Le Calame : Après son investiture, le président de la République réélu a nommé son premier ministre et constitué, dans la foulée, le premier gouvernement de Mokhtar Diay. Qu’avez-vous pensé de son discours d’investiture, le choix porté sur Ould Diay? Avez le sentiment que ce gouvernement répondra aux nombreuses attentes des mauritaniens ?
Yacoub Lemrabott : Merci tout d’abord pour l’opportunité que vous m’offrez de m’exprimer sur l’actualité politique. Avant de répondre à vos questions, permettez-moi aussi d’espérer que vous rectifiez la qualification « réélu » de l’actuel président de la République. Elle n’est pas exacte, puisqu’il s’agit plutôt d’un président qui s'est imposé au peuple après avoir truqué l’élection. Quant à son discours d'investiture, il ne contient rien de nouveau. C’est, tout au contraire, une nouvelle version des déceptions que l'homme produit à chacune de ses sorties. Le « nouveau » gouvernement n’est, pour sa part et des seuls points de vue de la forme et du timing, que la quatrième mouture des équipes précédentes qu’Ould Ghazouani avait pris l'habitude de nommer en fonction des circonstances et des intérêts politiques, loin d’une perception globale de la nature de tout gouvernement qui doit être formé en fonction de ses missions, rôles et nature des défis qu’il est censé relever.
Quant à la nomination de Mokhtar Ould Diay à sa tête, elle pourrait être utile pour le pouvoir, d'autant plus qu'Ould Diay a su tirer les leçons et œuvrer rapidement pour diagnostiquer la réalité, identifier les foyers d'hémorragie et traiter les crises politiques, économiques et sociales accentuées. J’avais parlé de cela en détail lors de la conférence de presse organisée par le mouvement Kavana la semaine passée portant sur sa position sur le gouvernement, la réalité politique qui l’a enfanté, l'étendue de la force de l'aile obscurantiste au pouvoir et sa mainmise sur certaines articulations affectant l'équilibre du corps gouvernemental. Je pense que, si nous allons au-delà du passé, il nous est difficile d’en prédire à ce jour les résultats. Le premier test concerne la gestion de la vague de soif qui frappe Nouakchott depuis une semaine, sur fond de mutisme politique sans précédent…
- Réagissant à ce qu’il considère comme une « crise postélectorale », monsieur Dah Abeïd dont votre mouvement soutenait la candidature pendant la présidentielle appelle au dialogue avec le pouvoir, alors qu’il refusait de reconnaître la victoire de son concurrent Ghazouani. N’y aurait-il pas là comme une contradiction ?
- Cette question a un caractère personnel et la meilleure personne pour y répondre est le président Biram lui-même. De mon point de vue, je ne trouve dans son appel au dialogue aucune sorte de contradiction, dans la mesure où celui-ci est considéré comme une étape nécessaire pour maintenir la paix, la tranquillité et la retenue, surtout après l'échec du ministère de l'Intérieur à traîner le pays dans le chaos et la confrontation entre les citoyens. C'est pourquoi je crois qu'un dialogue sérieux et inclusif est la seule solution capable aujourd'hui de résoudre les problèmes nationaux, quelles que soient leur histoire et leurs dimensions politiques et économiques.
- Comme en réponse à la main tendue de Biram, le président réélu a proposé, lors de son discours d’investiture, la tenue d’un dialogue entre tous les acteurs politiques sans exclusive. Quelles sont, à votre avis, les conditions à réunir pour qu’un tel dialogue puisse se tenir ? Qui pourrait y participer et sur quels thèmes doit-il porter ? Ne craignez-vous pas que les divergences apparues autour du Pacte républicain et la candidature unique au sein de l’opposition ne viennent perturber le processus ?
-La Mauritanie se trouve aujourd'hui dans une crise politique, économique et sociale d'une profonde ampleur dont la seule issue possible est d’organiser un dialogue, en tant qu’unique approche sûre et fondamental pilier pour soutenir et stabiliser le pays, en trouvant des solutions appropriées aux problèmes importants qui affectent la vie des citoyens ordinaires. Si nous remontons un peu en arrière, force est de reconnaître que celui qui a paralysé tous les dialogues antérieurs est le régime et non l'opposition. Et naturellement, lorsqu'il existe une volonté sincère de réforme et que les élites nationales sont assises à la table des concertations, la solution sera trouvée. Quant à nous du mouvement Kavana, nous sommes en harmonie avec le contenu et les exigences de la feuille de route proposée par la « Coalition Biram Président 2024 » comme solution à la crise et base de dialogue. Elle a été présentée sur l'échiquier politique à travers le « Meeting du tremblement » organisé le 22 Juillet à l’ancien Aéroport international de Nouakchott.
- Selon vous, pourquoi l’opposition mauritanienne n’a pas réussi à se trouver un candidat unique en son sein ? À qui la faute ? Querelles d’egos ou main du pouvoir? Au terme de cette présidentielle, comment l’opposition pourrait-elle se retrouver et parler d’une seule voix face à un pouvoir qui dispose d’une majorité écrasante au Parlement ?
- À mon avis, cela est dû au fait que l'opposition est divisée et déséquilibrée en raison du manque de confiance mutuelle résultant de nombreux dysfonctionnements dont certains sont liés au pouvoir, d’autres personnels et d’autres encore opportunistes... Pour moi, la dernière élection présidentielle était l'occasion de se débarrasser une bonne fois pour toutes du régime mais le refus de certains partis d'opposition de soutenir Biram Dah Abeïd, bien que celui-ci ait fait largement ses preuves, a relativement constitué un obstacle à cette fin. La capacité de sa campagne à rivaliser avec le candidat du pouvoir et à révéler sa faiblesse a précipité également le scénario de la fraude électorale dont le pouvoir a bénéficié pour renouveler son mandat et leurrer à nouveau le peuple mauritanien. Je saisis cette opportunité pour remercier le président Biram pour son patriotisme et son courage à préserver la sécurité et la stabilité de la Mauritanie, en protégeant son unité nationale.
- Les Mauritaniens ont été surpris par la réaction de Biram à la nomination de Mokhtar Diay au poste de Premier ministre. Que comprendre de cette sortie ?
- Je crois que le président Biram peut répondre à cette question avec éloquence et clarté de vision.
- Après la présidentielle et le soutien de votre formation au candidat Biram, comment évaluez-vous votre choix ?
- Kavana est un mouvement institutionnel qui fonde ses perceptions et sa vision politique sur les résultats et les décisions de ses institutions et comités internes. Je crois que le choix du candidat Biram Dah Abeïd était cohérent avec notre lutte de libération et nos efforts constants pour renforcer l'unité nationale et la cohésion sociale. C'est un choix qui place l'intérêt de la nation au-dessus de toutes les considérations, malgré les contraintes politiques. Au final, nous avons pu établir un nouvel équilibre avec les partis de la « Coalition Biram Président 2024 » et obtenu des résultats importants, en dépit de la puissance de la fraude et de la mobilisation de toutes les ressources de l'État au profit du candidat du régime. Pour moi, cette expérience restera riche d’enseignements dans l'intérêt de la Mauritanie et de son unité nationale.
- Que pense Kavana de l’engagement du président Ghazouani à éradiquer la corruption en Mauritanie ?
- Nous, en tant que politiciens et leaders d’opinion, recherchons des solutions aux problèmes du pays. Nous ne pouvons que saluer toute politique anti-corruption, quel que soit son niveau de sincérité. Cependant, l’expérience de cet homme au cours des cinq dernières années réfute sa capacité à lutter contre la corruption : son premier mandat fut le pire des quinquennats de l'histoire de la Mauritanie, avec des niveaux inédits de corruption. Mais si Mohamed ould Cheikh El Ghazouani entend expier son passé – ce qui s'impose en toute bonne foi… – je crois que toutes les forces politiques l'accueilleront.
- Lors du bilan du 1er quinquennat du président Ghazouani, il a été dit que l’agence Taazour aurait injecté environ 770 milliards d’ouguiyas pour le développement du pays. Qu’en pensez-vous ?
- L’agence Taazour est le pire repaire de corruption et le plus grand vivier de pots-de-vin, népotisme, clientélisme et gaspillage de l’argent public. Comment des centaines de milliards ont-ils pu être dépensés – au rythme d’un milliard par semaine ! – sans obtenir le moindre résultat ? La Délégation a été exploitée et est devenue un mécanisme de corruption des citoyens pauvres, du fait que ces derniers sont inscrits dans le registre social de cette institution via des données utilisées dans les campagnes électorales du parti au pouvoir et l’achat de conscience à bas prix de ces personnes faibles. L’argent est surtout parti dans les poches des fonctionnaires et sous forme de pots-de-vin versés aux chefs tribaux et aux notables traditionnels.
- L’important et sensible département de l’Éducation change de ministre presque chaque année ou deux. Comment mettre en place des réformes en cette instabilité chronique, les exécuter, les évaluer et les suivre sérieusement ?
- Les plans de réforme sont clairs et existent. Il y a plusieurs études et plans élaborés par des experts de l’opération pédagogique dont regorgent les bureaux des ministres. Il y a également de nombreux cadres compétents dans ce département qui peuvent mettre en œuvre des politiques idoines. Mais tant que la volonté politique n’existe pas, tout cela restera de l’encre sur papier. La corruption de ce secteur constitue aujourd'hui le plus grand obstacle à notre développement car l'éducation est la base de la renaissance des nations. Cette gabegie constitue également la plus grande entrave à notre unité nationale, en raison de l'échec des tentatives de réforme et du manque de sérieux.
- Pouvez-vous nous dire pourquoi avez-vous fondé Kavana ?
- Kafana est un mouvement né des souffrances du peuple mauritanien. Il a été fondé avec l'aide et les idées d'un groupe d'élites de sa jeunesse sérieuse et affranchie des restrictions du tribalisme, du régionalisme et de l’ethnicisme, aspirant uniquement à changer la Mauritanie pour en faire un État de droit et de justice, un État civil moderne. Je suis peut-être l'un des premiers à en avoir eu l'idée mais je ne m’en considère pas moins comme un simple soldat dans ce mouvement de jeunesse qui a pris aujourd'hui une importante dimension politique, grâce à la confiance dont il bénéficie de la part des citoyens et de sa présence quotidienne aux côtés de chacun. Une lutte d’ailleurs incarnée lors des dernières élections législatives et municipales, avant le rôle prépondérant qu'il a joué dans la coalition de soutien au président Biram et qui fut un levier de la diversité des soutiens transversaux que vous avez observés dans cette coalition, lors de la récente élection présidentielle.
Propos recueillis par Dalay Lam