Je suis francophone et même français. Néanmoins j’ai été surpris par un plaidoyer de vlane, bloggeur mauritanien de talent et francophile, lequel s’achève par ceci : « En finir avec le français, c’est porter un coup criminel à un moyen de se comprendre tous ». (1)
Une question me vient : Combien « sont -ls tous » à devoir se comprendre par le français ? Ne sont ils pas aujourd’hui, plus nombreux à pouvoir se comprendre par une langue autochtone, comme le hassaniya ou le wolof dans leur vie quotidienne ?
Une langue n’est pas qu’un véhicule de communication ou un agent neutre de médiation pour l’appropriation d’un savoir. Elle pose aussi une représentation du monde. C’est en cela que les africains jouent leurs identités dans la question linguistique. Sur ce point, il est illusoire de croire que l’on puisse s’approprier les caractères d’une civilisation par une langue autre que la sienne, et garder sa vision du monde. (2)
Je constate, pour être aussi à l’écoute des militants de l’arabisation, que les plus réfléchis d’entre eux, ne sont pas opposés à une civilisation imprégnée d’occidentalisation. Mais favorables à une occidentalisation maîtrisée. En cela, ils ne sont pas différents des russes ou des chinois. Car à Pékin comme Moscou, on ne confond pas occidentalisation et transformation culturelle. L’enjeu des langues pose la question suivante : Puis-je m’approprier des caractères de civilisation souhaitée (actuellement souvent occidentale) avec ma langue Hindi et conserver ma vision du monde ; ou dois-je adopter l’anglais-monde, lequel est devenu le promoteur dominant de civilisation ? La question se pose autant à l’intérieur de ce que l’on appelle « occident » qu’en dehors de lui. Quand au choix fait à ce sujet, il se gagne de luttes et d’efforts, qui sont des paris pour l’avenir, assurés par des servitudes au présent.
Les allemands veulent garder leur représentation du monde et sont aidés pour le croire, par leur énergie et la consolidation de l’espace germanique dû à l’expansion de l’Union européenne. Les chinois comptent sur leur nombre. Les pays arabes ont la même ambition avec de nombreux handicaps, mais une volonté farouche de tenir le pari. La France fait le même choix, avec une détermination contrariée par son recul relatif en Europe et l’avantage que lui procure son héritage colonial. D’où la francophonie. (3)
Les africains subsahariens semblent, pour la plupart, avoir admis le principe d’une langue extérieure médiatrice et renoncent à terme à une vision africaine du monde. Dans cette logique, les langues africaines sont dévolues à servir d’ingrédients à des créolisations unifiées autour de deux ou trois langues (Anglais, Français, Arabe…?). Ce processus n’est pas nouveau, mais en accélération. Le Hassaniya par exemple, peut être vu comme un créole de l’arabe, presque abouti. (4)
Sentiment de fragilité
En Mauritanie, la situation est celle-ci : l’arabisation militante voudrait réinscrire l’espace mauritanien dans le processus d’intégration débuté il y a plus de 6 siècles. Ce dernier, ne concerne pas seulement les locuteurs du hassaniya. Il faut ici se rappeler ce qu’étaient et sont encore, en partie, les lettrés de la vallée du fleuve Sénégal et sud Guidimagha. La francophonie souhaite poursuivre le chemin initié il y un siècle, vers une civilisation occidentale à médiation française. (5)
Aucun de ces points de vue ne l’emporte par une positivité ou négativité absolue.
Mais il est important que les militants mauritaniens du français ou de l’arabe, prennent conscience de l’enjeu ultime du débat. Celui-ci comptera pour le siècle à venir, comme le choix de cheikh Baba ould Cheikh Sidiya en son temps(6). Le vénérable s’était déterminé pour un pays pacifié, pour les apports d’une nation matériellement supérieure et la promotion de sa personne ; au prix de la domination politique de la France. Il ne s’est trompé sur aucun de ses calculs. Mais sa détermination n’imaginait pas un processus de substitution linguistique. Avec le recul, chacun peut examiner en quoi les transformations linguistiques et culturelles ont dépassé le choix de Cheikh Baba et les apprécier comme il voudra.
Les mauritaniens sont à nouveau devant un choix qui laissera leurs descendants assumer leur héritage, comme ils le font aujourd’hui pour celui laissé par la génération de Cheikh Baba. Mais encore faut-il pour faire un choix éclairé, se donner la force d’âme de s’extirper des confusions qu’imposent les nécessités du présent, tout en réalisant à quel point l’identité est un acquêt, davantage qu’un patrimoine.
De nombreux bidhanes sont francophiles pour l’avantage que leur procure le français dans leur carrière. Nombre de locuteurs des langues négro-africaines mauritaniennes ne voient dans la francophonie qu’un moyen pour leurs compétitions politiques interethniques. Les dirigeants font le choix du français pour y arriver ou se maintenir. Les militances pour la langue arabe répondent à des logiques similaires.
Les ressemblances des contraintes dans lesquelles se trouvaient les « cheikhs baba » au début du siècle dernier et les mauritaniens de nos jours, n’échapperont pas à ceux qui connaissent l’histoire de leur pays. La moindre d’entre elles et le sentiment de fragilité qu’ont les élites de leurs situations personnelles et la pauvreté du plus grand nombre.
Mais quelle que soit la dureté des circonstances, il n’en demeure pas moins que les mauritaniens doivent se déterminer dans une perspective Historique, s’ils se veulent un avenir d’identité choisie. Ce qu’ils ne payeront pas de leurs efforts aujourd’hui, sera subi par leurs enfants.
Les fameux « amoureux » de la langue de Molière comme ceux non moins touchants de la langue d’Al-moutanabbi, doivent y songer. Lesquels « amoureux », soit dit en passant, se situent aux combles de l’irresponsabilité pour un enjeu Historique, tout en étant au sommet de la légitimité pour défendre une langue… et ceci n’est pas seulement pour en sourire.
(1)http://chezvlane.blogspot.fr/
(2) Les langues sont vivantes, mais une dynamique interne n’a pas le même effet sur l’esprit, qu’une emprise externe : je peux continuer à appeler zebdeu, le beurre et désigner l’aptitude d’une personne par « was’atu » ; en faisant évoluer le sens commun de l’usage hassani du mot. Dans un cas, il y a rupture linguistique et mentale, dans l’autre ; évolution. C’est de proche en proche qu’une langue meurt ou se revitalise et la pensée liée en fait autant.
(3)La francophonie sera mieux servie par des français qui prennent la mesure de ses conséquences non souhaitées, pour mieux les prévenir et par des africains conscients et volontaires pour la transformation mentale qu’elle opère. Sans quoi, elle expose l’Afrique francophone comme la France, à des malentendus douloureux comme a pu les produire la colonisation, parallèlement à ses apports réciproques positifs.
(4)La créolisation est douloureuse et handicapante pour l’intelligence collective. Mais uniquement durant son processus de formation. Il faut constater pour s’en convaincre, le bonheur des hassanophones à être les bihanes qu’ils sont devenus, au terme de 6 siècles.
(5) Ceci ne fait pas oublier la minorité ultra-lucide qui tache de préserver les langues autochtones. Isolée politiquement, elle est pionnière de la conservation de ces langues, lorsqu’elles seront toutes mortes.
(6) Le vénérable cheikh Baba ould Cheikh Sidiya est ici à prendre comme la figure symbolique de tous les mauritaniens ; qui après une phase de refus ou de lutte, face à une invasion étrangère, ont fait un choix raisonné de l’accepter.