2019 … la Mauritanie existe, les Mauritaniens aussi, les ressources minérales et halieutiques abondent, mais la vie collective n’a pas de cadre et s’il y a progrès, il est enrichissement par détournement ou humble débrouillardise de l’immense majorité… l’espoir ? Une élection présidentielle ? Un changement après plus de quarante ans, moins quinze mois, de régimes sans nom que celui d’un militaire puis d’un autre… La démocratie est-elle une cause ? Qui concerne-t-elle ? Qu’est-ce que c’est ?
1957 … aucun changement depuis la « pénétration française ». La Mauritanie existe-t-elle, ni capitale en propre, ni ressources autres que millénaires ? Certes une vie politique ardente, quoique pour un pouvoir que les Mauritaniens n’ont pas non plus, en propre. Deux grands partis pour la montre, l’un créé dix ans auparavant pour contester le député du Territoire à l’Assemblée nationale française, l’autre un peu plus tard pour le soutenir. Soudainement, tout change et se met en mouvement. La discussion n’est plus de personnes mais d’existence, d’identité : voici la revendication marocaine sur la totalité du pays, qu’équilibre moins explicitement un penchant vers une appartenance à la fédération d’Afrique occidentale qui cherche à se constituer. L’ancienne métropole impose le changement et décide l’autonomie interne de ses possessions sub-sahariennes, un conseil de gouvernement doit être formé et son chef trouvé, même si le gouverneur français est nominalement le premier pour l’exécutif.
Quoi donc fit choisir Moktar Ould Daddah, alors le plus jeune chef de gouvernement de toute cette Afrique en commencement de décolonisation ? Entre trois ou quatre bacheliers, ayant « fait » un peu de politique dans le bureau de l’Union progressiste de Mauritanie, ayant même tenté de se faire élire à l’Assemblée de l’Union française. Il n’est que de très bonne famille, mais pas de la grande noblesse ni guerrière, ni maraboutique. Il est laborieux, il a du charme, il est discret, il n’a pas de clientèle, le député du Territoire qui cumule le Parlement français et la présidence de l’Assemblée locale n’a pas envie du rôle. Le commencement est donc modeste mais unanimitaire, et voici qu’un caractère se constate : Moktar Ould Daddah impose l’ouverture gouvernementale à des opposants et de 1958 à 1961, malgré des désertions ou des résistances, il persévère. Il impose à ses grands électeurs une émancipation vis-à-vis de la métropole dont ceux-ci craignent tout, et d’abord pour leur position acquise. Il est dès lors le candidat de l’unité, l’unique, pour la première élection présidentielle. Il est le seul à qui l’on puisse, en bureau politique du parti unifié, déléguer l’invention et la mise en œuvre de la novation nécessaire en 1963-1964. Il est le seul quand s’éveillent clairement les différends raciaux et tribaux en 1966, à pouvoir renvoyer ses premiers compagnons dos à dos, et ainsi de suite. Sans force armée, sans soutien du colonisateur auquel il s’oppose intimement puis clairement : la révision des accords de coopération en 1972 et la nationalisation de Miferma en 1974, sans que la Mauritanie ait un poids spécifique comparable à celui du Maroc ou de l’Algérie, il fait jeu presque égal avec le roi Hassan II pour la décolonisation de la partie du Sahara qu’administrait l’Espagne. Juriste, formé à Paris, il invente de fait ce qui aujourd’hui s’appelle – notamment dans la France des « gilets jaunes » – la démocratie participative : ce fut la réalité que voulait approcher le parti unique de l’État, selon les habitudes de toujours en Mauritanie, sous tente ou au village, débat et consensus.
Aujourd’hui, comment le fondateur peut-il se réincarner ? Le pays n’a plus de cause transcendant les clivages, la force militaire est nationale mais elle a absorbé l’État au lieu de contribuer à son développement et à sa neutralité, l’obsession d’une maturité et d’un désintéressement pour le bien commun n’est plus la passion pédagogique des tenants du pouvoir. Ce bien-même n’est plus identifié : il est objet de prédation, pas la disposition pour tous.
La succession truquée ne peut recéler la surprise d’une conversion du nouvel arrivant au premier rang, que si l’ambiance générale dans le pays l’attend et la réclame. Les deux premières années suivant le « 12-12 » faillirent être de cette sorte. Avec l’aveu tolérant du président Moktar Ould Daddah – que sa mémoire nous bénisse et nous aide – plusieurs de ses anciens ministres vinrent, en 1986, à l’aide de l’obscur aide-de-camp des années 1970. Mais ce dernier n’eut pas le discernement du patriotisme des diverses composantes du pays, la méfiance, dès 1987, engendra le massacre et en 1992, le système – encore sanglant des « années de braise » – était trop installé pour que la victoire et le pouvoir soient cédés à un compétiteur au grand nom.
L’idéal faillit se réaliser au printemps de 2007, les forces armées n’intervenaient plus que pour soutenir la « transition démocratique ». Exactement comme en 1978, ce sont malheureusement des civils qui soutinrent la velléité puis le dessein des militaires.
2019, donc : ou bien la conversion d’une personnalité refusant d’agir pour compte d’autrui, ou bien un pays entier imposant la sincérité des urnes, parce que la Mauritanie aura refusé le fatalisme et la désunion. La quadrature du cercle n’était pas moindre en 1957.
Ould Kaïge