs fois tenues. À titre d’exemple, la Zambie les a introduites en 1991 et en a, depuis, organisé six. Les pays comme le Mozambique, l’Éthiopie et le Bénin en ont organisé cinq, le Cameroun, le Tchad et d’autres, quatre et ainsi de suite.

Mais les élections, en Afrique, ont-elles réellement représenté une meilleure chance, pour les électeurs, de choisir leurs dirigeants ? Ou bien étaient-elles une « parodie de démocratie », mise en place, par des dirigeants autoritaires, pour se maintenir au pouvoir, sans effets pratiques ? Le scepticisme règne souvent, chez les analystes politiques et l’opinion publique, en ce qui concerne les élections nationales en Afrique. Pourtant, d’après les chiffres, la dynamique de leadership a vraiment commencé à changer, au moins dans une certaine mesure.

Cependant, avant de passer aux chiffres, il s’avère important de noter qu’il existe deux principaux moyens par lesquels les élections peuvent favoriser l’alternance au pouvoir. L’un de ces moyens consiste, tout simplement, à fixer une date à laquelle un mandat électoral prend officiellement fin. En outre, de nombreux pays africains adoptent des dispositions constitutionnelles limitant le nombre de mandats présidentiels (généralement deux, suivant le modèle américain). Grâce à ces limites, le pays peut avoir la certitude de ne pas voir ses dirigeants s’éterniser au pouvoir. Les partis au pouvoir prépareraient, alors, la « succession » en interne. En Tanzanie, par exemple, le parti Chama Cha Mapinduzi a gouverné, sans interruption, dans un environnement multipartite, malgré le transfert du pouvoir d’Ali Hassan Mwinyi à Benjamin Mkapa, en 1995, puis à Jakaya Kikwete, en 2005, et, enfin, à John Magufuli, en 2015. De même, le parti Frelimo, au Mozambique, a transmis le pouvoir de Joaquim Chissano à Armando Guebuza, en 2005, puis à Filipe Nyusi, en 2015. Les élections ont permis de planifier et de procéder à ces transferts de pouvoir sans heurts. La deuxième façon susceptible de favoriser l’alternance au pouvoir, via les élections, est la victoire de candidats de l’opposition lors d’un scrutin, soit en battant un président sortant, soit en remportant une élection à « siège vacant » (une élection où le président sortant ne se représente pas). C’est le cas, par exemple, en Zambie, au moment de la « transition démocratique » (avec la défaite de Kenneth Kaunda en 1991), de Madagascar (où Didier Ratsiraka a perdu devant Albert Zafy, en 1992) et de la République centrafricaine (Ange-Félix Patassé a battu André Kolingba, en 1993). Mais ces situations sont également produites dans des pays qui n’en étaient pas à leur première, en matière d’élection, à l’image du Sénégal où Abdoulaye Wade est arrivé au pouvoir, en 2000 (et l’a perdu en 2012, soit un nouvel exemple), du Kenya, lorsque Mwai Kibaki a mis fin au règne de Kanu, en 2002, et du Nigeria, l’an dernier, lorsque Muhammadu Buhari a arraché la présidence nigériane aux mains de Goodluck Jonathan.

Bien entendu, tous ces exemples nous sont familiers. Mais à quelle fréquence les élections, sur le Continent, ont-elles permis d’écarter et de remplacer les dirigeants au pouvoir ? La plupart des élections, en Afrique, ont été remportées par les dirigeants en place (voir figure 1). Dans de nombreux cas, il s’agissait d’autocrates au pouvoir avant les réformes des années 1990 qui, à présent, se disputent les mandats électoraux, souvent en manipulant les scrutins. Toutefois, les dirigeants en exercice bénéficient, généralement, d’importants avantages électoraux, dans d’autres parties du Monde, pas seulement en Afrique. Par exemple, si les dirigeants africains en exercice ont remporté 129 des 174 élections auxquelles ils se sont présentés, entre 1990 et 2015, soit environ 74,1 % de victoires, ce pourcentage est à peine supérieur à celui des États-Unis après 1945 : les présidents sortants américains ont remporté huit des onze scrutins (soit 72,7 %) où ils sollicitaient un second mandat. Trois présidents n’ont pas réussi à décrocher un second mandat : Gerald Ford, Jimmy Carter et George H.W. Bush.

En Afrique, il est aujourd’hui intéressant de constater l’augmentation, considérable, de la fréquence des successions et alternances électorales. Avant 1990, les pays d’Afrique subsaharienne n’ont enregistré que six successions électorales (c’est-à-dire des transmissions de pouvoir entre dirigeants d’un même parti) et trois alternances électorales, à savoir : l’Île Maurice, en 1982, la Sierra Leone, en 1967, et la Somalie, en 1967. Dans les deux derniers cas, les dirigeants élus ont, ensuite, été chassés du pouvoir, par les soldats, et le multipartisme aboli. Les années après 1990 ont vu jusqu’à 37 successions électorales et 40 alternances. Dans la seule période 2011-2015, les candidats de l’opposition ont vaincu les partis au pouvoir et ont accédé au pouvoir à 9 reprises (de feu Michael Sata, en Zambie, à Macky Sall, au Sénégal, de Peter Mutharika, au Malawi, à Muhammadu Buhari, au Nigeria. Si cette tendance se poursuit, au cours des prochaines années, l’Afrique atteindra un nombre record d’alternances électorales en l’espace d’une seule décennie. La bouteille démocratique de l’Afrique peut, certes, être à moitié vide, mais elle est aussi à moitié pleine.

 

© Afronline (Italie), Addis Fortune (Ethiopie), Le Pays (Burkina Faso), Le Calame (Mauritanie), Sud Quotidien (Sénégal), Les Echos (Mali), Le Nouveau Républicain (Niger), L’Autre Quotidien (Bénin), Mutations (Cameroun) et Le Confident (République centrafricaine).

 

 

Figure. Élections et changements de pouvoir en Afrique subsaharienne

 

 

Incumbent leader wins election = Le dirigeant sortant remporte l’élection

Electoral succession (i.e. between two leaders belonging to ruling party) = Succession électorale (c.-à-d. entre deux dirigeants appartenant au parti au pouvoir)

Electoral turnover (i.e. opposition wins office) = alternance électorale (c.-à-d. l’opposition arrive au pouvoir)