Heurts et malheurs de l’amalgame

7 January, 2015 - 16:07

M’kheïtir, à Nouadhibou ; Biram et ses amis, à Rosso. Deux procès qui défraient quasiment simultanément la chronique en Mauritanie. Leur coïncidence ne fut probablement pas le fruit du hasard. Bien des indices concourent à y déceler une volonté d’amalgame, de la part d’un pouvoir aux abois.

Sans commune mesure, du point de vue de leur stature, les accusés centraux des deux affaires partageaient, de fait, deux points communs : en un, la contestation de l’ordre statutaire hérité du passé ; en deux, l’implication dans des scandales d’ordre religieux, en relation étroite avec leur contestation susdite. Celle-ci fait largement appel aux droits humains, tant vantés par la modernité laïque ; quand les scandales remettent en cause, avec plus moins de pertinence, l’histoire de l’islam. Mais selon deux approches bien différentes.

Pour M’kheïtir, le malheureux condamné de Nouadhibou, c’est de l’époque même du Prophète (PBL) que nous avons hérité certaines injustices contemporaines : un sujet très délicat qu’il eût fallu traiter avec une toute autre profondeur qu’un simple post sur un site de discussions internautes. Nous en avons déjà parlé (1), nous y reviendrons en temps utiles. Pour Biram, le mondialement célèbre défenseur des droits humains, c’est en des époques beaucoup plus tardives que divers oulémas se seraient ingéniés à déformer l’islam et il convient donc de se défaire de leurs avis.

Actif de longue date et très visible, depuis dix ans, sur la scène médiatique, tant nationale qu’internationale, Biram est, incontestablement, la vraie bête noire du pouvoir. Et pas seulement celui d’Ould Abel Aziz qui ne représente, aux yeux du perspicace leader hartani, que le plus huppé représentant – pointe émergée de l’iceberg – du pouvoir « raciste et esclavagiste » dont IRA dénonce la mainmise sur la Mauritanie. Outre ses actions d’éclat, lors de plusieurs affaires d’esclavage plus ou moins patent, il a, à son actif, la crémation publique, le 27 Avril 2012, d’ouvrages de jurisprudence musulmane (fiqh) fréquemment cités, dans les salons et prétoires mauritaniens, pour justifier l’injustifiable.

A l’époque, le pouvoir – au sens large exposé tantôt – s’ingénia à présenter cette très médiatique sortie comme un acte hautement blasphématoire. Le résultat, d’autant plus mitigé qu’il apparut impossible de retenir un telle charge devant un tribunal – Biram fut libéré sans suite judiciaire – permet d’entretenir, au moins, une controverse, au sein de l’opinion nationale ; autour de l’idée, on ne peut plus perverse, que la défense des droits humains serait, en fait, une attaque déguisée contre l’islam, qu’il y aurait comme une incompatibilité de nature entre l’une et l’autre.

Est-ce à cette occasion que se noue, contre le jeune leader hartani – il n’a pas encore cinquante ans – l’alliance objective entre Tawassoul, le parti islamique réputé modéré de notre RIM, et les militaires au pouvoir ? Toujours est-il que l’islam, ciment fondateur de la nation mauritanienne, est bel et bien l’argument premier de la légitimité, dans notre pays. Cela laisse d’intéressantes marges de manœuvre, entre les qotbas (prêches du vendredi), les envolées électorales et les arrangements à la petite semaine d’une justice tout à la fois aux ordres et variablement bipolaire (Droit positif et Chari’a), au gré des besoins.

 

M’kheïtir, entre brebis galeuse et dindon de la farce

L’affaire M’kheïtir éclate en janvier 2014. Soit en pleine fièvre électorale, juste après les scrutins législatifs et municipaux, cinq mois avant la présidentielle. Tawassoul a largement profité du boycott de l’UFD et du RFD. Il s’annonce, haut et fort, comme une force politique désormais dans ses meubles, contre tout ce qui tend ou tendrait à dénigrer ou pervertir l’islam. Le parti s’implique donc beaucoup pour monter en épingle le post du gamin, qui va devenir le centre de toutes les discussions, alors qu’il a été très rapidement effacé de son site de publication et que l’immense majorité de ses discuteurs ne l’ont pas lu ; ne le liront sans doute jamais. Chauffée à blanc, l’opinion tient son blasphémateur. Le pouvoir se charge de le lui tenir au chaud. En attendant l’opportunité de le lui resservir…

La présidentielle de juin confirme les craintes de certains : Biram est devenu une icône de la contestation populaire ; noire, surtout. Depuis des mois, il s’applique à rassembler les diverses expressions de celle-ci : manifestes des Harratines et des Soninkés, organisations de défense des rapatriés ou des victimes des années de braise (89-92) et de leurs ayant-droits, ex-FLAM, revendications ouvrières, TPMN, etc. Son installation à Maata Moulana, haut lieu de l’enseignement coranique ouvert à la modernité, met, par ailleurs, en évidence son souci de recentrer la perception de sa démarche sur les plus nobles valeurs musulmanes. Il entreprend, ainsi, la conquête d’une légitimité nationale construite sur l’identité fondamentale entre celles-ci et les droits humains. Un discours hautement mobilisateur.

La « Caravane contre l’esclavage foncier (2) dans la vallée du fleuve Sénégal » est une étape supplémentaire vers le dépassement des clivages statutaires traditionnels. Quoiqu’il y fût beaucoup question de l’emprise d’une oligarchie beydane, on ne s’y est pas privé pour évoquer, également, le poids de noblesses beaucoup plus négroïdes, donnant, à la contestation, des allures de lutte des classes. Une prise de conscience pas vraiment réjouissante, pour tous les privilégiés du système dont la légitimité, rappelons-le encore, repose sur l’islam ; plus exactement, maintenant que les yeux commencent à se déciller, sur « une certaine lecture » de l’islam, si facilement assénée, en brousse où l’entretien des « traditions » est un corollaire quasiment naturel à celui du bétail.

Ce n’est, évidemment pas, fortuit que les inculpés de Rosso soient, tous, membres d’IRA. Cependant, s’il s’agit, à l’évidence, de briser la dynamique unitaire de la contestation négroïde, le mode opératoire est plus subliminal. Il tient essentiellement dans la coïncidence de l’ouverture de leur procès avec la sentence infligée à M’khteïtir. Aucun grief d’ordre religieux ne pouvait être explicitement retenu à l’encontre d’IRA. Le pouvoir a donc chargé l’actualité de le sous-entendre. Souvenez-vous, Mauritaniens : Biram et ses compagnons n’ont-ils pas fait preuve d’un blasphème quasiment aussi odieux que celui de M’kheïtir ? Sans la main invisible de l’étranger qui les protège – ô, odieuse ingérence dans notre souveraineté nationale ! – voyez comment nous serions capables de les punir…

On condamne donc à mort le forgeron. Dans le plus vil déni de l’esprit de l’islam et de son Prophète béni (PBL). Car il ne s’agit plus de discuter, ici, de la faute de M’kheïtir mais d’une sentence totalement dégondée de notre religion commune : un musulman est accusé d’apostasie, à grands renforts de clameurs commandées ; devant ses juges, à la face même d’un public où trône, aux trois premiers rangs, toute une brochette d’excellentissimes doctes barbes, manifestement pubères et réputées saines d’esprit, il réaffirme sa shahada et exprime, tout aussi explicitement, sa repentance. Sur quels oussouls (fondements) de notre Chari’a – à défaut bien évidemment, d’un quelconque du Droit positif – se permet-on, alors, de le condamner ? A mort, qui plus est ? (3)

 

Gare à la colique néphrétique !

Certes, on peut entendre maintenant, sinon la raison d’Etat, du moins celle du pouvoir. Qui a, comme nul ne l’ignore, pignon direct sur nos prétoires. Le juge n’aura donc pas à se justifier juridiquement. Ni même politiquement. Mais on peut, tout de même, interroger les politiques qui ont eu le front d’applaudir. Jemil ould Mansour est-il à ce point ignare des fondements de notre religion pour oser s’être ainsi avancé ? Tawwassoul, simple parti politique donc ? Après une année de durs et méritoires efforts en ce sens, il vient d’en acquérir, sans plus de contestation possible, les lettres de bassesse, à l’instar de tout qui ambitionne diriger ce bas-monde. Mais pour sa qualification islamique, il va devoir sérieusement revoir ses classes. On en rirait même, si ce n’était si triste. Il est vrai qu’un certain nombre de gens, réputés tout aussi musulmans que Jemil, ont poussé des youyous à l’annonce du verdict. Tandis que des imams s’en sont déclarés « très satisfaits », du haut de leur minbar, lors de leur qotba du 26 Décembre. Certains priant même le Président d’appliquer « au plus vite » la sentence…

Mais pas tous. Loin de là, grâce à Dieu. Celui de la mosquée que je fréquente s’est montré, lui, beaucoup plus sobre. En se contentant de citer, comme hadith du jour, le très célèbre suivant, authentifié par Muslim et Al Boukhary : Oussama Ibn Zayd eut à sa merci un ennemi polythéiste. Acculé, celui-ci prononça précipitamment la Shahada mais Oussama n’en tint pas compte et le tua. De retour à Médine, le guerrier, qui ne se sentait pas la conscience tranquille, rapporta la scène au Prophète (PBL). « Il a attesté qu’il n’y a de dieu que Dieu », s’exclame, alors, Mohamed (PBL), « et tu l'as tué quand même ! – Il ne l'a fait », tente de se justifier Oussama, « que pour éviter la mort ! – Tu as donc ouvert son cœur, pour savoir s’il disait ou non la vérité ? », conclut sévèrement Mohammed (PBL). Et notre imam d’enchaîner, sans commentaires, sur des louanges à l’acuité miséricordieuse de notre Prophète (PBL).

De quels piètres calculs électoraux M’kheïtir fait-il donc les frais ? Et, au-delà du jeune forgeron, les reins de notre religion bénie. Certes, la partie est loin d’être jouée. Il reste encore deux instances à instruire, avant la clôture définitive de ce triste dossier. Mais, en tout cas, leurs avis, éventuellement successifs, consacreront forcément celui du président de la République. Il va devoir, à l’instar de Jemil ould Mansour, Tawassoul, Ahmedou ould Mrabott et compagnie, expliciter sa propre lecture de l’islam. On connaît déjà celle de Biram. La question, pour notre rusé raïs, si habile à se balancer de branche en branche, allumer feux et pare-feu, sera de bien évaluer celle du peuple mauritanien. L’immense majorité de celui-ci ne dit mot, il a bon dos. Mais gare à la crise de colique néphrétique ! Il est des décisions à ce point toxiques qu’à défaut d’abattre l’âme des gens, on les oblige aux plus drastiques purges !

 

Tawfiq Mansour

 

NOTES :

(1) : Voir notre article « Tous ensemble, musulmans ! », dans « Le Calame » N°938 du 10/12/2014.

(2) : Rappelons, ici, la définition qu’en a donnée monsieur Balla Touré, secrétaire aux Relations extérieures d’IRA-Mauritanie, dans « Le Calame » N°957 du 10/12/2014 : « L’esclavage foncier, c’est cette situation qui fait que les Haratines travaillent les terres fertiles de la Chamama que leurs parents, grands-parents et arrière-grands-parents ont travaillées, alors qu’ils n’en ont point le droit de propriété et que cette même terre est utilisée pour leur domination. En effet, la quasi-totalité des terres cultivées, dans cet espace, par les Haratines, appartiennent à trois personnes qui bénéficient de la complicité des autorités. Il s’agit d’Ahmed Salem ould Ahmed Douwa, Ahmedou ould Mrabott ould Habibou Rahmane, imam de la mosquée dite « mosquée saoudienne », et Yaghoub Moussa ould Cheikh Sidiya, maire de Lexeïba II. Ces personnes tirent, de cette position, richesses et pouvoir politique. Quiconque ose contester leur chefferie est déguerpi des terres, seule source de survie dans cette zone. Les voix des Haratines, électeurs dans leurs circonscriptions à 90 %, leur assurent la quasi-totalité des postes électifs (maires, députés et sénateurs) ». Une appréciation qui demanderait, certainement, à être nuancée à la lumière des expropriations perpétrées à l’encontre des communautés halpulaar et wolofs, lors des années de braise…

(3) : Voudrait-on invoquer, ici, le hadith d’Ibn Mas’ûd, retenu par Al Boukhary (vol. 9, livre 83, numéro 17) mais pas par Muslim : « Le sang d’un musulman qui atteste qu’il n’y a de dieu que Dieu et que je suis le Messager de Dieu est illicite, sauf dans trois cas : l’homicide volontaire, le fornicateur qui a déjà connu le mariage et l’apostat qui abandonne la Communauté » ? Dans les deux premiers cas, on connaît l’extrême versatilité – et c’est un euphémisme – de son application, en Mauritanie ; quant au troisième, qui n’a jamais fait, non plus, l’objet d’un consensus, comment l’appliquer à une personne qui a récusé, publiquement, sa présumée apostasie ? A moins qu’on ne préfère évoquer le coup de sang de ‘Omar exécutant un compagnon qui avait contesté, devant lui, une décision du Prophète (PBL) ? Mais combien de décisions du prophète (PBL) furent-elles discutées – lors de la trêve d’Houbaydiya, par exemple, ou dans son ménage même – en attendant qu’un verset vînt les confirmer ou, très exceptionnellement, infirmer – comme pour les captifs de Badr – sans que Mohamed (PBL) n’ait jamais sanctionné ces audaces ? N’affirmait-il pas lui-même (PBL) son infaillibilité, en toute question religieuse, et sa simple qualité d’être humain, en toute autre question ? Seigneur de Miséricorde, où est donc l’esprit du Prophète (PBL), dans la condamnation infligée à M’kheïtir ? Ô Mohamed, toi le plus juste des hommes, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font… et inspire-leur repentance, comme tu as su si bien inspirer la sienne à M’kheïtir.