Le débat passionnel, autour du franc CFA, a donné lieu, l’autre jour, à un duel des plus improbables, opposant deux protagonistes aux profils on ne peut plus dissemblables. A ma gauche, Kémi Séba, à qui il faut reconnaître la paternité, au moins dans la période récente, de la résurgence dudit débat. Ancien leader de la Tribu Ka, groupuscule nébuleux et sulfureux se réclamant de l’afrocentrisme, Kémi Séba vivait, béninois et français, au Sénégal, ces dernières années, vraisemblablement las de moult démêlés avec les autorités françaises. Lesquelles l’avaient dans le viseur, au prétexte, notamment, d’un antisémitisme présumé violent. Ses détracteurs lui prêtent un voisinage avec des milieux et des figures de l’extrême-droite française, dont Alain Soral. On lui prête, également, une certaine connivence avec l’humoriste Dieudonné, également suspecté des mêmes accointances et errements. Orfèvre en réseaux sociaux dont il possède les codes, passé maître dans l’art de l’agit-prop, de la provocation et du buzz médiatique, l’homme ne laisse pas indifférent. Selon la formule consacrée, on l’aime ou on le déteste. Ces derniers temps, il a plutôt le vent en poupe. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore.
A ma droite, Lionel Zinsou, qui émarge à un registre bien différent. Impressionnante mécanique intellectuelle, bardé de diplômes et de références, Zinsou, neveu d’Emile Derlin Zinsou, ancien Président du Dahomey, représente ce qui se fait de mieux, en matière de parcours universitaire et des « sacrements académiques » qui vont de pair. Son brio n’a d’égal que son entregent et son carnet d’adresses. Ancien élève de Louis le Grand, comme un certain Léopold Sédar Senghor, dont son oncle fut, paraît-il, le médecin, normalien, professeur des universités, agrégé d’économie, ancienne plume de Laurent Fabius, ancien PDG de BSN, ancien cadre de la banque Rotschild, ancien PDG du Fonds d’investissement PAI Partners, ancien Premier ministre du Bénin, de Juin 2015 à Avril 2017, ancien candidat malheureux, en 2016, à la présidence du Bénin, éminence grise de dirigeants africains, à ses heures perdues, responsable, depuis Juin 2017, du think-tank Terra Nova, proche du Parti socialiste français, aujourd’hui plus proche, semble-t-il, du Président Macron, monsieur Zinsou peut se prévaloir d’un pedigree qui le prédisposait à se défaire facilement de Kémi Séba, dans un débat de caractère technique consacré à un sujet qui ne l’est pas moins : la monnaie et, en l’espèce, le CFA . On peut s’étonner, d’ailleurs, que le grand homme (dans toutes les acceptions du terme car Zinsou mesure près de deux mètres) ait accepté la confrontation.
Au fait, pourquoi le CFA fait-il, aujourd’hui plus que jamais, débat ? Ou plus exactement, pourquoi le débat, autour de cette monnaie commune à certains pays africains, fille de la colonisation dont elle tire sa dénomination, connaît-il, depuis quelques semaines, une telle inédite fortune médiatique, avec, en guise de sommet, une journée dite de mobilisation? Tout commence par un geste qu’on peut différemment renvoyer, suivant son penchant, à une révolte sincère ou à une énième provocation médiatique. Ce geste, on le doit à Kémi Séba qui, en brûlant un billet de 5000 francs CFA, a lancé le top départ de la campagne contre ce symbole. Campagne dont l’envolée, notamment sur les réseaux sociaux, connut une expansion à la vitesse des réseaux sociaux, c’est à dire virale. Les autorités sénégalaises, aiguillonnées par une plainte de la BCEAO, se rebiffent. Kémi Séba est embastillé, puis relâché et, finalement, expulsé vers la France. La mesure décuple la surface médiatique du provocateur et son aura, tout en lui offrant une tribune. C’est précisément dans une tribune qu’il affrontait Lionel Zinsou, le jeudi 28 Septembre. Du débat n’advint pas ce qu’il devait advenir, pour la raison simple que les bretteurs ne se situaient pas sur le même registre. Zinsou choisit, d’emblée, le terrain de l’expertise, sa zone de confort, en quelque sorte. Il use de l’argument d’autorité et, sans jamais l’invoquer, de sa légitimité académique ; il est question de mécanismes monétaires, de comptes d’opérations… En face, le tribun Séba sait qu’il n’est pas de taille, en ce champ. Il esquive donc. D’autres contradicteurs que lui eussent été plus coriaces, comme l’économiste ivoirien Nicolas Agbohou, lui aussi adversaire acharné du CFA mais universitaire.
Et pourtant, surprise, le pronostic est déjoué. Kémi Séba, dont certains n’ont cessé d’instruire le procès en légitimité, est loin d’être ridicule. Il a su, d’emblée, rassurer. Au rebours de sa réputation, il honore son « aîné » du respect qui lui est dû, au nom « des traditions africaines ». C’est de bon augure. Il a, surtout, l’habileté de déserter le terrain de la technicité, pour celui, moins glissant, de « la politique » ; plus précisément, de la rhétorique militante. Il est aussi servi, on doit à l’honnêteté de le reconnaître, par une salle à sa main et dont le public lui était largement acquis. « Avec un accueil aussi chaleureux, pourquoi ne vous présentez-vous pas à des élections ? », lui lance un Zinsou un brin condescendant. Enième esquive de Séba.
D’où vient qu’au total, Lionel Zinsou n’ait pas dominé comme et autant qu’on aurait pu l’escompter, son adversaire ? Principalement parce qu’il a choisi – et s’est cantonné à tenir – le rôle de l’expert. Or, c’est bien connu, l’expert n’a pas de sentiments, ni davantage d’états d’âme ou parti pris. Il se contente d’être expert. Malgré le brio et la vigueur de sa démonstration, Zinsou a été à la peine, dans son plaidoyer en faveur du CFA, alors que Kémi Séba a davantage touché sa cible. En prenant le parti de la technique – de la technique seule –Zinsou a semblé minorer le symbolique et l’humain, alors que son contradicteur du jour n’aura eu aucun mal, en parlant aux cœurs, à faire oublier et à se faire pardonner sa méconnaissance, abyssale, de la technique. L’expert a perdu, à force de ne s’adresser qu’à ses pairs experts. Autant dire, à personne. Ou, alors, à une infime minorité. Peut-être a-t-il perdu de vue une chose essentielle : la salle n’en était pas peuplée ; elle était, tout simplement, à l’image de l’Afrique.
Tijane Bal