Le Calame : Cela fait quelque temps que vous n‘apparaissez pas, politiquement parlant. Les raisons ?
Tijani Ould Kerim : Comme vous savez, depuis longtemps, je ne milite plus dans aucun parti politique. Je m’occupe de l’Institut que j’ai créé : l’Institut Mauritanien pour l’Accès à la Modernité. J’essaie d’améliorer les manuels que j’ai élaborés et qui n’ont pas pu être publiés encore. Un seul a l’a été et sur un tirage limité. Un autre en Anglais est destiné aux pays anglophones.
Rappelez-nous les ouvrages ?
Ils sont douze, tous axés sur le changement des mentalités donc sur la nécessaire modernité et la citoyenneté. J’ai compris depuis longtemps que le vrai changement d’un pays c’est celui des hommes. Toute politique doit d’abord viser à changer les hommes, en les rendant plus conscients, mieux formés. Sinon, il ne faut s’attendre à rien. On aura toujours des populations mais pas un Peuple au vrai sens du mot. Tous les pays qui ont émergé et sortis du sous-développement ont axé sur les ressources humaines. Durant plus de 40 ans, la vision – à part Ould Taya un peu, avec une volonté d’alphabétiser - tous ceux qui ont pris le Pouvoir et leurs collaborateurs ne sont jamais allés dans ce sens.
Pouvez-vous nous citer des exemples de ces pays ?
De nos jours, les exemples sont surtout en Asie : Chine, Corée du Sud, Singapour, Vietnam, Malaisie… Ces pays en plus de la Chine seront des puissances demain. En Afrique, il y a le Rwanda et le Ghana de plus en plus.
Cet Institut délivre-il des formations ?
Non. Ou du moins pas en Mauritanie. Deux études ont été réalisées par nous pour la Délégation de l’Union Européenne de Nouakchott entre 2011 et 2012. Une de ces études à notre initiative avait élaboré un Projet qui a été financé depuis lors par l’Union Européenne au Ministère de la Jeunesse. Nous avons mené en 2014-2015 des activités pour le Groupe CIVIPOL Conseil (Ministère français de l’Intérieur) dans le cadre du Projet UTANS de l’UE au Nigeria. Notre contribution consistait à l’élaboration de guides d’éducation civique pour les écoles publiques. Depuis 2016, nous sommes Auditeur à l’Institut Français des Hautes Etudes de la Défense Nationale. Nous avons aussi contribué à encadrer des groupes de la Société civile pour une Agence des Nations Unies au Maroc, Mali, Niger et Burkina. Tout récemment, le 30 janvier dernier au Parlement européen à Bruxelles grâce à une Agence des Nations Unies, nous avons présenté notre vision sur l’innovation dans les méthodes de lutte contre l’extrémisme violent.
Nous sommes en pleine campagne, comment voyez-vous la situation ?
Je dirai qu’elle est à la croisée des chemins. Le changement est plus en plus nécessaire. Les défis sont énormes. J’espère que le processus électoral s’achèvera et le sera dans de bonnes conditions. On souhaite que le futur Président soit doté de la maturité et de la volonté pour affronter ces défis en trouvant les solutions appropriées.
Quels sont ces défis ?
Ils sont connus :
L’obligation de la bonne gouvernance qui impose une gestion saine et transparente des biens publics, gestion qui bannit la corruption, les mauvais choix fondés sur le favoritisme, le népotisme. Elle passe par le renforcement du système judiciaire pour le rendre indépendant, donc juste et accessible à tous, imposant une soumission de tous à la Loi.
Le deuxième est l’instauration d’un système éducatif public valide ouvert à tous. Ce n’est pas pour rien que le Président Mokhtar (Paix à son âme) refusait la privatisation de l’enseignement. On voit aujourd’hui la justesse de sa position. La revalorisation de l’Enseignement passe par une très forte amélioration du niveau des enseignants et de leurs conditions de vie. L’éducation ne se limite pas à l’école, il faut des sensibilisations de masse en faveur d’une culture citoyenne.
Le troisième défi consiste à élaborer une politique cohérente de justice et d’inclusion sociale pour faire émerger les couches marginalisées. Cette inclusion sociale passe par l’Education et une juste inclusion dans les différents secteurs de l’économie. Elle concerne aussi la nécessaire justice entre toutes les communautés sur tous les plans.
Le quatrième est la mise en œuvre d’une politique en faveur de la formation civique et technique des jeunes et leur l’emploi et leur dans les différents secteurs de l’Economie et de la société. Ce qui impose d’en finir avec les politiques fondées sur le favoritisme, le népotisme et le clientélisme. Aujourd’hui notre jeunesse est délaissée. Le relais générationnel n’a pas eu lieu. Elle perd des valeurs morales et subit en partie surtout dans les grandes villes les méfaits de la drogue, des pratiques des groupes mafieux et gangs de l’argent qui leur inculquent la dépravation.
Le cinquième est l’exigence d’’entreprendre un renforcement des institutions publiques, institutions qui s’affaiblissent du fait de l’avancée notoire du tribalisme, régionalisme, ethnicisme, clanisme. Ce qui a consolidé l’influence de groupes et de lobbies mus par des intérêts particuliers. Il faut donc des institutions fortes : une administration centrale, régionale et locale à la hauteur, renforcée par de nouvelles pratiques axées sur la compétence, la bonne gestion et le contrôle.
Vous avez parlé de sensibilisation de masses. Comment la voyez-vous ?
L’effort le plus important pour tout gouvernement responsable est l’éducation des masses en vue de les rendre conscientes de leurs droits et devoirs, plus aptes, plus productives. Le grand problème des pays sous-développés est le retard des populations, un retard à tous les niveaux : mental, culturel et technique. On revient ainsi aux objectifs de notre Institut.
A votre avis, pourquoi les gouvernements négligent-ils cet aspect ?
La réponse me semble simple : si on est à la tête d’un un Peuple inconscient, on peut tout se permettre. Pourquoi dans ce cas se fatiguer à le rendre conscient. Il faut être un vrai patriote pour entreprendre l’éducation des masses. Il y a parfois des dirigeants qui sont patriotes mais qui se laissent entrainer dans la voie habituelle sous l’influence des élites et des pratiques en vigueur.
Vous ne semblez pas apprécier le rôle des élites ?
Je dirai que les élites sont en définitive responsables de la situation de chaque peuple. Car ce sont elles qui orientent et dirigent chaque peuple. Dans la plupart des cas on cherche son intérêt personnel, ou immédiat au détriment de l’intérêt général. Les bons dirigeants, qui prennent en main un pays, changent d’abord les comportements des élites pour que les choses changent. Au cours de la dernière décennie, on a tout vu. Il y a des élites qui ne se sont préoccupées que des sous, appuyant tout. D’autres ont pris de bonnes positions, condamnant des pratiques, proposant une bonne gouvernance, défendant les droits des autres… Ceux-là, il faut le souligner se sont acquittés de leurs devoirs.
Oui, mais il y a aussi le poids des traditions ?
Ici, nous ne devrons avoir comme tradition à respecter que les enseignements de notre sainte religion, enseignements qui datent de près de quatorze siècles et qui incitent aux bonnes pratiques : le justice pour tous, l’égalité entre toutes les races, l’équité, la condamnation de la corruption, le respect de tous les engagements envers tout le monde, musulman ou non, l’incitation à chercher la science « même » en Chine , ce qui veut dire partout et aussi loin que possible. Ces valeurs sont claires et procèdent de cet enseignement. C’est évident. Mais l’Islam souvent est pratiqué dans son aspect dévotion (prière, jeûne, pèlerinage) mais pas dans son aspect comportements. Et l'Islam est tout cela : dévotion, et comportement. Un vrai musulman doit avoir un bon comportement. Il ne doit pas mentir, tricher, falsifier ou faire un faux témoignage ; ni porter préjudice aux autres quels qu’ils soient.
Soutenez-vous un candidat ?
J’avais un candidat mais il s’est récusé. Comme beaucoup d‘amis et de politiquement proches, je suis avec Ould Ghazouani. Ceux qui le connaissent parle de lui comme un homme de compromis .Personnellement, j’ai eu avec lui un échange téléphonique depuis Washington en 2006 sur une question. Il m’a donné l’impression d’un homme poli, calme et courtois. Ce sont des qualités importantes pour tout dirigeant. Car l’écoute est essentielle. La première chose qui m’avait frappé chez le Président Mokhtar, alors que j’étais jeune, c’était sa capacité à écouter tout le monde soit en aparté soit en réunion.
Je souhaite que Ould Ghazouani, une fois élu puisse mener une nouvelle politique inclusive et de justice qui améliorera les conditions de vie du Peuple au niveau éducatif , social et économique.. Il doit entre autres ouvrir un dialogue inclusif, un vrai, différent de ceux pratiqués en 2013-14. Il s’agit de discuter des questions nationales et de placer aux postes sensibles des personnes compétentes afin de trouver les solutions appropriées et protéger le pays.
S’il y a un acquis au cours des neuf dernières années, c’est la sécurité au niveau global. C’est le lieu de remercier et féliciter tous ceux qui y ont contribué : forces armées, de sécurité ou civils. Car rien ne vaut la paix et la sécurité.
De mon côté, j’ai envoyé à la direction de sa campagne sept idées essentielles à mettre en œuvre pour améliorer grandement la situation du pays. Je suis prêt à les envoyer à tout candidat qui le souhaite.
Le pays a des ressources, et il y a le gaz qui s’y ajoute. Qu’en pensez-vous ?
Pour moi dans un contexte de mal gouvernance, une ressource comme le gaz ne change rien. Il y a du gaz, c’est sûr. Mais faut d’abord noter comme le soulignent les spécialistes que l’on ne peut estimer des ressources énergétiques dans une zone océanique avant le début de l’exploitation. C’est en ce moment que les réserves pourront été estimées. Avant, les sociétés ont intérêt à annoncer des grosses réserves pour monter en bourse. C’est habituel. Souvenez-vous de Woodside quoique c’est différent .Quelques mois après l’exploitation et c’est la déception.
Nous souhaitons pour notre peuple et le peuple frère du Sénégal beaucoup de ressources. Nous souhaitons surtout une bonne gouvernance pour que les deux peuples puissent en profiter grandement. N’oublions pas qu’en Afrique, il y a tellement de pays très riches mais avec des populations toujours pauvres.
Vous m’avez parlé au début de notre rencontre d’une annonce ?
Oui la mise sur pied bientôt du PPM (Parti du Peuple Moderne). Et il contribuera à une nouvelle politique, politique dont le pays a besoin, ouvrant une nouvelle ère nouvelle.
Qui va constituer ce Parti ?
Je ne pourrais vous le dire. Cela dépendra de ses membres éventuels, une fois créé. Mais on espère qu’il il soit opérationnel courant 2020. Ce n’est pas facile.
Propos recueillis par AOC