Cher frère,
J’ai pris connaissance avec un certain retard de la lettre par laquelle vous m’interpelez, dans les colonnes du journal le Calame. Je comprends qu’il a été laborieux pour vous de mettre la main sur ma boite postale et que vous soyez obligé de donner la primeur d’une lettre qui m’est adressée aux lecteurs du Calame. Je n’en suis pas offusqué et j’apprécie d’ailleurs le professionnalisme de ce journal, bien que je ne le lise qu’avec une régularité douteuse.
Ce n’est tout de même pas le Calame qui fixe l’Ordre du Jour. En revanche, j’écoute avec assiduité Radio-Mauritanie. Je présume d’ailleurs que si vous aviez eu la prévenance de mettre cette lettre entre les mains de mon ami Abdallahi o. Hormetalla, j’en aurais eu la primeur et elle serait parvenue avec moins de paresse.
Mais peu importe, l’expéditeur est tout de même maître du mode d’acheminement de son courrier, ça ne minore en rien la valeur des idées exposées et la ferveur et la sincérité des sentiments exprimés. Je me rappelle que j’ai dû moi-même, il y a 33 ans, alors que j’étais en séjour à Tichitt, confier une lettre à la caravane de sel (l’amersal) reliant Aïoun à la cité historique ensevelie, au pied du Dhar, dans les sables de la Tamokrarett, pour donner mes nouvelles à des compagnons qui séjournaient, eux, dans la capitale du Hodh El Gharbi.
La lettre est parvenue à ses destinataires qui purgeaient une peine de travaux forcés de 12 ans, pour appartenance à un ‘’mouvement idéologique’’. J’ai même reçu la réponse, par le même canal. La lettre a eu la vie longue, parce que les gens d’Aïoun se sont arrangés, je ne sais au prix de quelles acrobaties, pour la réexpédier vers leurs camarades de Boumdeid et Kaédi. Seuls y ont échappé ceux qui étaient à Aoujeft et Ouadane.
J’avais joint à ma lettre un cadeau constitué de dattes de Tichitt et de viande sèche qui apparaît maintenant insignifiant mais qui était alors aussi précieux que l’or. C’était la période, précisément, où le scorbut sévissait, abattait les plus fragiles et menaçait, avant tout, tous les prisonniers en Mauritanie. Je fus secouru en même temps que la population de la cité historique pour laquelle j’ai lutté, en Octobre 1978, lors de l’Assemblée Générale de l’UNESCO, pour qu’elle soit inscrite au patrimoine mondial de l’humanité. Ce qui fut alors fait au cours de cette Assemblée, en même temps que les autres villes de même classe. Mon ordinaire, lui, fut amélioré. Non, non– n’en pensez rien– je n’ai pas commencé à nager dans l’abondance. Il y a eu une farine dans des petits sachets pour faire des potages et quelques biscuits vitaminés, le tout don du Croissant rouge.
Le fixe quotidien, le casuel, qui est imparti à ma catégorie, les grands criminels, était de 40 ouguiyas– les prisonniers politiques avaient, paraît-il, deux cents ouguiyas. Ceux qui m’hébergeaient arrivaient tout de même à me fournir deux repas par jour : un à midi : du riz aux haricots et un le soir : du couscous de blé américain assaisonné uniquement - mais copieusement - de sel. Voilà pour la qualité. Qui se plaindrait pour la quantité ? Un jour, le cuisinier, profitant de l’absence momentanée des gardes, est venu me dire, sous le sceau de la confidence, qu’il connaît des gens qui vont égorger un coq et que, si j’ai de l’argent, il peut s’arranger pour m’en obtenir un quart ou même une moitié. J’ai naturellement sauté sur l’occasion, bien que j’apprécie modérément le poulet. A l’époque, je n’étais plus étonné que la pauvreté conduise à partager un coq en quatre, depuis que j’ai rencontré en 1979 Adnan Abou Aouda, ministre de l’intérieur de Jordanie, qui m’a raconté qu’à la fin des années 1950, alors qu’il était enseignant dans un village du golfe –avant que le pétrole ne le submerge– il ne pouvait trouver à acheter comme viande qu’un quart de poulet et encore, me dit-il, c’était la croix et la bannière.
Dans le contexte où je me trouvais, terrorisé par le scorbut et tenaillé par la faim, les quelques produits alimentaires dérisoires dont je me suis privé et que j’ai expédiés à mes amis me donnaient le sentiment d’avoir accompli un acte d’abnégation proche de la générosité de Katow, le révolutionnaire qu’évoque le grand écrivain français, André Malraux qui fut ministre des Affaires culturelles du général de Gaulle pendant dix ans.
Dans sa jeunesse, Malraux était révolutionnaire et débarquait partout où les peuples combattent l’ordre injuste. Avant de combattre le fascisme de Franco au cours de la Guerre civile d’Espagne, il a d’abord été en Indochine et en Chine, du côté de la Révolution. C’est ainsi qu’il rapporte que lorsque l’insurrection de Shanghaï de 1927 a été vaincue par Tchang Kai Chek, appuyé par les Occidentaux, les révolutionnaires capturés étaient trop nombreux pour être tous fusillés. On résolut de les brûler dans les chaudières des trains. Le révolutionnaire Katow attendant, avec des dizaines d’autres, son tour avait pour voisins des jeunes qui étaient épouvantés par la perspective d’être brûlés vifs. Vieux révolutionnaire aguerri, il avait sur lui une capsule de cyanure pour se suicider, en cas de nécessité. Bouleversé par l’état d’esprit de ses codétenus, il décida de partager le cyanure entre eux et d’affronter lui-même le feu… C’est le sommet de la générosité et de l’abnégation.
Cher frère,
Je sais que ce que je dis n'est pas ce que vous attendez et n'est peut-être pas ce que vous voulez. Mais il y a mieux que ceci et cela et comme beaucoup d'entre nous vous ne savez pas l’exprimer. Je vais vous le rappeler: C'est ce qu'il y a dans votre conscience d'homme libre, cette lumière ensevelie sous les gravats du quotidien et du contingent, du futile et de l'inutile. C'est cela qu'il faut tenter de déterrer et qui vaille la peine. Cette lumière abhorre le mal et le faux, et adore le bien et le vrai.
Je vous vois comme un lanceur d'alertes dont la sensibilité humaine ne s'est pas éteinte. En cette qualité, je perçois pour vous un filon - non lucratif - à exploiter. Cherchez vos semblables, faites une initiative–une Moubadara, pour mieux dire –demandez à tous, puissants au non, de ne pas blesser moralement, 40 ans après, ou 50 ans, je ne sais, les malheureux dont nous parlions tantôt et leurs semblables. Obtenez pour eux une trêve sur leur passé, en attendant d'y voir clair. Ce qu'il a d'honorable et de généreux doit être tu en compensation de ce qu'il a d'insupportable. Appliquez pour eux l'omerta. Que leur "péché" personnel d'antan se transforme en trésor de tous, en attendant que les historiens se penchent sérieusement sur ces pages d'histoire.
Certains acteurs de cette histoire ont quitté ce monde et je pense que c'était sans regret. Ce monde leur paraissait cruel, inhumain et sans signification. Mais nous devons faire un acte moral pour leur mémoire et pour apaiser l’amertume de leurs enfants. L'organisateur et le meneur de la grève des travailleurs de la Miferma qui a paralysé l'entreprise coloniale, en 1971, pendant deux mois m’a téléphoné il y a 4 ou 5 jours. Consultez Jeune Afrique d’Octobre ou Novembre 1971. Il disait que c’était la plus longue grève dans les anciennes colonies françaises, au sud du Sahara, depuis les Indépendances. Pensez-vous qu'il puisse être injurié dans ce passé? Pour ma part, je le vois nimbé d'une auréole de gloire. Il n’y a pas de gloire sans souffrance préalable. Je me rappelle, comme si c'était hier, du jour où il a été chargé d'aller à Zouérate reprendre le flambeau tombé en mai 1968, des mains des grévistes fauchés par les mitraillettes pour l'intérêt et les beaux yeux des actionnaires de Miferma et de leur financier, le baron Guy de Rotschild. Vous ignorez peut-être que le baron Guy de Rotschild a été décoré dans ces années-là de l'ordre du Mérite National Mauritanien. Votre Moubadara n'aura rien de plus urgent, je pense, que de récupérer cette distinction et de la remettre au citoyen mauritanien qui était venu de Zouérate menotté, en même temps que 220 ouvriers licenciés et étiquetés baathistes. Vous voulez savoir le nom de ce gréviste ? Je crains de lui rendre un mauvais service. Je doute qu'il veuille encore se faire remarquer, tant que sa médaille est encore dans les effets de Monsieur de Rotschild. C'est le même torturé de Zouérate qui m'a informé, la semaine passée, que le vieux Mohamed El Hacen o. Loud, la figure emblématique de la grève des Travailleurs de SOMIMA (des intérêts Sud-Africains blancs), de 1971 aussi, s'est éteint, à Nouakchott, après avoir été évacué d'Akjoujt. Mohamed El Hacen avait été, lui aussi, licencié sans droit en 1971, en même temps que deux dizaines de baathistes. La misère les a broyés pendant des années, en même temps que les 220 de Zouérate. Les autorités veillaient à ce qu'ils ne trouvent jamais d'employeurs. C'est seulement après 1978 qu'ils ont pu espérer une réinsertion.
Mohamed El Hacen, qui vient de nous quitter pour l'éternité, était sur le plan moral et politique un cas rare. C'était la rigueur morale et l'honnêteté intellectuelle personnifiées. Il avait mis fin à toute activité politique depuis l'instauration de la démocratie en 1991. Il considérait que la Mauritanie devant la démocratie ressemblait à une poule qui avait trouvé un couteau. Il n’estimait pas pouvoir militer dans un parti qui n'avait pas d'idéologie, ni de se mêler à des organisations dont les principes étaient fumeux. Jamais, il n'a mis les pieds dans un meeting ou une quelconque réunion depuis 25 ans, depuis que l'organisation du Baath local s'est dissoute. Tout sauf la compromission. On ne se voyait plus que très épisodiquement. L’idéologie s'est transfigurée, il ne restait plus que des reflexes, des souvenirs communs de moment d'anxiété, de peurs et d'espoir, de la solidarité indéfectible bâtie autour d'une cause commune qui ne concernait aucun en particulier, mais tous les misérables et les victimes de l'injustice.
Il y a des milliers de gens comme le regretté Mohamed El Hacen dont la mémoire, ou les sentiments ou les enfants doivent être respectés. C'est le cas de Matalla et Belkheir, de vieux dockers, qui nous ont quittés eux aussi. Leurs fils sont devenus dockers. Ces vieux dockers se sont engagés dans le mouvement où je militais au début des années 1970. Ils étaient déjà à un âge sûr et ce genre de gens ne s'engage pas facilement, mais pour la première fois de leur vie ils ont rencontré des jeunes–"instruits", disent-ils –qui partageaient leurs préoccupations intérieures et leurs sentiments enfouis. Plus, ils leur révélaient un monde d'espoir, un monde insoupçonné et merveilleux: les promesses de la Révolution, toute révolution qui vise à rendre la dignité aux opprimés. La sincérité éclatante de ces jeunes avait gagné les cœurs de ces hommes mûrs, courbés et ridés par le travail manuel pénible, la misère continuelle et l'injustice de l'Etat, à telle enseigne que tout ce qui sortait des bouches des uns allait droit dans les cœurs des autres. L'idéologie et les slogans du mouvement ont commencé à être petit à petit leur langage quotidien et, finalement, ils se sont identifiés à ce mouvement. Désormais, c'était leur tribu, une tribu qu'on cache mais pour laquelle on est prêt à mourir.
Lorsqu'intervint la rafle mémorable des baathistes de mars 1982 –400 personnes environ –un groupe d'une douzaine de ces dockers en faisait partie. Comme tout le monde, ils étaient au 100 m2 du Génie militaire. Le jour ils sont enfermés dans des cellules et l'alimentation est distillée au compte-goutte, y compris l'eau. On buvait une fois par 24h et les repas sont plus espacés. Le soir, on torturait ces hommes pour connaitre les membres de leur cellule et le responsable de celle-ci. En vérité, on n'attendait rien d'essentiel de ces interrogatoires de vieux Haratine–nous, on disait, à l'époque, les Arabes foncés–illettrés ou en cours d'alphabétisation clandestine. Ce que voulait la police c'était de les démoraliser ou, mieux, de les amener à se renier. Après quelques semaines, ils furent libérés à l'exception de deux ou trois. Aucun des objectifs visés n'a été atteint.
C'est sous l'actuelle République que j’ai revu pour la dernière fois les deux monstres historiques évoqués plus haut.
L'un ne marchait plus qu'appuyé sur une canne, l'autre a perdu la vue et ne sort plus que tenant la main de son plus jeune fils. Dans cette situation et à cet âge, ils me sont apparus comme les "Dormants de la Caverne". Moi-même j'ai complètement changé, sans m'en rendre compte, mais eux avaient encore à la bouche les slogans de l'extrémisme de gauche du 6ème congrès inter- arabe du parti Baath, tenu á Damas, en 1963, et dont la vedette a été Ali Saleh Saadi, le secrétaire général du commandement régional irakien, le prédécesseur d'Ahmed Hassan Al Bakr.
Ces slogans, espèces de psalmodies sacrées, avaient pour eux une fonction talismanique ou rédemptrice qui apportait une sensation intérieure bienfaisante pour l'esprit et le cœur, sinon pour le corps, á en juger par l'étincelle qui s'allumait et éclairait ces visages éteints.
Ils se sont rappelés le soir où par une nuit noire et froide ils ont été jetés, les yeux bandés –pour ajouter á leur épouvante– dans des cellules au sol nu et glacé. Je me suis rappelé, moi aussi, l'arrivée de ces nouveaux détenus qui ne savaient pas répondre par l'alphabet morse des prisons. Les éléments, qui avaient un certain rang dans la hiérarchie de l'organisation, communiquaient entre eux en frappant sur la paroi de la cellule contiguë avec un objet dur, et l'occupant de celle-ci transmettait au suivant.
Quelle réaction peut-on avoir face à ces hommes, dans cet état, 30 ans après ?
Je vais vous révéler en tout cas la mienne, puisque vous persistez, depuis un certain temps déjà, à renvoyer vers moi le trop-plein de votre cœur. J'ai simplement senti deux gouttes chaudes couler sur mes joues et lorsque j'ai voulu souhaiter la bienvenue à ces visiteurs, j'avais dans la gorge une arête.
Cher frère,
Je dois ajouter que toute évocation, même sommaire, de cette période ancienne qui ne rappellerait pas le rôle et les sacrifices de toutes sortes des gens du MND est une falsification. Ces gens ont tout sacrifié –il n'est pas nécessaire d'être d'accord avec eux pour le dire –en faveur des opprimés, des démunis, des travailleurs, des esclaves. Que cette vérité soit aujourd'hui oubliée, qu'il soit de mauvais ton de la rappeler, n'enlève rien au fait qu'elle est inscrite dans l'histoire de manière plus durable encore que ce qui est gravé dans le marbre et la pierre.
Venons-en maintenant aux sacrifices de ces "mouvements idéologiques" pour le pays.
Je me demande si vous vous êtes posé une fois la question: quelle est le plus grand danger auquel un pays peut faire face ? Je vous le rappelle: c'est la guerre. Quelle est la plus grave épreuve à laquelle la Mauritanie ait fait face depuis 1960 ? Il faut la rappeler encore: C'est la guerre du Sahara.
Bien que cette guerre signifiait la fin de la Mauritanie, très peu de gens se sont opposés à son déclenchement. L'aura du régime d'alors, la force de la mobilisation, l'encadrement de la population par le parti unique et sa milice étaient tels qu'il n'était pas facile de se désigner á la vindicte populaire et au courroux d'une autorité sans partage. L'hystérie généralisée qui a salué la guerre a découragé toute velléité d'opposition.
C'est pourtant dans ces conditions que les Baathiste et le MND - qui allaient s’allier pour six ans - ont dit non à la fin certaine de la Mauritanie. Je me rappelle des termes précis que nous avions dits aux responsables de l’époque: "une alliance avec le Maroc signifie que nous avons mis un nœud coulant autour du cou de la Mauritanie et donné l’autre bout à celui qui court deux fois plus vite que nous". Immédiatement quelques Baathistes ont perdu leur gagne-pain. Je crois que les gens du MND n’avaient rien à perdre.
Un an après, ce qui était inévitable est arrivé. Il s’est avéré indispensable que les troupes marocaines débarquent à Bir Mogrein, à Zouérate, à Atar, à Akjoujt, à Nouadhibou. Dès les derniers mois de l’année 1977, les troupes marocaines en Mauritanie étaient estimées à 12000 hommes, avec un armement bien différent du nôtre. L’économie, elle, était par terre. Le fondateur et le Directeur Général de la SNIM, Ismaël o. Amar, criait dans le désert : "arrêtez les dégâts". L’hystérie du départ a fait place au désarroi. On ne savait plus à quel saint se vouer.
C’est à la même époque, à la fin de l’année 1977, que le président Senghor, dans une interview à "Jeune Afrique", levait le voile sur les tractations en cours à propos d’un éventuel partage de la Mauritanie. Entre qui ? C’est ce qui n’est pas mystérieux….
C’est à partir de ce moment que les Baathistes ont pris conscience de la fragilité de la Mauritanie et c’est ce qui expliquera, plus tard –il n’est pas encore temps de revenir sur ces péripéties –leur refus entêté de toute aventure, bien que les occasions tentantes ne leur ont pas marqué.
Ils se sont braqués sur cette faiblesse qu’ils ont découverte, cette "fragilité de la Mauritanie", devenue un leitmotiv, au point d’en être obnubilés. C’est ce qui expliquera, toujours, leur difficulté à décrocher avec tout régime en place, fut-il néfaste pour eux-mêmes. Même en 1981-82, ils ont tergiversé avant d’engager la bagarre avec Haïdalla, de crainte qu’une mauvaise situation ne se transforme en catastrophe pour le pays. Memed (Ould Ahmed, un des leaders du parti Baath mauritanien, NDLR) continuait, pratiquement au moment où la police allait s’emparer de son poignet, à prêcher la bonne parole, à dire ‘’assurez-vous que vous ne commettez pas un péché à l’égard de cette créature de Dieu, assurez-vous au moins qu’il ne sera pas remplacé par pire que lui’’. Les autres lui répondaient : ‘’il n’y a pas pire que lui’’. Si Haïdalla avait fait les concessions nécessaires pour sauver sa peau et celle de son régime, les choses se seraient, sans doute, passées autrement. Lorsque le vote est intervenu, à notre niveau, j’étais le seul à voter avec Memed. Les jeux étaient faits.
Leur ligne de conduite, toujours, est d’éviter –ce qui n’est pas facile en Mauritanie, vous le savez –l’exaltation, l’emballement, d’éviter qu’un incident ne gouverne la politique et, au contraire, cherchent que la politique gouverne les événements. Ils supporteront un partenaire qui leur donne quotidiennement de la corne dans le ventre, mais pas un ami avenant dont les méthodes et la politique dissoudront la Mauritanie.
Ces ‘’mouvements idéologiques’’ qui ont défrayé la chronique dans le passé n’ont pratiquement plus rien de leur idéologie d’origine. Les ombres du MND dans leur aggiornamento, leur adaptation au temps, ont tout réduit à la défense de l’unité nationale, selon leur compréhension.
Les résidus Baathistes tiennent beaucoup – cela va sans dire – à la place de la langue arabe, mais on ne sait par quel miracle de la transfiguration, ils en sont venus, pour définir une position juste, que le curseur indique :’’préservation de l’entité mauritanienne’’.
Il est vrai que depuis quelques temps, certaines analyses tendent à dépasser ce blocage. D’aucuns les considèrent comme extravagantes, d’autres y voient, au contraire, la rigueur objective d’une vision pointue de la réalité, sans concession aucune à la subjectivité. Cette nouvelle approche rappelle que l’Etat est un moyen et la société une fin et qu’on devrait éviter, pour toute vision juste de long terme, l’amalgame entre la fin et le moyen et a fortiori la substitution de celui-ci à celle-là. Cette analyse ajoute – ce qui reste à vérifier objectivement sans affirmation gratuite – que depuis que l’Etat existe, c’est-à-dire depuis près de 60 ans, son hypertrophie s’est accompagnée de l’hypotrophie de la Société ou, plus grave, s’est opérée au détriment de celle-ci. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions que les contre-pouvoirs soient inexistants et qu’il soit si simple de prendre une décision – comme s’il s’agit d’une affaire familiale – d’entrer en guerre.
Les contre-pouvoirs institutionnels, dans les pays sous-développés, ne sont rien, seuls les contre-pouvoirs naturels, secrétés par la société constituent une réalité.
A la vérité, tout ce qui fait la fierté des générations passées et présentes, dans le Grand Sahara de l’ouest, ne comporte pas d’Etat. La Société n’a pas souvenir de l’Etat Sanhaja avec Tiloutan, Tarjutt, TalakaKine, etc., vers les 7e-9eSiècles.
C’est vrai, nos grands hommes appelaient l’Etat de leurs vœux et son absence les déprimait. L’un des rares hommes dont on peut dire, sans hésiter, c’est un savant, Cheikh Sidiya, parure de son temps, en pleurait pratiquement. J’en serais malheureux, si vous pensiez que Cheikh Sidiya est un simple maître de Mahadra, ou un simple chef de confrérie soufie. Cheikh Sidiya, par son savoir et sa conscience politique et historique était de la trempe des fondateurs d’empires, mais il était tombé au milieu d’une société déjà désorientée et son âge – il avait terminé ses études seulement à l’âge de 58 ans – sa fierté et sa sainteté l’empêchaient d’insister.
Si on avait enseigné la vie de Cheikh Sidiya aux écoliers, le spectre de la délinquance se serait infiniment éloigné.
Cheikh Sidiya était, de surcroit, le père et le précurseur de notre Résistance. Ce n’est pas le lieu de dire comment. Apprenons notre Histoire.
Cher frère,
Venons-en à d’autres aspects de votre lettre.
Vous semblez tenir pour des informations des rumeurs colportées par l’Internet, c’est-à-dire par la Rue. Je vous rassure, vous êtes comme tous les Mauritaniens, et il semble qu’il ne faut excepter personne. On s’emporte, on s’invective, on s’empoigne sur la base d’une information non confirmée.
Les précautions n’ont jamais semblé aussi indispensables pour s’informer que depuis que les lecteurs se sont transformés en journalistes anonymes. L’information à travers l’Internet n’est pas fiable. C’est comme si vous voulez prendre connaissance de la pensée de Karl Marx au cours d’un concert géant de Reggae.
Le journalisme était une profession régie par une déontologie rigoureuse, aussi impérative dans l’esprit des professionnels qu’une loi pénale. La loi elle-même achevait par un cordon sanitaire, un arsenal juridique, de protéger les individus, les sociétés et les Etats contre ses dérives, dont la moindre ne serait pas le risque de guerre civile ou de guerre entre Etats. Il a suffi d’une simple déformation d’une information pour qu’éclate une guerre entre l’Allemagne et la France (Dépêche d’Ems).
Il n’est pas dans mes habitudes de rectifier ou de démentir des informations erronées ou fausses colportées par l’Internet ou qui que ce soit d’autre, mais, pour une fois, je voudrais déroger à la règle. A titre d’exemple, vous me dites :’’ votre’’ compte Facebook. Mais je n’ai pas de compte Facebook. C’est un faux. Je m’empresse d’ajouter que ce n’est pas un drame. Quand on a été habitué au fouet et à la cravache, on ne se plaint pas d’une indélicatesse.
L’idée d’avoir une page de cette espèce ne m’a jamais effleuré l’esprit. A mon sens, pour ouvrir une telle fenêtre dans le plafond de sa chambre à coucher, il faut ou être quelqu’un qui estime nécessaire de s’adresser au public quotidiennement et qui craint que ses idées ne viennent trop tard sur la place publique ou alors être un jeune pressé qui se cherche encore et qui joue des coudes pour faire irruption sur la scène de la célébrité et, dare-dare, rejoindre le bal masqué de la confusion.
Vous voyez, cher frère, je cherche dans tous les azimuts où se situe le point nodal de vos préoccupations, pour éviter une réponse exhaustive fastidieuse qui ne s’occuperait que du fond. Ibn Arabi, le grand philosophe du 13e siècle, dont le surnom de Cheikh Al Akbar n’est pas usurpé, disait que celui qui contemple les choses à la fois dans leur principe et dans leur forme obtiendra la connaissance complète.
Cher frère,
Votre haut-le corps devant la situation actuelle, je le comprends, mais vous vous trompez si vous pensez que je suis serein, dans le sens d’indifférent ou inconscient. Chacun à sa façon qui tient à l’éducation, à l’habitude, à l’âge – l’âge n’est pas une collection d’années mais une accumulation de problèmes et de difficultés traversés.
Dans ma jeunesse, l’un de ceux qui m’ont élevé, chaque fois qu’il me voyait en proie à l’emportement et à la colère m’adressait sur le ton de l’indifférence froide cette apostrophe : ’’il faut verser le sable dans son pantalon’’. Avec le temps, je n’ai plus su réagir avec promptitude.
Comme vous êtes un chef, je ne vous adresserais pas le conseil obscur précédent, mais un autre. Vous êtes, en effet, un chef. Un vrai chef, c’est celui qui, sans que personne ne l’en charge, prend sur lui les problèmes des autres, c’est-à-dire de la Société. Les chefs ad hoc, provisoires, pour une mission déterminée sont des ‘’responsables’’. C’est autre chose.
En tant que chef, dis-je, investi par sa propre conscience, je vous rappellerais plutôt deux choses. D’abord la consigne Ashanti, l’ancien Royaume de l’actuel Ghana, destinée aux princes: ‘’ Doucement ! Doucement ! Un chef doit marcher doucement !’’ La seconde est un dicton Chinois :’’un faux pas se paie de regrets éternels’’, et le proverbe arabe ajoute : ‘’l’erreur est la provision de celui qui se hâte’’ !
Votre exigence rigoureuse – si je comprends bien – s’accommode mal de l’incohérence et des solutions de pis-aller. Mais n’oubliez pas que vous êtes dans une société de fourmis. Et je ne me réfère pas ici à notre récit mythique, aux temps premiers, lorsque tout se mettait en place. La fourmi, selon ce récit génésiaque avait volé la nourriture des orphelins. Le bon Dieu, pour la punir, a serré son ventre, de telle sorte que son corps se réduise à une tête et un arrière-train.
Maudite, elle a été condamnée à errer, perpétuellement, à la recherche de nourriture, à l’emmagasiner, et, dit-on, à ne jamais pouvoir en user, faute de ventre.
Ce qui est à propos, c’est ce que nous disent depuis peu les spécialistes des sciences naturelles. Nous croyions jusqu’ici que la société des fourmis était industrieuse et disciplinée. Or, non. Les entomologistes ont découvert qu’un tiers seulement de la fourmilière travaille. Un tiers ne fait rien – vous nous retrouvez – et un autre tiers, vous nous reconnaitrez davantage, sabote ce que le premier tiers réalise.
Dans une société pareille, vous devez garder vos nerfs.
Pour ne rien arranger, Cheikh Sidiya rapporte quelque part un dit du Prophète qui énonce qu’ ‘’il viendra un temps où les plus heureux des hommes seront des coquins fils de coquins’’.
Je vous laisse juge de la distance qui nous sépare de ce temps….
Le moment est venu, je crois, de terminer cet accusé de réception, je suis conscient d’abuser de votre patience. Je vous écrirais plus tard, peut-être, si vous n’êtes pas apaisé entre temps.
Je n’ai pas de remède à ce qui vous préoccupe et agite votre esprit, c’est-à-dire, probablement, tout ce qui porte le caractère de l’inconséquence.
L’essentiel, en toute circonstance, pour l’individu, c’est de ne pas se perdre sous le rapport du devoir. Pour le pays, la chose est plus simple, – ce qui ne veut pas dire plus facile – depuis que nous savons que la sagesse consiste à donner à chaque chose la place qui lui revient.
Fraternellement vôtre.
Mohamed yehdih o. Breideleil