Le Calame : Le tribunal anti-corruption vient de rendre son verdict au procès de la décennie dont votre client, l’ex-Président Ould Abdel Aziz, était le principal accusé. Celui-ci écope de 5 ans de prison, ses biens sont confisqués et il perd ses droits civiques. Peut-on dire que vous n’êtes pas trop déçus, dans la mesure où les charges étaient lourdes et que le procureur avait requis 20 ans de prison ferme ?
Maître Taleb Khyar : les charges étaient lourdes mais fondées uniquement sur la rumeur publique, les ouï-dire. Au niveau de la défense de l’ex-président de la République, nous sommes donc profondément choqués qu’on puisse se fonder sur la rumeur pour mettre en cause des textes aussi fondamentaux que l’article 93 de la Constitution, des principes essentiels comme la présomption d’innocence ou la séparation des pouvoirs, et biens d’autres encore qui engagent la responsabilité internationale de la Mauritanie, comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ainsi que la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, figurant en bonne place dans le préambule de la Constitution mauritanienne qui a un caractère supra-législatif.
Les réquisitions du Parquet sont fondées sur des témoignages émanant de personnes incultes en matière financière : parmi ces témoins, il n’y a ni commissaire aux comptes, ni inspecteur des finances, ni un quelconque homme de l’art en matière de gestion des deniers publics. Ce sont des témoignages de complaisance provoqués pour charger l’ex-Président. Dans ces conditions, vous comprendrez que nous ayons été déçus par le verdict du 4 Décembre car il est impensable que de tels témoignages puissent fonder un procès équitable.
- Quels enseignements tirez-vous de ce procès ? La justice mauritanienne a-t-elle réussi son premier test grandeur nature, celui de juger un ex-Président pour faits de corruption ?
- Les seules conséquences qu’on puisse tirer de ce procès sont pour l’essentiel à caractère technique : il m’apparaît que les malversations financières doivent être renseignés par des hommes de l’art, pour que les accusations relatives à ce genre d’infractions soient audibles par les tribunaux. Aussi longtemps qu’on se limitera à vouloir juger les affaires de malversations financières sans recourir aux expertises appropriées, on exposera toujours les justiciables à toutes sortes d’abus et de remises en cause de leurs droits fondamentaux. Le pôle chargé de la lutte contre la corruption doit être composé de magistrats ayant des connaissances transversales alliant Droit et économie car les malversations financières relèvent du Droit pénal économique et financier qui sont des branches spéciales du Droit pénal ; il ne faut pas se limiter à chercher des solutions dans les règles qui régissent le Droit pénal général. Certes ces règles peuvent être utiles comme matrices fondamentales mais elles limitent le pouvoir de compréhension du juge, non outillé en Droit financier.
Il faut donc recruter ou former des juges ayant les prérequis leur permettant d’acquérir des connaissances transversales en Droit et en économie si l’on veut que la lutte contre les malversations financières soit efficiente. Ces juges doivent pouvoir communiquer avec les organismes chargés de la lutte contre la corruption, notamment l’Inspection générale des finances, auditer des comptes, comprendre les conditions dans lesquelles sont votées et appliquées les lois de finance. Cela passe par l’enseignement et la formation, aussi bien en Droit qu’en économie, comme matières transversales et non comme disciplines enseignées à part dans les universités.
Ceci étant exposé pour ce qui est des leçons à tirer, il faut regretter que le procès intenté à l’ex- président de la République soit un préalable malheureux qui remet en cause le caractère républicain de nos institutions et celui présidentiel de notre régime constitutionnel, avec à sa tête un président de la République qui est, aux termes de la Constitution, la clé de voûte des institutions, le président du Conseil supérieur de la magistrature, le chef des forces armées, le garant de l’intégrité territoriale, etc. : autant de prérogatives exorbitantes de Droit commun que lui accorde la Constitution et qui sont remises en cause par ce procès où l’accusation s’acharne à présenter le président de la République comme un simple commis de l’État dont la responsabilité est recherchée sur la base de la loi régissant le statut de l’agent public.
- Depuis le début du procès, vous n’avez cessé de clamer qu’il est politique et ne visait qu’à écarter l’ex-Président de l’arène politique. Ce verdict vous conforte-t-il dans cette position ?
- Oui ! Ce verdict nous conforte quant au caractère politique du procès. L’objectif recherché est certes de priver l’ex-président de la République de ses droits civiques. C’est regrettable car c’est dans la liberté que s’émancipent les peuples, d’autant plus que notre Constitution est assez jalouse des libertés publiques qu’elle proclame haut et fort. La liberté d’autrui dans l’exercice de ces droits garantis par la Constitution ne doit pas être restreinte pour quelque raison que ce soit : priver quelqu’un de ses droits civiques, c’est porter atteinte à sa personnalité juridique en ce qu’elle a de plus essentiel. À quand la privation de la nationalité ? À quand ce jour où le citoyen mauritanien sera apatride dans son pays ?
- Naturellement, vous allez faire appel de ce verdict. Qu’attendez-vous du tribunal d’appel ? Quelle stratégie allez-vous mettre en place pour l’amener à acquitter votre client ?
- Nous avons interjeté appel mais je ne puis m’exprimer sur la stratégie que nous entendons mettre en place : il faut que nous soyons d’abord en possession du jugement rendu en l’espèce. La rédaction définitive de celui-ci ne nous a pas encore été notifiée et nous ne disposons pour le moment que du dispositif. C’est en fonction des motifs qu’on pourra mettre en place une stratégie et définir un plan d’action. Or les motifs ne figurent pas dans le dispositif qui n’est que le prononcé du résultat de la décision et ce prononcé ne nous renseigne pas sur les moyens de Droit à l’appui desquels le tribunal a pris la décision critiquée et au vu desquels nous allons élaborer nos moyens de défense. Ces moyens de Droit sont articulés dans les motifs.
Propos recueillis par Dalay Lam