Après concertation avec un certain nombre de personnalités de haut niveau (anciens ministres, hommes politiques, juristes, professeurs, économistes, journalistes, entrepreneurs) dont certains ont donné leur assentiment à la présente réflexion dans son esprit comme dans sa lettre, j’ai décidé de la rendre publique, afin de contribuer au nécessaire débat qui, aujourd’hui, sous l’égide du nouveau pouvoir issu de l’élection présidentielle du mois de juin dernier, devrait inaugurer, pour le pays, une ère nouvelle de paix et de démocratie véritable marquée par l’enracinement de la culture citoyenne, la liberté, la justice et le développement économique, loin de tout étatisme excessif, de toute surenchère démagogique et de tout discours populiste destructeur.
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L’élection du Président Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani inaugure aujourd’hui une ère nouvelle sur laquelle se fondent désormais les espoirs de toute la Nation.
Il appartient maintenant aux acteurs de la vie politique nationale et en particulier aux « pouvoirs publics » et à la « scène politique » dans toutes ses composantes de ne pas décevoir ces espoirs et d’accepter les remises en cause et les réévaluations propres à en assurer la réalisation, car :
- Conscients que nous devons être de la garantie d’unité qu’offre l’appartenance de toutes les composantes de notre peuple à la prestigieuse civilisation islamique, tant de fois illustrée du sud au nord de notre pays par nos érudits, nos imams et nos cadis.
- Et Convaincus que nous sommes tous que seuls un Etat de droit et une culture démocratique moderne enracinée dans les valeurs spirituelles et morales de notre religion, l’islam, peuvent, à la fois, assurer la valorisation de notre patrimoine culturel national, permettre son appropriation par chacun d’entre nous dans le respect démocratique de sa diversité et en même temps ouvrir la voie au développement politique et économique du pays, dans un climat pérenne de paix et de justice sociale.
Sans entrer, pour le moment, dans le détail des stratégies économique, sociale, culturelle ou diplomatique du nouveau gouvernement, nul ne peut nier l’urgente nécessité, avant toutes choses, de lever au niveau des « pouvoirs publics » des handicaps institutionnels majeurs et, au niveau de la « scène politique » nationale des dérives idéologiques, religieuses ou communautaristes dangereuses, car ce sont ces handicaps et ces dérives qui ont, jusqu’ici, empêché l’éveil de l’individu mauritanien aux valeurs de la citoyenneté et rendu aléatoire l’émergence d’une nation armée d’une classe politique de haut niveau, susceptible de proposer et de conduire une « politique de civilisation » et de progrès, inspirée du génie de notre peuple, fondée sur une juste évaluation des réalités et des besoins du pays, informée des données d’un monde désormais globalisé et aujourd’hui plus dangereux et impitoyable que jamais.
AU NIVEAU DES « POUVOIRS PUBLICS »
* Le Chef de l’Etat, de par la constitution, arbitre et recours ultime, doit se mettre au-dessus des partis et laisser le soin de la constitution et de la conduite d’une majorité parlementaire au premier ministre désigné.
Ainsi, le chef de l’Etat bénéficiera du respect et de l’adhésion de la majorité comme de l’opposition.
* Abandon de la réalité monolithique du « Parti-Etat » qui s’est jusqu’ici prévalu de « la possession » de la quasi-totalité du peuple, non par la conviction réfléchie et la libre adhésion, mais bien par la crainte et l’intéressement.
Comme dans tous les états monopolistiques, les résultats avérés sous différents régimes que nous avons connus, en ont toujours été :
*La domestication du pouvoir législatif et donc le déni de l’esprit sinon de la lettre de la Constitution, notamment dans ces articles 74 et 75.
*La non-appréhension par l’individu mauritanien des valeurs de la démocratie et de la citoyenneté, seules capables de fonder une nation et de générer une opinion publique responsable et motivée.
* A terme et, au plus tard, à mi-mandat, révision de la constitution avec, pour objectifs, tout en préservant le caractère présidentiel du régime et les contraintes énoncées dans les articles 27, 28, 29 et 99 de la Constitution :
*Une indépendance effective de la justice par rapport au pouvoir exécutif
*Une revalorisation des prérogatives du parlement, rendant effectif son contrôle de l’exécutif et l’impliquant dans les grandes décisions politiques et économiques de portée nationale.
*Au sein de l’exécutif, la responsabilisation constitutionnelle du gouvernement, à travers un partage équilibré du pouvoir exécutif entre le Président de la République et le Premier Ministre.
*Une possibilité de recours des citoyens au Conseil Constitutionnel, par une procédure plus simplifiée en vue de connaitre d’une exception d’inconstitutionnalité.
* Règlement définitif, dès le début du mandat présidentiel du passif humanitaire.
Il est utile, à ce propos, de rappeler que cette question avait fait l’objet, sous l’égide du président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdellahi, d’une conférence nationale de réconciliation couronnée de succès et qu’il avait été envisagé de charger une personnalité nationale consensuelle (en l’occurrence, le ministre Abdallahi BARO) de mener à bonne fin le processus pratique de règlement définitif de la question.
Tout comme ont été prises certaines mesures allant dans le même sens, au cours du mandant du Président Mohamed Ould Abdel Aziz.
AU NIVEAU DE LA « SCENE POLITQUE » NATIONALE
Les votes identitaires constatés lors des récentes élections présidentielles, devraient interpeller chacun d’entre nous et prouver le danger d’une scène politique désormais figée dans les redites populistes de problématiques mal définies et mal envisagées pour certaines et sans fondement réel pour d’autres, ce qui n’exclut pas qu’il faille en discuter courageusement en vue d’une clarification salutaire et, éventuellement, de la prise des décisions et mesures jugées opportunes. Il s’agit de :
* Les séquelles de l’esclavage
Personne ne peut nier que ces séquelles existent chez nous tout comme elles existent ailleurs et, en particulier, dans notre voisinage ; tout comme personne, au niveau de la conscience nationale comme au niveau des pouvoirs publics, ne saurait se soustraire à l’impérieuse nécessité de les éradiquer au plus vite et dans les meilleures conditions de paix et de sécurité, en application du reste des diverses dispositions légales adoptées depuis 1960 et jusqu’à 2007.
Ces séquelles s’appellent la misère, l’ignorance, la maladie, le chômage, la marginalisation et affectent, en réalité, la très grande majorité de notre peuple, mais, il faut le reconnaitre, de manière plus accentuée et, disons-le, plus dramatique les nationaux mauritaniens d’ascendance servile, ce qui justifie et appelle la prise, là où cela s’avère juste et utile, de mesures particulières de discrimination positive à leur profit.
Mais, l’éradication de ces séquelles ne saurait ni ne devrait être l’affaire de groupes particuliers, car personne, ni au sein de l’opinion nationale, ni au sein des pouvoirs publics, ne souhaite la permanence de ces séquelles et encore moins la survivance de l’impie et abominable fléau de l’esclavage.
Dès lors, se présenter comme « les champions » exclusifs d’une telle cause, ne relève que de l’instrumentalisation à des fins de politique politicienne d’une cause nationale unanimement assumée par tout un peuple.
Et, comme on l’a vu, de cela a découlé l’éveil de passions communautaristes malsaines, la mise en cause, à terme, de la paix civile, sans oublier l’image négative collée de manière exclusive à notre pays, pour la plus grande satisfaction de ceux qui veulent se donner maintenant bonne conscience, après avoir été à l’origine de la traite des noirs, de la colonisation et de la ségrégation raciale.
Il est du devoir de l’ensemble des Mauritaniens d’unir leurs efforts pour éradiquer les séquelles de l’esclavage, à travers une politique concertée de démocratie, de liberté, de justice, de promotion sociale et de progrès économique, loin de toute surenchère populiste démagogique, dont les résultats ne sauraient être que les déchirures, la dispersion des efforts et la pérennisation de la stratification sociale.
A cet égard et d’une manière particulière, s’imposent la mise en œuvre effective de la Fatwa de 2015 constatant la non-conformité à la Cheria de la pratique esclavagiste et l’application vigilante et déterminée par les pouvoirs publics de la loi criminalisant cette même pratique.
* Les problématiques ethniques
1. L’unité nationale
C’est le lieu de l’affirmer haut et fort, l’unité nationale du pays ne peut jamais être menacée, car garantie d’une part, comme déjà souligné, par nôtre commune appartenance à la civilisation islamique et fondée d’autre part, sur la cohabitation séculaire et pacifique de nos populations dans leurs différentes composantes ethniques sur le même terroir, y développent des intérêts et un destin à jamais partagés.
Les différents soubresauts et événements qui ont, parfois, affecté le pays et qui sont le lot courant de toutes les nations en constitution, n’ont jamais réussi à mettre en cause cette unité, car ils ont toujours été le fait, soit de jeunes gens abusés par le mirage des idées en vogue au moment des indépendances, soit de politiciens en mal de notoriété, soit de pouvoirs inexpérimentés ou induits en erreur par leur déni de la liberté et de la démocratie.
Il incombe donc à la scène politique dans ses différentes composantes de cesser d’agiter l’épouvantail de dangers imaginaires qui menaceraient l’unité du pays, accréditant ainsi ce qui relève, en réalité, d’une « pensée unique » commode pour les ténors de la démagogie populiste et aujourd’hui malheureusement largement partagée.
2. Le problème culturel
Aucune nation ne peut se passer de posséder et de traduire son unité à travers une langue nationale officielle écrite, à côté de ses autres langues nationales. La nôtre est, de toute évidence, l’Arabe qui est le véhicule naturel de notre civilisation islamique et la langue écrite commune à toutes nos populations depuis bien avant l’occupation coloniale.
Mais, en même temps et dans le monde globalisé où nous vivons, il relève désormais de l’analphabétisme de n’avoir l’usage que d’une seule langue.
L’histoire, le réalisme et l’évolution du monde nous imposent donc d’enseigner et de pratiquer la langue française et, si nos moyens nous le permettent, d’autres langues, afin de faciliter nos échanges avec le reste du monde.
Ici aussi, les acteurs de la scène politique nationale, arabophones comme francophones doivent cesser de faire de ce problème une donnée récurrente et démagogique du discours politique.
Tout comme il convient d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité de redonner vie à l’Institut des Langues Nationales, initié sous le régime du regretté Président Mokhtar Ould Daddah, afin que soit poursuivie l’ambition légitime de faire du Pulaar, du soninké et du wolof des langues nationales écrites et enseignées.
3. Le patrimoine culturel
Contrairement à la civilisation qui est chose uniforme et commune à toute une nation, la culture, moyen par lequel sont véhiculées et traduites en pratique les valeurs spirituelles et morales de la civilisation, ne peut et ne saurait être que multiforme.
C’est ce que nous pouvons constater dans tous les pays du monde et c’est ce qui existe dans notre pays et qui fait la richesse de notre patrimoine culturel national.
Et la démocratie bien comprise consiste à valoriser et à accorder place et respect à toutes les spécificités culturelles qui, ensemble, constituent ce patrimoine.
Les acteurs de la scène politique nationale (pouvoirs publics, partis politiques, société civile), plutôt que de nous diviser dans le domaine culturel, devraient, au contraire, tenir un discours d’unité qui fasse que les spécificités culturelles arabe, halpulaar, soninké et wolof soient perçues par chacun, non pas comme antinomiques, mais bien comme partie intégrante et assumée d’un patrimoine commun à chaque arabe, à chaque halpulaar, à chaque soninké et à chaque wolof.
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Une scène politique où une indispensable opposition avisée et constructive et une majorité de conviction, non d’opportunisme et de complaisance, acceptent de coexister dans la paix et la convivialité sous l’égide d’un état de droit véritable, tel est l’objectif auquel doivent concourir aujourd’hui tous les efforts des acteurs de la vie politique nationale afin de rendre possible la réalisation de l’ambitieux programme proposé au pays et approuvé par le peuple, à l’occasion de l’élection présidentielle du 22 juin.
Un tel objectif que nous voyons atteint dans notre voisinage, au nord comme au sud, est incontestablement à notre portée, si nous acceptons enfin de donner la parole à notre héritage civilisationnel et culturel, de tourner le dos aux idées reçues du passé et à la pensée unique qui en découle, de composer avec les données économiques et politiques qui régissent le monde globalisé où, par la force des choses, nous sommes condamnés à vivre.
Ahmed Ould SIDI BABA
Ancien Ministre
Nouakchott, le 06/11/2019