En matière de situations graves requérant un traitement urgent et de défis majeurs à relever, les nouvelles autorités se retrouvent, c’est le cas de le dire, dans l’embarras du choix.
La listes des défis en tous genres est en effet longue et les priorités se bousculent, en particulier sur le front économique et social : la mobilisation et l’’acheminement des aides aux populations sinistrées à l’intérieur du pays ; le redressement d’une économie quasiment en ruines, l’assainissement des finances publiques délabrées, des mesures concrètes en faveur de la préservation et du renforcement de l’unité nationale, des solutions rapides aux problèmes vitaux qui handicapent les citoyens dans leur vie de tous les jours. .Il va de soi que ce sont là des priorités absolues dont le traitement ne saurait attendre.
Cependant, il est un autre défi majeur non moins urgent à relever, puisqu’il conditionne le traitement de tous les autres et qu’il est en quelque sorte le chainon par lequel on peut tirer toute la chaine. Il s’agit de la gestion de l’héritage légué par le régime sortant sur le front politique et moral, c'est-à-dire un ensemble de problèmes et d’obstacles incontournables, et qui resteront autant de blocages et de boulets aux pieds, tant que ne leur seront pas apportées les solutions qu’elles requièrent. De fait, il est illusoire de vouloir engager le pays sur la voie du redressement salutaire et le protéger des dangers multiples qui le guettent, si l’on n’a pas réellement pris la mesure des dégâts provoqués par le pouvoir précédent et mis en œuvre les moyens nécessaires au traitement judicieux et décisif de ce gâchis d’une ampleur incroyable.
Trois exigences fondamentales
Pour triompher des obstacles et difficultés multiples que ce défi comporte, il faut nécessairement satisfaire à trois exigences fondamentales, à la fois distinctes et étroitement liées entre elles :
Il s’agit d’abord de s’atteler à restaurer la confiance entre les populations et les dirigeants du pays, condition sans laquelle rien de sérieux ni de durable ne peut être entrepris ou réalisé.
La conduite des gouvernants tout au long des dix dernières années a engendré tant de frustrations, de désenchantements et de profondes déceptions, qu’elle a fini par ébranler avant de les réduire à néant toutes les espérances que le peuple, toujours prompt à positiver, a pu entretenir au tout début de la longue décennie écoulée.
Aujourd’hui, les mauritaniens dans leur immense majorité sont unis par un sentiment de profond rejet de tout ce qui peut rappeler de près ou de loin cette sombre période d’ores et déjà considérée par beaucoup comme une parenthèse de honte dans l’Histoire du pays. Cela explique probablement l’ambiance d’un sentiment de culpabilité collective aisément décelable, pour peu qu’on y prête attention. On ne se pardonne pas d’avoir laissé faire.
Et vient à l’esprit tout naturellement ce propos célèbre d’un auteur concernant une période sombre de l’Histoire d’un autre pays : «On ne pardonne pas à une nation, pas plus qu’à une femme, le moment de faiblesse où le premier venu a pu lui faire violence. »
Qui connaît la force de ce rejet populaire, ne souhaite à personne, même pas à son pire ennemi, de prendre à la figure l’explosion à retardement que pourraient provoquer ces frustrations depuis si longtemps accumulées et refoulées. L’Histoire enseigne qu’autant les peuples sont économes de leur sang et de leur énergie tant qu’ils y a le moindre espoir de voir leurs revendications de justice, de respect et de vie meilleure se réaliser, à la faveur d’un événement attendu –des élections par exemple, autant ils deviennent imprévisibles lorsque leurs attentes sont déçues et que tous leurs espoirs s’évanouissent.
Solder l’héritage catastrophique du pouvoir précédent signifie en second lieu mettre fin à l’impunité.
Enquête sérieuse
Les nouvelles autorités ont le devoir politique et moral de faire procéder à une enquête sérieuse aux fins de dresser un état général de la situation du patrimoine public après une décennie de pillage intensif et de corruption tous azimuts au plus haut niveau.
Si de telles investigations sont de nature à éclairer les responsables dans leur action de redressement du pays, elles permettront aussi de situer les responsabilités et d’identifier clairement les auteurs des actes de malversation et de corruption si funestes pour l’économie et les équilibres vitaux du pays.
On ne peut pas, on ne doit pas faire comme si rien n’était. Ce serait une faute morale grave, et, pire encore serait-on tenter de dire, une erreur politique dont les conséquences ne pourraient être que néfastes. Pourtant, on entend se développer ça et là des appréhensions relatives à ce problème sensible entre tous et sur lequel le nouveau pouvoir est attendu par l’ensemble de la population et de la classe politique. Les partisans de l’impunité arguent de multiples considérations, toutes faisant fi des principes fondamentaux de l’Etat de droit et, à l’évidence, intéressées.
«Le passé, entend-on, est passé ; il faut l’oublier et ouvrir une page nouvelle … »
Ou encore : « Il n’y a pas de preuves de détournements ni de faits de corruption : Il n’y a que des rumeurs ». Et aussi : « Le nouveau président est lié à son prédécesseur par une vieille amitié … »
Tous les mauritaniens savent et ne se lassent pas de le répéter à qui veut bien les entendre que le régime précédent a érigé la corruption en système de gouvernement, et qu’il a mené tambour battant une gigantesque opération d’accaparement des richesses du pays, devenues aujourd’hui, personne ne l’ignore, un immense patrimoine privé.
Il est vrai que contrairement à la grande masse des citoyens, les nouveaux dirigeants n’ont pas été éprouvés, du moins pas directement, par le saccage auquel le pays a été soumis durant toute une décennie. Ils n’ont donc pas de raisons personnelles de s’élancer à la poursuite des pillards afin de les rattraper pour leur faire rendre gorge.
Mais si l’absence de préjudices directs peut, humainement, expliquer une certaine démotivation ou une attitude timorée, elle ne peut en revanche dans un Etat de droit, légitimer l’impunité de crimes graves commis au vu et au su de tous. Qu’il soit Implicite ou déclaré, cet argument n’est donc pas recevable, en particulier de ceux dont les fonctions essentielles telles que définies par le contrat social dont ils sont partie contractante sont précisément de veiller à l’application stricte des lois.
Garant de la bonne marche de l’appareil judiciaire, le président de la République a pour devoir de protéger l’indépendance de la justice. «Les juges, disait Montesquieu, sont les bouches qui prononcent le droit ; ils ne peuvent ni en dévier le cours, ni en atténuer la rigueur. ». La seule différence avec le président de la République, c’est qu’il ne prononce pas le Droit.
Les nouveaux dirigeants ne sont certes pas responsables des faits reprochés au pouvoir précédent, mais l’élection d’un nouveau président de la République ne figure pas, faut-il le rappeler, au nombre des motifs de prescription des infractions pénales.
Au reste, si l’on retenait le principe d’impunité pour les coupables de forfaits commis antérieurement à l’élection du président de la République ou n’ayant pas causé de préjudice direct aux gouvernants, il s’en suivrait logiquement l’arrêt immédiat des poursuites engagées contre des auteurs présumés de meurtres, de viol, de vol, et on libérerait dans la foulée les comparses poursuivis pour des faits de détournements de deniers publics.
Restent la grâce présidentielle et l’amnistie ; mais la première ne peut intervenir qu’après condamnation définitive prononcée par une juridiction compétente, et la seconde ne peut se présenter que sous forme d’une loi votée par l’Assemblée Nationale dans les conditions déterminées par les dispositions légales.
Un Etat n’a pas d’amis
S’agissant du manque de preuves, l’argument, quand il est brandi par les caciques du régime sortant, rappelle singulièrement la rengaine apprise par cœur et utilisée jusqu’à l’usure par les parrains de toutes les mafias : « Vous ne pouvez rien contre moi : Vous n’avez pas de preuves ! »
Dans les domaines relevant des tribunaux de police ou des juridictions correctionnelles, a fortiori pour les faits gravissimes que sont la corruption et les détournements de biens publics, les rumeurs, tout comme les articles de presse ou les plaintes introduites par des associations non préjudiciées, suffisent largement, n’importe quel juriste le sait, - à initier une enquête dont la conclusion établira l’authenticité ou l’inexactitude des faits objets de l’investigation. En l’occurrence, les preuves de la corruption du régime précédent ainsi que de sa voracité sans limites, sont si nombreuses, si concordantes et si concrètes, qu’il n’est point besoin de se fonder sur la seule rumeur publique pour diligenter les enquêtes réclamées avec insistance par l’ensemble des mauritaniens.
Quant à l’amitié individuelle, elle n’entre nullement en ligne de compte ici pour une raison toute simple : l’Etat mauritanien n’a pas d’amis ; il a, en revanche, des lois. Et il a aussi des intérêts- précision chère à un homme politique du siècle dernier qui aimait rappeler que son pays n’a pas d’amis, mais des intérêts.
Dans le champ des relations privées, la fidélité à l’amitié est une disposition tout à fait respectable, à condition toutefois qu’elle ne morde pas sur le domaine public, qu’elle n’implique pas d’atteinte à l’intégrité du patrimoine communautaire et qu’elle ne conduise pas à un comportement assimilable à une complicité coupable, à l’obstruction à la justice, ou à toute autre enfreinte active ou passive des lois du pays.
Au demeurant, le président de la République se situe bien au dessus de ce niveau de considérations, ne serait que parce que sa personne est réputée incarner la Nation.
Le troisième impératif en matière de gestion judicieuse de l’héritage légué par régime sortant signifie concrètement que les nouveaux dirigeants ont l’obligation morale et politique de se démarquer nettement du pouvoir précédent, de rompre avec ses méthodes de gestion et de secouer le joug que ses fantômes tentent d’imposer au pays et aux autorités. Il serait réellement désastreux pour la Nation et suicidaire pour les dirigeants de se laisser intimider par les clameurs menaçantes que poussent à tout propos la cohorte de ceux qui ont servi avec zèle l’autocrate sortant moyennant toutes sortes de faveurs indues, sources d’enrichissements individuels aussi rapides qu’illicites.
Retour du Messie ?
Bien qu’unanimement honnis et décriés, les caciques du régime autoritaire sortant ne cachent pas leur volonté de conserver la totalité des hautes fonctions de l’Etat, de contrôler l’ensemble des centres de décisions et de s’accaparer tous les postes juteux.
Toujours habités par les mêmes démons, ils semblent avoir la ferme intention de rester maîtres du jeu et de maintenir par tous les moyens un rapport de forces politiques qui leur soit favorable en attendant, peut-être, qui sait, le retour de leur messie. Et comme si le pays leur appartenait en propre, ils ne peuvent souffrir la présence de nul autre qu’eux-mêmes dans les sphères de l’Etat, ni dans la proximité du Pouvoir. A leurs yeux, cela équivaudrait à un crime de lèse majesté. Il n’est pas non plus question pour eux de permettre l’ouverture politique et la concertation sereine entre les différents acteurs nationaux, oubliant qu’ils ont eux-mêmes par le passé organisé moult « dialogues » dits « inclusifs ». Il est vrai que ce ne furent que des manœuvres politiciennes au premier degré visant à débaucher des opposants et à détourner des vrais problèmes, pour un temps, l’attention des populations.
Mais depuis, cela est devenu, parait-il, une ligne rouge à ne pas franchir sous peine d’essuyer les terribles foudres des ci-devant caciques.
En vérité, on perçoit bien que si les oligarques engendrés par le pouvoir sortant se font si menaçants, c’est parce qu’ils se sentent menacés, sans trop savoir par qui. Leur hantise est de voir se conjuguer les attentes des populations et une orientation réformiste du nouveau pouvoir, ce contre quoi ils se prémunissent par une série de lignes défensives faites de discours tonitruants, de charges intempestives, de propos délibérément provocateurs, d’exigences maximalistes et de menaces non voilées. Et derrière le rempart ultime se trouve ce qu’ils ont de plus cher : l’énorme butin accumulé au cours des dix dernières années.
Réussiront-ils leur pari ? Auront-ils le dernier mot ? Il y a des raisons de croire que la vigilance accrue et la détermination d’une population échaudée ne les laisseraient pas triompher sans réagir.
Si les mauritaniens ont scruté attentivement le ciel ces derniers temps et le scrutent encore dans certaines régions, guettant le moindre signe annonciateur de pluie, ils scrutent tout aussi attentivement et avec autant d’anxiété la terre, guettant le moindre signe venu d’en haut laissant entrevoir une promesse de changement, une lueur d’espoir de rupture avec l’ère que tous souhaitent ardemment pouvoir qualifier de définitivement révolue. On le voit chaque jour, une simple rumeur relative à ce sujet dans un sens ou dans l’autre est à l’instant même de son annonce démesurément amplifiée et relayée sur tous les supports. Toute information pouvant être interprétée comme étant une inflexion dans le sens du changement est accueillie avec un immense enthousiasme et des hourrah signifiants. A l’inverse, tout propos laudatif ou ambigu envers le pouvoir sortant est accueilli instantanément par une levée de boucliers générale. Et lorsqu’un signe dans ce sens est à tort ou à raison imputé aux nouvelles autorités, il provoque immédiatement la colère générale et une véritable désespérance.
Quelle sera en face de ces défis l’attitude des autorités qui viennent d’accéder au pouvoir après avoir décliné un programme de gouvernement et sollicité le suffrage populaire?
Là est la question. Et là-dessus le proche avenir sera édifiant.
ASM