L’Histoire offre, aujourd’hui aux Mauritaniens, la chance de pouvoir la regarder en face, de se réconcilier tant avec elle qu’avec eux-mêmes et de tirer, une fois pour toutes, les conséquences de leur inéluctable communauté de destin. La raison nous revient enfin après nous avoir faussé compagnie, diraient certains ou après nous avoir montré le bon chemin, rétorqueraient d’autres. Mais, de grâce, ne perdons pas le temps à fustiger le passé, à tirer sur des corbillards et à étrangler les morts comme nous l’avons toujours fait. Notre mal – nous devons nous en rendre compte- vient de notre habileté à détruire ce que nous avons construit, à passer du temps à regarder dans le rétroviseur et à malmener nos institutions pour faire mal à ceux ou celles qui les dirigent ou les ont dirigées. C'est un phénomène compréhensible dans une société comme la nôtre, prédatrice, passéiste et dépourvue d’imagination constructive. Une société qui a développé, à travers les siècles, un imaginaire peuplé de mythes produisant des hommes et des femmes aptes à croire à leurs propres mensonges. Chaque fois que nous avons été à deux doigts de la délivrance, notre génie malfaisant nous a déviés du bon chemin pour nous maintenir au creux de la vague.
Société prédatrice
En septembre 1974, l’Espagne offrit aux dirigeants du Front Polisario une autonomie interne de leur territoire à l’instar de celle dont la Mauritanie et certaines anciennes colonies françaises bénéficièrent à la fin des années 1950. Mais, appuyés par des extrémistes mauritaniens, les éléments jusqu’au-boutistes de la formation sahraouie rejetèrent cette concession de taille, estimant qu’il était possible d’obtenir une indépendance totale dans le contexte d’alors. Les discussions eurent lieu au domicile de feu Veten Ould Rgueybi, en présence de feu El Weli Moustapha Seyid, durèrent des nuits entières et se terminèrent par une citation de Mao Tsé Toung selon laquelle « le pouvoir est au bout du fusil ». Nous respectons religieusement le droit exclusif de nos frères sahraouis à tirer, en ce qui les concerne, la leçon de cet épisode de notre histoire commune pour apprécier à sa juste valeur l’opportunité que le Maroc leur offre aujourd’hui. Nous espérons tout au plus qu’ils saisissent l’occasion pour mettre fin à leur calvaire en obtenant le maximum de concessions, l’essentiel étant de leur rappeler – et ils sont intelligents pour le comprendre et en tenir compte- que les conditions leur sont actuellement beaucoup moins favorables qu’en 1974. La « logique des peuples » qui prévalait en apparence à cette époque a laissé la place à celle des États, la monarchie marocaine a fait peau neuve et s’est affirmée comme une locomotive du développement économique, politique et social. Et le mouvement des Kadihines, qui servait de pépinière de cadres pour en alimenter le Front Polisario, n’est presque plus qu’une lointaine réminiscence. Une telle lecture de ce bref intermède historique est sûrement discutable et peut paraître hors de propos, mais elle ne l’est pas. En ce qui nous concerne, l’indépendance du Sahara, son autonomie ou sa marocanité exclusive nous auraient permis, à l’époque, d’éviter d’entrer dans une guerre à laquelle nous n’étions guère préparés, abstraction faite du fondement de nos droits et de ceux des autres parties.
En 1978, le colonel Moustapha Ould Mohamed Saleck alors président du Comité militaire de Redressement national prit la décision courageuse de mettre en place un Conseil Consultatif appelé à devenir la pierre angulaire et le moteur d’un processus de retour pacifique et réfléchi aux institutions civiles. Mais cette initiative se heurta au nihilisme des groupes politiques qui avaient très vite noyé tout le projet dans le marécage des supputations à propos des quotas ethniques et du nombre de cadres arabophones au sein dudit conseil, jusqu’à ce qu’un autre groupe d’officiers s’emparât du pouvoir et mît fin au débat.
En 1981, le Comité militaire de Salut national désigna un premier ministre civil et le chargea de rédiger une constitution en vue du retour à une vie constitutionnelle et un mode de gestion de l’Etat mettant l’Armée dehors des vagues de la vie politique. Les discussions byzantines entre groupes civils durèrent des mois jusqu’à ce que la tentative du 16 mars 1981 mît fin aux discours interminables sur des thèmes superfétatoires et redonnât aux Militaires la certitude qu’il n’y avait rien à tirer de l’élite civile.
Soutien sonnant et trébuchant
En 2005, le pouvoir fut repris au nom de l’Armée dont les dirigeants d’alors arguaient la nécessité de mettre ou de remettre le pays sur de nouvelles bases après une période de transition. Cette dernière fut menée plutôt bien que mal, mais il s’est avéré, par la suite, qu’elle portait son péril en elle-même, dans la mesure où son instance avait ignoré le choix incontournable entre deux approches pour remettre le pays sur les rails. Il fallait, soit assurer une transparence indiscutable des élections pour laisser les Mauritaniens élire quelqu’un de leur choix, soit rechercher à tout prix un consensus autour d’une personnalité acceptable par tous les partis politiques. Mais les tiraillements entre ces derniers, pour des raisons personnelles et purement égoïstes, les avaient empêchés de discuter cette seconde alternative, alors que pour les Militaires, du moins certains d’entre eux, la première était visiblement inenvisageable.
En 2008, le régime issu de la transition fut destitué par ceux-là mêmes qui l’avaient volontairement mis en place, après avoir inventé mille subterfuges pour justifier leur acte. Il était facile de faire échouer ce putsch, mais en Mauritanie, personne ne veut laisser derrière lui une veuve et des orphelins pour qu’un homme s’installe au pouvoir et commence à piller les ressources du pays. À l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur, les facteurs étaient réunis pour maintenir le régime civil réputé avoir été démocratiquement élu. La communauté internationale faisait encore semblant de veiller au respect de la démocratie et d’avoir le mal de l’air à cause de la succession des coups d’État en Afrique, en particulier en Mauritanie. Mais toutes ces cartes furent rapidement oblitérées par le soutien apporté spontanément aux putschistes par la principale formation politique dont le candidat avait gagné de fait les élections présidentielles précédentes et même celles de 1992. L’autre soutien de taille fut apporté aux putschistes par le plus grand homme d’affaires du pays qui avait acheté le soutien d’un chef d’État étranger et de son principal collaborateur. Un soutien sonnant et trébuchant qui s’est transformé, par miracle, en produit de vente de tableaux de peinture.
Aujourd’hui, sans entrer dans les détails de notre situation économique, politique, institutionnelle et sociale, nous pouvons nous regrouper pour faire au moins un bilan contradictoire de ces quarante dernières années d'une d’histoire mouvementée. Une histoire que nous devons assumer avec courage, collectivement et sans vouloir jeter l’anathème sur personne en particulier, car à défaut d’une telle démarche, nous perdrons du temps à nous invectiver mutuellement, chaque camp se prenant pour celui des anges et collant sur l’autre l’étiquette de Satan.
L’homme qui se propose à nous, plus qu’il n’est proposé par la soi-disant majorité, bien qu’il ait servi l’État durant les dix dernières années à un poste sensible, voire déterminant, a une vocation et une aptitude innée, à assimiler le sens et la portée du consensus. Il relève de la haute hiérarchie du Livre qui se situe hors de la sphère des rivalités politiques et sociales. Cette position explique la longévité des régimes des deux présidents Moktar Ould Daddah et Maaouiya Oud Sid Ahmed Taya dont le commandement n’irritait pas les forces sociales relevant de l’autre hiérarchie. Il est donc acceptable pour avoir un lien sui generis incontestable avec ses concitoyens et ne peut, selon toute logique, outrepasser les deux lignes rouges du religieusement proscrit et du moralement permis. La société politique ne lui reprochera que sa proximité de la tête du système actuel, alors que l’Armée devrait lui être reconnaissante pour l’avoir exhumée et réhabilitée après une longue période d’oubli et de négligence où le pouvoir lui a échappé sans revenir aux Civils. Cette reconstruction de l’Armée était un préalable pour éviter au pays de courir le danger d’une guerre civile qu’auraient pu, à tout moment, provoquer des tentatives de déstabilisation venant de l’extérieur de ses rangs comme ce fut toujours le cas depuis 2003.
Carrefour des impératifs et des défis
L’expérience que nous vivons actuellement est une source d’espoir pour la Mauritanie, du moins pour ceux qui observent, qui connaissent le pays et qui peuvent apprécier la gravité du danger qui nous a guettés durant les dix dernières années en dépit d’avancées sur certains plans. Ce danger nous guettera toujours tant que nous n’aurons pas retrouvé le chemin d’Aleg et réussi à dépasser cette situation où l’on a l’impression d’assister à ce jeu appelé « tenzal el Gharse ». Le joueur doit être si prudent et si patient qu’il arrive à éviter de faire feu en appuyant sur la gâchette jusqu’au point de détonation. « Tant pis pour le lecteur paresseux, j’en veux d’autres », comme disait André Gide.
Ceux qui sont actuellement aux affaires font appel à toute leur verve laudatrice pour sanctifier l’homme qu’ils proposent malgré eux pour en monopoliser l’ombre. Ils le présentent comme « le génie des Carpates », le fidèle de tous les fidèles, l’élève le plus assidu, le continuateur de l’œuvre de celui qui l’aura précédé. Mais il n’a guère besoin de tout ça. Il est lui-même et cela lui suffit pourvu qu’il assume, en les mettant au service du pays, ses liens personnels, sans être comptable des sentiments ou des actes d’autrui. Nous vivons décidément au fond de la caverne de Platon dont les occupants prennent l’ombre pour la réalité alors que cette dernière se situe ailleurs ! Mais soit !! Passons à autre chose de plus positif pour ne pas tomber dans le piège de ceux qui se plaisent à courir éternellement derrière les mirages.
Dans un article publié récemment, votre humble serviteur a exposé, sans être exhaustif, les raisons pour lesquelles il n’est pas réaliste, pour le moment, de continuer à crier « a bas le régime militaire » et de vouloir pérenniser des clivages nés d’un contexte que nous devons et pouvons dépasser facilement. D’autant plus que nous nous trouvons au carrefour des impératifs et des défis qui seront traités dans les prochains articles de cette série. Certains trouveraient ces propos suspects, mais faut-il craindre de se renier en suggérant ou en contribuant à la recomposition du paysage politique, alors qu’il est possible, pour des forces qui sont également éclaboussées par un chambardement qu’elles ont provoqué elles-mêmes, de réfléchir ensemble en vue de refonder un Etat dont la genèse a été plusieurs fois perturbée ? Aurons-nous le courage de répondre, par la négative, à cette question essentielle, quitte à nous faire traiter de toutes les épithètes infamantes par certains pans d’une bourgeoisie pressée d’extraire les fruits à partir de bourgeons à peine éclos ?
N’aurions-nous pas pu éviter à notre pays de graves déchirements en acceptant, en 2005, de nous rassembler autour d’un homme sur la base d’un pacte national traduisant fidèlement les aspirations de notre peuple ? Aurait-il été possible de déboulonner cet homme aussi facilement que celui issu des élections tirées par les cheveux de 2007 ? Serait-il concevable à ce moment-là, maintenant et même demain, de se passer d’un tel pacte moral permettant aux Militaires d’être assurés que nous n’allions pas leur dire « à nous l’herbe et à vous le foin ».
Notre opposition a consenti tant de sacrifices depuis plus d’une dizaine d’années et devrait réfléchir mille fois avant de tomber dans le panneau, comme en 2007 et, sur la base d’une identification des menaces réelles qui pèsent sur notre pays, accepter de faire un rassemblement autour d’un homme capable d’inspirer confiance tant à l’Armée qu’au microcosme politique et un pacte de salut public faisant table rase de tout ce qui n’est pas essentiel.