La tribu et l'État : les enjeux actuels.Par Seyid ould Bah

23 February, 2022 - 20:03

Saad al-Swayyan est un éminent anthropologue saoudien, qui a publié une œuvre scientifique monumentale sur les différents aspects de la culture locale saoudienne, notamment les enjeux socioculturels relatifs au nomadisme et aux structures tribales.

Lors d’une récente émission télévisée, ses propos ont suscité un tollé, qui se poursuit, en fustigeant l'identité tribale et en prônant son dépassement dans un élan nationaliste intégrateur fort sous les auspices de l’État central souverain.

Cette approche ne peut qu'avoir un écho assourdissant dans une société à forte composante tribale, à l'instar de la plupart des sociétés arabes.

Certes, la notion de tribu paraît évidente, et même naturelle, une marque indélébile de l'identité ontologique, mais les études sociohistoriques ont démontré depuis longtemps que cette assertion largement répandue n'a aucun fondement scientifique rigide.

Déjà, le célèbre historien arabe Ibn Khaldoun écrivait au XIVe siècle que «la filiation n'est que pure illusion», la tribu est une alliance d'intérêt, une solidarité construite plus qu'une unité de lignage ou une communauté naturelle.

 

‘’La tribu, c’est la guerre’’

La recherche anthropologique contemporaine a mis en évidence le fait que les identités tribales – et ethniques – sont des communautés imaginées (ImaginedCommunities), selon les termes de Benedict Anderson.

La tribu offre cependant une grille d'identification et de classement nécessaire dans les sociétés nomades, qui se caractérisent par les rapports segmentaires inégalitaires entre ses membres, et la fragilité des institutions étatiques centrales qui régissent le domaine public.

Des ethnologues classiques (Evans-Pritchard, Ernest Gellner…) ont pointé ces enjeux segmentaires qui constitueraient la spécificité des sociétés tribales «acéphales» qui produisent des mécanismes d'antagonismes internes bloquant toute sorte de pouvoir fédérateur unifiant.

Les politologues de la vieille école coloniale ont considéré cette structure tribale à la fois comme signe du retard culturel et civilisationnel et comme levier principal de la stratégie de domination et de contrôle de la multitude «anarchique et désorganisée».

Récemment encore, des experts américains du monde arabe ont échafaudé toute une théorie rocambolesque sur «la démocratie tribale arabe» comme opportunité à explorer pour «le remodelage du monde arabe post-despotique».

Il y a lieu de bien noter que le discours antitribaliste est un lieu commun dans les différents systèmes politiques arabes contemporains, pour des raisons diverses, qui se recoupent dans la vision étatiste holiste du programme de modernisation des structures socioculturelles locales. La tribu y est décriée comme frein au développement et à la modernité, elle est perçue comme un état de contradiction notoire avec l'ancrage d'un État national fort.

Cette vision négative de la tribu s'accommodait cependant avec une instrumentalisation tactique et pragmatique de l'identité tribale réinventée et réinvestie dans la mécanique du pouvoir de commandement et d'asservissement de la société. La tribu, ne pouvant plus jouer le rôle de société communautaire classique ou de contre-pouvoir efficace, se transforme ainsi en instrument de la domination arbitraire d'un État qui a échoué dans sa vocation intégrative centrale.

Ce qu’Al-Swayyan énonce dans son approche déconstructive critique de la tribu est la rupture avec cette collusion néfaste entre une tribalité anachronique réfractaire à la modernité politique et une entité étatique en complète érosion et déconfiture.

Dans le contexte spécifique saoudien, l'État national contemporain a été le principal catalyseur de changement et de modernisation de la société et l'acteur historique de l'intégration nationale dans un milieu marqué par les schismes et antagonismes tribaux.
Dans un tel contexte, le sectarisme tribal peut constituer un danger pour la cohésion et l'harmonie sociales. Il est de surcroît contraire à l'idée d'égale dignité des citoyens qui est le socle même de la modernité politique.

Les arguments avancés par certains pour défendre une vision culturaliste et normative de la tribu, comme marque d'authenticité et d'identité anthropologique, sont irrecevables pour les esprits attachés au rôle historique et stratégique de l’État central qui est le seul acteur susceptible de préserver l'unité de la nation et garantir la paix civile.

Ainsi, en paraphrasant une fameuse citation de l'ancien président français François Mitterrand, pouvons-nous affirmer que «la tribu, c'est la guerre». Les derniers soubresauts des crises arabes actuelles sont une consécration claire de cette profession de foi.
 

Seyid ould Bah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.

TWITTER: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.