Et maintenant …que dire ?
J’ai lu l’article de Monsieur Ahmed Sidi Baba, paru récemment, intitulé ‘’Et maintenant’’ ?
En ces temps de crise, la prise de parole des leaders politiques ou des notables tribaux sur la situation nationale tendue est une nécessité qu’il faut souhaiter et saluer. ‘’The hotest place in the Hell is reserved for those who remain neutral in times of injustice ‘’, disait Martin Luther King Jr ; entendez, en substance, que la place la plus incandescente dans le feu de l’Enfer est réservée à ceux –là qui, en temps de grande injustice ( ou de grave crise), gardent le silence.
Cette sortie de Ould Sidi Baba, toutefois, résonne en moi, par son ton, comme en écho à celle de 1986, qu’il avait faite sur les ondes de RFI, à propos du groupe flamiste emprisonné. A la question du journaliste portant sur la situation agitée, il avait répondu, en substance, que c’était là des jeunes en mal de notoriété qui cherchaient à se tester, à se mettre en valeur. La moyenne d’âge du groupe se situait entre 38 et 40 ans ; Djigo Tapsirou avait dépassé la cinquantaine et Tène Youssouf Gueye avoisinait les 60 ans, voire plus ! Nous posions alors, avec calme et sérénité, et l’ouverture d’esprit requise, cette problématique nationale qui, aujourd’hui, hante notre sommeil à tous. Passé déjà lointain mais toujours présent .…
Dans l’éventail de solutions proposées par l’auteur, pour revenir à l’article, on en trouve qui sont dignes d’intérêt ; d’autres me paraissent inadaptées, voire carrément discutables, pour reposer soit sur un diagnostic biaisé, insuffisant, soit sur un déni persistant.
Qu’il faille ‘’ travailler sur la mise en place d’un Etat de droit qui passe par la réforme de la constitution devant redéfinir la nature du régime politique, à réajuster, la réforme des institutions dans leur rapport, avec plus ou moins de séparation ou d’indépendance, la scène politique à pacifier, apaiser, ou encore la valorisation de notre patrimoine culturel national, le tout dans un climat de paix et de justice sociale, ou qu’il faille se dresser contre ‘’les dérives idéologiques, religieuses, ou communautaristes’’, l’esprit du ‘’ Parti-Etat’’, il n’y a pas à redire. Concernant les recommandations formulées pour la solution du Passif humanitaire, de l’Unité nationale, du problème culturel, là non plus pas grand-chose à dire, du moins sur certains aspects...Mais là où je ne suis plus le raisonnement de Monsieur Ould Sidi Baba, c’est d’abord lorsqu’il part d’un socle ou d’un postulat formulé, ambigu dans son esprit, pour bâtir ensuite ses propositions de solutions : la Nation, l’unité nationale … Tantôt cette Nation existe, comme par vertu de la force de l’affirmation; elle est même ‘’garantie’’ en raison du ‘’ciment de la civilisation islamique’’ ; renforcée par la rengaine habituelle de ‘’nos prestigieux érudits, nos imams, nos cadis …‘’, les ‘’ valeurs spirituelles et morales de notre religion’’…Tantôt cette ‘’ Nation’’ est à construire, à forger, tantôt elle est reconnue vivante, solide …
Il faut savoir !
Une nation à construire
Si je devais me risquer à donner ici mon appréciation des choses, je dirais que la nation mauritanienne n’existe pas encore, pour n’avoir pas suivi le processus historique d’homogénéisation, selon Cheikh Anta Diop. Sur ce territoire se côtoient deux aires culturelles, deux entités politiques historiques, deux peuples aux habitudes mentales et mœurs différents que le colonialisme a agrégés. J’en avais donné quelques illustrations au cours d’un débat à Téle-Mourabitoune qu’il serait superflu de rappeler ici. Non il n’y a pas de nation mauritanienne qui reste à construire ; pas encore, même s’il faut s’y atteler. L’argument ‘’ religion comme ciment solide, indestructible de notre unité’’, utilisé à tout vent, ne résiste pas à l’analyse, pour être contredit, formellement, par l’histoire du Pakistan et du Bengladesh, de l’Irak et du -Kurdistan, du Soudan du nord et du Darfur, etc …
Le coté flou et ambigu de ce texte se révèle, par ailleurs, à travers une série de solutions préconisées, qui ne reposent pas toujours sur un diagnostic exhaustif, clair et sans complaisance des choses…
Il propose l’indépendance de la justice, mais il omet de nous préciser de quelle Justice il parle ? Celle actuelle d’un secteur judiciaire monoethnique, mal rendue, malade du népotisme, ou une toute autre, moderne, bâtie sur le respect de la diversité ? Et quelle diversité ? Celle scandée comme un slogan creux par Abdel Aziz, qui écarte Négro-africains et Haratines des médias, de l’Armée, de la superstructure pour tout dire ?
Il demeure des zones d’ombre, une ambigüité dans ce discours …
A aucun moment Ould Sidi Baba ne dénonce le racisme d’Etat qui frappe des composantes nationales entières, l’hégémonie, patiemment mise en œuvre, d’une seule fraction ... Il sait que les terres d’Atar appartiennent aux gens de l’Adrar, réalité censée être en porte-à-faux avec l’esprit de notre réforme foncière quand, hélas à double standard, qu’il se garde bien d’indexer …( pour la petite histoire, un jour qu’un Gouverneur négro-africain en exercice à Atar voulut s’attaquer à un contentieux foncier sur leurs terres, il s’entendit répondre par les notables de l’Adrar –tout gouverneur qu’il fut -,ceci : ’’ ne vous mêlez pas de ça, ce sont nos terres’’) ! Les terres d’Atar, des Hodhs, du Tiris, relèvent du Trab-El bidhaane, comme le terroir de ‘’Sangrava appartient aux El- Maali et affiliés -‘’refusé aux Meshdoufs-‘’ et Lemden, à la parentèle du Président Sidi ; mais les terres de la vallée du fleuve relèvent, elles, … du domaine national !!! Elles sont pour tout le monde ! C’est ça notre réforme foncière, nos lois …L’auteur de l’article feint d’ignorer cette réalité factuelle des choses qui pourtant crève les yeux. Il ne dénonce pas ... On ne l’entendit pas, à l’opposé de ces quelques voix courageuses, sur le cas de racisme flagrant des 47 officiers arabo-berbères sélectionnés du ‘’concours’’ dernier, ni sur celui des 700 fonctionnaires de l’Etat, récemment recrutés, pour une portion congrue de Négro-africains. Sur l’épuration ethnique qui prévaut dans les écoles spéciales et d’excellence ces 10 dernières années il a toujours gardé le silence…
Comment donc peut-on proposer des solutions sur l’Unité, sans toucher le fond du mal ? C’est à croire que l’unité nationale, prônée par Ould Sidi Baba, soit de même nature que celle en vigueur, c’est-à-dire celle du cavalier et de sa monture ; cette Unité-là nous n’en voulons pas ! L’unité se fera dans l’égalité des chances et dans l’égale dignité ou ne se fera pas !
Tension ethnique et sociale vive
Notre identité culturelle ethnique nègre ne semble être prise en compte ici, comme avec le général Abdel Aziz, que lorsqu’il s’agit de nous exposer, dansant et virevoltant comme des forcenés, dans les festivals des villes anciennes de Chinguitty et Walata … sans plus ! Lorsque Ould Sidi Baba se risque à effleurer la question controversée des langues, il le fait sous l’angle, unique, de l’arabe - instrumentalisé depuis toujours - comme seule langue officielle, dominante; sur l’officialisation des autres langues nationales wolof, soninke et pulaar motus ! Pourquoi donc se cabre-t-on sur ce terme ‘’officialisation’’ ? Ces langues doivent être érigées en langues de travail, au bénéfice des populations administrées, si tant est qu’on tient réellement à procéder à une véritable décentralisation, viable, des régions .Ould Sidi Baba parle de ‘’redonner vie à l’institut des langues’’ sans se poser la question sur les mobiles-inavoués- qui avaient conduit à le fermer , arbitrairement, en 1990.
Mais le plus surprenant dans le propos de cette notabilité de l’Adrar a été d’affirmer, haut et fort, au mépris des expériences historiques d’autres peuples semblables à nous, que ‘’ l’unité nationale n’est pas menacée, et qu’elle ne pouvait jamais l‘être’’; qu’elle est même ‘’garantie’’, pour diverses raisons historiques; et d’ajouter que cette (prétendue) menace n’était, en fait, que le produit de fantasmes et d’élucubrations de certains, un épouvantail, tout trouvé, agité par les esprits populistes, et rien que ça ; alors que la tension ethnique et sociale, vive, est partout perceptible, palpable. Etrange observation que peu de gens partageraient… A moins d’être négationnistes. La question de l’esclavage est effleurée d’une tirade sur le ‘’ Mouvement–Manifeste’’, adossée sur la fameuse fatwa de nos fameux érudits, toute récente …
L’article, heureusement, clôt sur une note, résolument optimiste, portant sur la nécessité de débattre des problèmes, en dépit de désaccords de points de vue qui pourraient survenir, et l’injonction, en même temps, à accorder place et respect à toutes les spécificités culturelles, à percevoir, comme partie intégrante, un patrimoine partagé et assumée en commun. Encore un slogan ?
Enfin, J’ai cru déceler dans ce texte comme un appel à l’esprit de renouveau, un vœu pour l’instauration d’une ère nouvelle sous le régime de Ould Ghazouani…Mais comment y parvenir sans nous dire la vérité sur la cohabitation et sur les crimes ? Comment le réaliser sans, au préalable, assainir nos mœurs politiques et de gestion ? Sans nous dresser impitoyablement contre la corruption et cette mentalité grégaire, perverse, qui incite et encourage au vol? Sur cette question, hélas, l’ancien ministre reste muet …
Samba Thiam- Président des FPC
Nouakchott 14 Novembre 2019