Le Calame : Voilà plus de cinq mois que le président Ghazwani a été élu à la tête du pays. Avez-vous perçu des changements dans la gouvernance du pays et le quotidien des Mauritaniens?
Mohamed Mahmoud Ould Bakar : Malgré sa soif de changement, le citoyen n'a rien remarqué de nouveau jusqu’à présent. Cinq mois restent certes une courte période pour évaluer les réalisations, mais elle est assez longue pour découvrir l'intention, la volonté de prise de mesures décisives et, même, noter des signes de nouvelle ère. Il aurait fallu donner l’état réel du legs d’Ould Abdel Aziz, en termes de corruption, et la situation exacte de l'économie du pays. Il fallait également constituer, suite à la publication du rapport de la Cour des comptes, une nouvelle image de la gouvernance en matière de fonctionnement juridique des affaires.
D'autre part, le peuple s’attend à des mesures urgentes, pour faire face à la sécheresse due au manque de pluies et à la propagation des incendies qui n'ont pas été combattus à l'automne dernier. On constate aussi un manque de fermeté contre l’emballement des prix des produits de première nécessité, suite au coût croissant du carburant, à l'alourdissement des tarifs douaniers, ainsi qu’aux problèmes de l'agriculture et de la pêche.
On pourrait, par ailleurs, voir la classe politique interagir pour instituer un leadership/instances du parti soutenant le pouvoir, sans que la réputation de la présidence soit affectée par les tergiversations d’une opération déroulée dans la confusion, violant les textes et règles du jeu, négligeant le rôle des congressistes… Plus généralement, on aurait dû observer des efforts à mettre l'État sur de bons rails. Or on demeure devant un État non fonctionnel, de lourds et flous mécanismes de prise de décision, un gouvernement inefficace...
Dans de telles conditions, aspirer au changement attendu, c’est de l’imaginaire, mais nous pouvons quand même imaginer un échec plus rapide que prévu, si cet état d'inactivité se poursuit en continuité des travaux menés actuellement par le gouvernement.
- Vous avez certainement suivi avec intérêt la querelle entre l’ancien et le nouveau président de la République autour du contrôle de l’UPR. Qu’en avez-vous pensé ? Vous attendiez-vous à cette rupture entre les deux amis?
- Personne ne l’envisageait en telle rapidité. Il est vrai qu’Ould Abdel Aziz tenait l’hypothèse du conflit en première main et avait bien préparé la Garde présidentielle et les instances de l’UPR en ce sens, se gardant ainsi une domination politique sur Ould Ghazwani et la capacité militaire de lui arracher le pouvoir. Il avait confiance en son plan, sans tirer leçon de l'échec du précédent autour du troisième mandat, marquant le déclin de sa chance et la perte de confiance des forces qui avaient soutenu son régime. Le plan « troisième mandat » fut conçu dans le secret de sa maison et des siens, avant d’être déjoué par le régime lui-même.
Mais Ould Abdel Aziz n’a pas mesuré à sa juste valeur le changement de position du régime à son égard ni compris qu'il était désormais hors soutien du « groupe» qui lui avait donné accès à tous ses succès ; libertinages, dirai-je plutôt. La perte du GSP et l’échec à récupérer l’UPR ont signé son échec à retrouver le pouvoir. Ould Abdel Aziz paraît actuellement consterné par sa nouvelle situation et refuse de l'accepter. Certes, Ghazwani évite de lui faire du mal, fidèle à une amitié dont la préservation impose un haut degré d'humiliation déraisonnable, en flagrante contradiction de son rôle et qualité de président de la République. Ghazwani a cependant accepté de résister à l’influence de cette amitié, tout en lui concédant des exigences, spécifiques mais insuffisantes à la règle d’Ould Abdel Aziz – « Tout ou rien »… – qui autoriserait celui-ci à agir en contradiction avec sa nouvelle situation, une fois cette règle imposée au régime. La conséquence de tout ceci n’est-elle pas connue d’avance ?
Aziz est aujourd’hui à la merci de Ghazwani. Celui-ci peut conduire les choses de manière à ce que celui-là retourne peu à peu à sa situation naturelle : « un individu isolé, sans être visité ni évoqué par quiconque » ; peu à peu, c’est-à-dire : très lentement. La continuité de cette douteuse situation, doublée des provocations désespérées d’Ould Abdel Aziz, perturbe l’opinion publique. Mais la page politique de l’homme est bel et bien déjà tournée. Elle laisse une grande et profonde plaie dans les corps de l’Etat et du peuple. Il faut qu’il en purge les peines.
- Ghazwani contrôle désormais l’UPR. Que peut véritablement lui apporter ce parti ? Et que doit faire le Président pour les mécontents du congrès des 28 et 29 Décembre dernier?
- Le parti au pouvoir est conçu selon les dimensions de l’ex-Parti du Peuple, au service de l'autorité d’un seul individu. Par conséquent, ce n’est qu’un mécanisme électoral à vocation propagandiste de fracas, qui n’opte jamais à la confrontation des idées ni même à la préservation du programme et des engagements du Président. Juste un support ouvert ou une signature sur blanc, par lesquels les régimes militaires ont saboté la démocratie dans le pays. Je ne pense pas qu’il y ait un quelconque changement. L’UPR n’a aucune importance en dehors de sa mission traditionnelle de rester un moyen, pour le président de la République en exercice, d’imposer une majorité d’appui. Quant aux mécontents du parti, ils se contenteront d’être reçus en audience par Ghazwani. On constate que celui-ci mobilise ses nouveaux supporters, y compris ses antagonistes à la dernière élection, alors qu'il n'existe aucune justification objective à ce projet d'incursion d'autant plus effrayant qu'il ne fait face à aucune force politique. L'opposition traditionnelle a brisé le rêve traditionnel d’alternance démocratique par intérêt.
- Le président de la République a entrepris de pacifier les relations entre le pouvoir et l’opposition. Depuis, cette dernière reste quasiment inaudible. Pensez-vous, comme certains, que le seul opposant à Ghazwani, aujourd’hui, c’est Ould Abdel Aziz ?
- L’opposition est aujourd’hui dispersée. Elle accorde cependant au Président une zone grise de non-belligérance, jusqu'à ce que les orientations finales de celui-ci, vis-à-vis des réformes et de l'héritage d'Ould Abdel Aziz, soient clairement posées. Mais ce don, que certains limitent à une année au maximum, est déjà mis à mal : rien n'a changé et la situation se détériore chaque jour davantage. Ni l’UPR ni la majorité ne constituent le moindre ajout positif à Ghazwani. Ils ne produisent aucun discours ni conception de nature à l’aider, et restent incapables de désenfler la frustration que continue à subir le peuple mauritanien. La situation est plus que mauvaise.
- Lors de la dernière présidentielle, vous avez soutenu le candidat Ould Boubacar. Arrivé troisième de la compétition, il reste, comme les autres membres de l’opposition, lui aussi inaudible. Pensez-vous qu’il ait une place au sein de celle-ci ? Si oui, laquelle ?
- Mon soutien à monsieur Sidi Mohamed ould Boubacar s'inscrivait dans une stratégie visant à gagner le pari de l’alternance démocratique. C’est ce que j'ai exprimé dans une interview parue dans votre journal en 2017, en affirmant que Sidi Mohamed était le candidat idéal à l’élection de 2019. Et j'ai réitéré ma position, avec plus de précisions, dans une autre interview accordée à la chaîne Al Wataniya, à la fin de la même année. Bien que, sous contrainte de la scène politique, à l'époque confuse, Sidi Mohamed n'ait guère montré d’enthousiasme ni déception à l’égard de mon engagement, il m'a promis de suivre la situation avec un grand intérêt et j'ai fondé, en retour, un mouvement pour le soutenir.
J'ai mené de vastes consultations au sein de la classe politique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, afin de développer une vision stimulant une position nationale basée sur l’unification des efforts de l'opposition à faire face au régime, afin d’en obtenir des conditions acceptables pour les élections en général, la coordination de l’action dans les élections locales et la mise en place d’une charte d'honneur visant à soutenir un candidat unique lors des élections présidentielles. Ces consultations ont abouti à la naissance du Bloc de la Charte, à travers la coordination et la planification déclenchées en 2018, à partir de Las Palmas, avec le grand combattant monsieur Devali ould Echeyn.
Durant trois mois, le Bloc de la Charte a enregistré l’adhésion d’anciens ministres, élus, avocats, étudiants et journalistes. Il a été directement attaqué par le régime, sur initiative de son ministre des Affaires étrangères de l'époque, afin de l'isoler. On a, de notre côté, cherché à en clarifier la vision et mettre en place un plan pour unifier l'opposition, en ouvrant le débat avec toutes les parties de celle-ci, en le limitant d’abord à des points spécifiques : coordination de la participation aux élections législatives, « commercialisation » prioritaire de l'idée du candidat unique à la présidentielle ; avant de rentrer dans les détails : signature de la Charte d'honneur et des éléments spécifiques pour le choix du candidat. Les critères adoptés visant à soutenir une candidature en dehors de l'opposition visaient à plusieurs objectifs : tentative de diviser les rangs du régime détenteurs de la majorité (une tactique qui a conduit au succès de l’alternance démocratique en Afrique noire voisine) ; attribution de l’éventuel succès au-delà des seules forces de l'opposition, dépassant ainsi l'idée de conflit et de confrontation et offrant ainsi des garanties à éviter des règlements de comptes avec le régime de l’époque.
Dans une atmosphère très complexe, monsieur Sidi Mohamed gagne la course politique. Les objectifs déclarés étaient de soutenir les chances d'unir l'opposition autour d'une personnalité nationale externe à l’opposition et de promouvoir les opportunités d’alternance démocratique, tout en suscitant un climat apaisé de changement et de réforme. Un candidat sérieux, compétitif et fort était ainsi généré, capable de bouleverser la base, et notre candidat obtint le troisième rang, suite à des pratiques que nous considérons frauduleuses. Il aurait cependant fallu investir ce résultat pour obtenir des concessions à vocation nationale : par exemple, reconnaître la légitimité de Ghazwani en échange de réformes politiques et maintenir une ligne d’opposition catégorique au service des résultats de notre débat.
Une déclaration commune consacrant cette position fut signée avec les trois candidats. Après leur rencontre avec le président Ghazwani, le groupe, y compris monsieur Sidi Mohamed, abandonna cette approche, malgré le refus de Ghazwani de dialoguer, en échange de l'amélioration des chances de stabilité et de renforcement de la position de Ghazwani contre Ould Abdel Aziz, tout en gardant la ligne de l'opposition. Monsieur Sidi Mohamed se trouve donc aujourd’hui au sein de cette orientation générale de l'opposition à laquelle il appartient, mais sans profiter de l'occasion pour en diriger ladite ligne. C’est la raison de mon désaccord avec lui. Je pense que le pourcentage que nous avons obtenu ne fut réalisé que grâce à la clarté de la position et l'espoir d’un changement.
Au final, l'opposition semble actuellement morte. Pour plusieurs raisons. D’abord d'épuisement, élimination de plusieurs de ses membres et marginalisation des autres, en particulier durant le règne d’Ould Abdel Aziz (malheur doré) ; puis en quête d’opportunités à changer de statut avec Ghazwani, en échange de ce « «coma tactique », c'est-à-dire le silence face à Ghazwani. Mais elle n’est malheureusement ni harmonisée ni coordonnée en cela et se retrouve toujours divisée en deux groupes : ceux qui recherchent un intérêt personnel et ceux qui recherchent un intérêt national. En tous cas, elle aurait mieux participé aux manœuvres en cours en présentant une vision clairvoyante de la situation, plutôt qu’en adoptant une position de repli fondamentalement négative.
- Etes-vous de ceux réclament aujourd’hui l’état des lieux des dix ans d’Ould Abdel Aziz? Et que vous inspire sa sortie médiatique au cours de laquelle il a mis au défi quiconque de prouver qu’il s’est enrichi de la manière illicite ?
- Pour Ould Abdel Aziz, il faut mener des enquêtes sur les scandales soulevés à propos de sa gestion catastrophique du pays et à propos de sa grande fortune qu’il a lui-même inconsidérément avouée et qui n’a aucune source d’activité normale et digne. C’est sur la base de telles enquêtes qu’on pourrait objectivement le situer.
- Les Mauritaniens attendent des actes forts d’Ould Ghazwani, notamment en ce qui concerne la lutte contre la gabegie et le pillage de l’économie reprochés à Ould Abdel Aziz et à ses proches. Or le gouvernement actuel tarde à sévir contre les personnes épinglées par le rapport de la Cour des comptes ; le Président recycle certaines pontes de son prédécesseur… Tout ceci ne risque-t-il ternir l’image du nouveau pouvoir auprès de l’opinion ?
- Avant la publication des rapports de la Cour des comptes, les informations sur la corruption n'étaient pas officielles. Mais dès cette publication, elles sont devenues officielles et prouvées. Pire, ils documentent des cas flagrants de corruption, durant une décennie entière : cela met Ghazwani devant l’obligation juridique et morale d'ouvrir une enquête globale. Les résultats des rapports comptables montrent en effet que l’économie du pays est en ruines et que toutes les entreprises publiques, à l'exception de la SONADER, souffrent de situations illégales. Neutre, l’enquête menée par le docteur Mohamed Ould Mohamed El Hassen a établi que les dettes des entreprises publiques ont atteint mille milliards d’ouguiyas tandis que les revenus du pays, cumulés durant la période 2009-2014, ont beaucoup progressé, en raison de la hausse des prix des minerais, et que l'État a perçu des revenus globaux estimés à 17 milliards de dollars, tandis que les dettes ont atteint cinq milliards de dollars, avec des conditions économiques et sociales désastreuses.
Ce n’est donc pas peu dire que la situation est anormale. Elle ne doit être en aucun cas tolérée. Ould Abdel Aziz vit une injustifiable situation de super-riche, dont il a de surcroît l’outrecuidance de se glorifier publiquement. S’y ajoutent des richesses accumulées par des personnes de son milieu familial sans métiers connus susceptibles de justifier de telles immenses fortunes acquises en si peu de temps, pour quiconque part de zéro.
Cette situation impose une enquête globale, en dehors même de celle exigée par l’opinion. Mais l’exigence populaire n’en est pas moins réelle et il est dans le meilleur intérêt d'Ould Ghazwani d'y répondre. Quant aux sorties médiatiques d’Ould Abdel Aziz, elles sont de l’ordre de prévention, visant à troubler l'opinion publique, « se purifier » devant elle, espérer gagner ainsi un tant soit peu de sympathie et d'attiser les sentiments tribaux.
- Depuis, quelques jours, on assiste à une querelle autour de la répartition de la pitance que le gouvernement octroie à la presse chaque année. Que vous inspire ce spectacle ? Faudrait-il réformer les critères de répartition ? Mettre de l’ordre dans cette presse ?
- Je ne connais pas exactement les priorités de ce programme. Soutient-il l’existence des établissements de presse? Est-il conçu pour promouvoir la performance journalistique ? En tout cas le montant est dérisoire et le secteur en désordre, alors que l'idée même de soutien n'est pas claire. Il est donc nécessaire de chercher à en définir de nouveaux déterminants. Et inévitable, ici, de formuler des règles professionnelles, notamment d’éthique. C'est un travail difficile qui demande la volonté des gens du secteur eux-mêmes à mener de vastes consultations pour aborder la problématique, avant de présenter une pétition générale à soumettre à la HAPA.
- La question de la langue se pose culturellement et politiquement en problématique au sein de l'élite du pays ; depuis longtemps et sans cesse renouvelée. Selon vous, quelle en est la raison ?
- L'élite ne regarde une problématique que de sa propre situation et de son utilisation politique, sans jamais la situer au regard des générations à venir, pas plus que l'importance à résoudre les problèmes, comme si toutes les générations devraient les vivre en continuité. La problématique de la langue n'est pas soulevée pour y trouver solution, mais plutôt pour compliquer la situation du pays. On la soulève toujours devant toute réforme éducative ou administrative.
Toute solution doit être basée sur la division de l'éducation en deux phases : soutien à la coexistence, à la compréhension et à la communication entre les jeunes générations assises côte à côte sur le même banc et apprenant la même langue, essentiel moyen de culturation et d'échanges ; puis enseignement et construction de l'État qui doit s’appuyer sur les langues d’ouverture sur le monde, un problème résorbable en une année préparatoire.
De cette façon, la question de la langue et de la culture se résout, parce que la communication fait que l’autre vous accepte et vous comprend. Les Français ont résolu ce problème en imposant la langue, à travers l’école républicaine et la culture de l’État. En nous posant le problème de l’attachement au français d’une composante importante de la société, ils soutiennent sa poursuite sans solution. Pourtant ils traduisent eux-mêmes en anglais tous leurs travaux qu'ils allèguent scientifiques ou globaux, reconnaissant ainsi que le français est une langue secondaire dans le Monde. Pourquoi alors s'en tenir à une langue qui n'est pas la nôtre et ne résout en rien le problème de l'ouverture à la science et au commerce international ?
Propos recueillis par Dalay Lam