La problématique de l’alternance pacifique au pouvoir est plus que jamais au cœur du processus de démocratisation en cours dans la plupart des pays africains, y compris la Mauritanie. Elle est même devenue d’une brulante actualité ces derniers temps dans cet espace géopolitique où des mutations et des changements profonds sont à l’œuvre dans tous les domaines. Un regard sur la carte du continent montre clairement la prégnance de ce phénomène sans précédant qui rythme à des degrés divers la vie politique de presque tous les pays. Certains ont relativement réussi à acclimater cette déferlante institutionnelle, d’autres en vivent encore les affres de l’accouchement douloureux. En effet, l’histoire sociopolitique récente de l’Afrique est marquée par l’effondrement de nombreux régimes autocratiques et l’instauration, un peu partout, d’une démocratie constitutionnelle pluraliste. Bien plus formelle que réelle, celle-ci a au moins le mérite de remettre en cause et de balayer la plupart des systèmes de parti unique ou issus de coup d’Etat militaires qui sévissaient à l’ombre d’un ordre mondial soumis aux impératifs de la seule realpolitik. Elle a permis l’instauration d’un certain pluralisme politique, syndical et économique, rompant avec la chappe de plomb du monolithisme et de l’autoritarisme des régimes antidémocratiques, ainsi que l’émergence progressive de sociétés civiles assez dynamiques revendiquant plus de liberté et de transparence dans la gestion des affaires publiques.
Pratiques mafieuses
Dans les constitutions adoptées et mises en œuvre par la quasi totalité des pays en voie de démocratisation – si l’on peut dire –les règles du jeu démocratique ont été bien définies pour garantir le fonctionnement régulier des institutions et contribuer à l’enracinement de la démocratie. Les règles relatives à l’alternance au pouvoir ont fait l’objet d’un soin particulier, tant leur application ou son refus constitue la pierre angulaire, le marqueur fondamental de la réussite ou de l’échec de l’ensemble du processus démocratique. La plupart des blocages, dysfonctionnements et turbulences qui émaillent la vie politique de certains pays ont leur source dans l’absence d’alternance, ou dans les mauvaises conditions de leur mise en œuvre éventuelle. L’exercice effectif de l’alternance se heurte généralement à un système fondé sur la confiscation du pouvoir et l’accaparement des richesses du pays par une petite nomenklatura hybride de prédateurs civils et militaires, qui recourt à la corruption, à la fraude électorale, à la politique du ventre et à la violence pour maintenir le statu quo en sa faveur. Aux antipodes de ces pratiques mafieuses, les impératifs d’une démocratie authentique exigent une culture de l’alternance politique fondée, entre autres, sur l’indépendance de la justice, l’impartialité de l’administration, la neutralité de l’armée, la liberté et l’égalité des citoyens devant la loi, la consultation périodique du peuple par voie électorale. Plus cette culture est ancrée dans les mœurs politiques d’un pays, d’une société, plus ceux-ci sont aptes à vivre dans la paix et la stabilité et à progresser dans tous les domaines. L’alternance permet l’indispensable débat d’idées qui est le signe de la bonne santé d’une société productrice de sens, de valeurs et de richesses, résolument tournée vers l’avenir. Les campagnes électorales auxquelles elle donne lieu sont des moments forts de la vie politique, une sorte de dialogue grandeur nature où les candidats confrontent leurs programmes et leurs projets de société tout en les proposant au libre choix des citoyens. C’est cette confrontation dans l’espace public qui structure la vie politique, renforce le sentiment d’appartenance nationale, forge la citoyenneté et donne substance à la démocratie, dont on s’approprie la lettre, et surtout l’esprit, l’empêchant de la sorte de n’être qu’une démocratie formelle, une démocratie de façade. Le respect de la constitution, des règles du jeu démocratique, en particulier de la règle de l’alternance, est une condition sine qua non de l’exercice effectif de la démocratie et une garantie de la stabilité des institutions. La force et la pérennité de celles-ci constituent un garde-fou contre les tentations de confiscation du pouvoir par un individu ou un clan au détriment de la volonté du peuple et de son droit de décider du choix de ses responsables. L’alternance démocratique permet ainsi de renouveler légalement le personnel des dirigeants par la tenue d’élections libres et transparentes, et l’émergence de leaders capables d’assurer la relève au sein de la classe politique, loin de toute « patrimonialisation » du pouvoir, du culte de la personnalité. La compétition, les impératifs de la bonne gouvernance et l’obligation de résultat, la volonté des élus et des acteurs politiques à continuer à gagner la confiance des électeurs, l’épée de Damoclès de la sanction populaire suspendue au-dessus de leurs têtes, tout cela souligne le sens et le rôle assigné à l’alternance pacifique au pouvoir en vue d’approfondir la culture démocratique et créer les conditions propres à la stabilité et au développement durable. Il est, en effet, communément admis aujourd’hui qu’il n’y a pas de stabilité et de développement sans démocratie, et qu’il n’y a pas de démocratie sans alternance.
Phénomène continental
Qu’en est-il présentement de la pertinence, de la réalité sur le terrain de ce postulat à la lumière des expériences de démocratisation en Afrique depuis le déclenchement de ce processus? Ce n’est pas le lieu, ici, de tenter de dresser un bilan exhaustif d’un phénomène continental complexe et toujours en marche. On peut observer, néanmoins, que des avancées non négligeables ont été réalisées dans plusieurs domaines comme le pluralisme, les droits et libertés, la gouvernance, etc. Ces acquis limités sont cependant menacés en permanence par la persistance du comportement de certains pouvoirs mal dégrossis, héritiers de systèmes obsolètes, et ce malgré la profession de foi et le vernis démocratique qu’ils affichent officiellement. Mais le plus grand défi démocratique – le talon d’Achille de la démocratisation continentale – demeure la question cruciale de l’alternance au pouvoir qui se heurte à de nombreux obstacles, polarise la vie politique et provoque souvent des remous et des tensions relativement graves. Parmi les raisons de cette réticence, de ce refus de l’alternance, on peut citer les pesanteurs socioculturelles, le legs des années de braises, la volonté farouche des nomenklaturas dirigeantes superficiellement converties à la démocratie, de préserver les privilèges et les biens mal acquis durant leurs règnes, et surtout la peur viscérale de devoir rendre des comptes en cas de perte du pouvoir. Cette crainte est d’autant plus lancinante que l’impunité qui les protégeait du contrôle et des poursuites, est désormais révolue dans un contexte général qui a pour crédo universel l’instauration de l’Etat de droit, de la démocratie et de la bonne gouvernance.
A l’heure actuelle, le continent présente une configuration politique où l’on pourrait distinguer, grosso modo, deux catégories de pays prétendant avoir assuré officiellement un système démocratique pluraliste. Il y a des pays où la démocratie, en particulier le respect de l’alternance, a un contenu concret se traduisant par le développement d’une culture démocratique endogène, une amélioration de la gouvernance. Le Sénégal, le Mali, le Benin, le Cap vert, le Ghana, l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Botswana, etc. connaissent une alternance régulière au pouvoir, jouissent d’une relative stabilité et font des progrès notables sur la voie de l’émergence. La Tunisie au nord du Sahara et le Burkina Faso au sud, occupent une place de choix au sein de ce club démocratique vertueux, drapés dans la dignité et la légitimité que leur confère un « printemps arabo-africain » dont la moisson a passé la promesse des fleurs. Le Maroc, la Cote d’Ivoire et le Niger s’intègrent lentement dans cette mouvance en raison de la complexité de leur trajectoire historique.
Le reste des pays africains, c’est-à-dire la grande majorité logent à la même enseigne en vivant sous un régime où la lettre de la démocratie donne le change et l’apparence prime sur la réalité des choses. On y trouve pèle – mêle des pouvoirs « dynastiques » comme au Togo, au Gabon, en RDC, et des pouvoirs « despotiques » comme en Ouganda, au Cameroun, au Tchad, au Congo Brazzaville, etc. Le dénominateur commun de ces succédanés de démocratie formelle est le recours au tripatouillage de la constitution pour convenance personnelle, à la fraude électorale, à la gestion patrimoniale de l’Etat, au pillage des ressources du pays et à la répression féroce des opposants et des populations. La situation dans cette catégorie de pays est toujours marquée par l’instabilité, le chaos économique et social, une mauvaise image à l’extérieur. D’un côté on trouve des chef d’Etat modèles bien élus, qui choisissent de quitter le pouvoir au terme de leur mandat conformément à la constitution, en particulier au principe de l’alternance, en laissant des pays apaisés et jouissant eux-mêmes de l’estime et du respect de leurs citoyens et du reste du monde. Nelson Mandela, qui aurait pu prétendre légitimement à la présidence à vie compte tenu de sa stature historique exceptionnelle, en est le parangon le plus illustre. En faisant preuve de lucidité, de courage, d’honnêteté et de patriotisme, ces éminents démocrates ont confirmé leur stature d’hommes d’Etat et démontré la possibilité et la nécessité de l’alternance sans fraude électorale, sans violence et sans violation des textes en vigueur.
C’est dans ce sens que Barak Obama avait exhorté les dirigeants africains en leur demandant de respecter la constitution et de jouer honnêtement le jeu de la démocratie à l’instar de Nelson Mandela et de George Washington : « Nelson Mandela et Georges Washington ont laissé un héritage durable en quittant leurs fonctions et en transmettant le pouvoir pacifiquement ». Ces chefs d’Etat, sortis du pouvoir par la grande porte et ayant renoncé à interférer dans le jeu politique local, sont souvent devenus par la suite des personnes ressources pour l’Union Africaine et d’autres organisations, en servant de facilitateurs et de médiateurs dans de nombreuses crises politiques. A l’inverse, d’autres chefs d’Etat, mal élus et pratiquant un système de vases communiquant entre le pouvoir et l’argent, entre la sphère publique et la sphère privée, continuent à vouloir se perpétuer au pouvoir en usant de subterfuges comme la modification de la constitution, l’organisation d’élections fraudées, la répression et les tentatives d’immixtion dans la vie politique après avoir été contraints de quitter la scène publique. En réalité, ils ne font que tricher avec la loi, trahir leurs peuples, exposer leurs pays à de graves dangers et se mettre l’opinion nationale et internationale sur le dos. L’aveuglement, l’égoïsme, la boulimie et la pusillanimité l’emportent chez eux sur toutes les autres considérations, en particulier la nécessité d’assurer le décollage de leur pays et de leur mise sur les rails de la démocratie et de la liberté.
Qu’en est-il, aujourd’hui, dans cet ordre d’idées, de la Mauritanie ? Ou va-t-elle ? Est-elle classable dans l’une des catégories déjà évoquées? Ou existe-t-il une exception mauritanienne ?
Un prochain article consacré à l’évolution politique du pays, et dressant un état des lieux actuel tentera d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations plus ou moins existentielles.