Nous sommes en guerre. Non pas une guerre conventionnelle, si tant est qu'une guerre puisse être conventionnelle, mais une guerre sale, une guerre qui pourrit les esprits, sclérose l'intelligence, mine toute tentative de dialogue, d'amour de l'autre à l'autre et de soi à soi. Une guerre de tranchées qui s’exacerbe régulièrement, au moindre événement. Derniers en date, l'expulsion des haratines qui « gazraient » un terrain qui n'était pas à eux mais qui était devenu leur seul chez eux et le Prix américain décerné à Birame. Et voici la machine à cris d'orfraie en branle, alimentée par les arrestations de membres d'IRA, avec force « témoignages » au moulin des médias officiels, histoire de bien chauffer les esprits et de « venger » notre honneur bafoué par la distinction américaine...
Comme si nous devions tenir les Américains et/ou les Occidentaux responsables de nos failles, dénis, et autres aveuglements. Pendant des années, nos autorités ont nié l'esclavage, arc-boutés sur le terme, fourre-tout et peu explicite, de « séquelles », envoyant raconter, partout dans le Monde, que tout va pour le mieux chez nous... Désastreuse stratégie de communication, vite démontée et gagnée par l'IRA. Puis virage soudain. Voilà mises en place des juridictions spécifiquement consacrées aux crimes d'esclavage. Je ne pense pas que ces tribunaux délocalisés n'aient eu pour but que de faire marcher l'industrie du bâtiment....
Nous avons nié, nié encore, tout nié, tout enfermé dans le noir de nos contradictions et hypocrisies. Nous avons fait, du déni, une politique, là où il aurait été plus simple, tellement plus simple, de dire : « Oui, il existe encore, chez nous, des cas d'esclavage. Ils ne sont pas légions. Mais nous nous battons contre et les nous punirons sévèrement ». Ben, non. Nous avons préféré ménager nos sociétés, ne pas « secouer le cocotier », ne pas faire de vagues, sachant que chaque groupe, CHAQUE groupe, chaque tribu, chaque ethnie, hormis les Wolofs, a pratiqué l'esclavage et possède, encore, en son sein, des « affranchis » ou considérés comme tels. Cela aurait mis en péril les chefferies traditionnelles et nos sentiments d'appartenance à telle ou telle caste ou ordre social. Attaquer ce phénomène de front aurait été attaquer les fondements mêmes de nos manières de vivre et de nous penser.
Nous avons voté des lois criminalisant l'esclavage mais les juges ne sanctionnent pas les maîtres, lors de cas avérés, petits arrangements entre gens de même milieu et de même culture, membres de ces entités où le groupe ou l'appartenance au groupe est monté en quasi-divinité et doxa intangible. Et, pourtant, malgré les terribles paroles de notre Président, balançant que « n’est esclave que celui qui veut l'être », cet état de fait persiste encore ; pas à grande échelle, certes, mais persiste... Ne serait-ce que désigner une femme ou un homme du vocable « esclave », c'est de l'esclavage, nonobstant toutes les arguties et subtilités qu'on m'oppose parfois sur la « compréhension » de ce vocable.
Chez nous, l'esclavage n'a pas de couleur de peau. Il existe partout. Nous avons construit nos sociétés sur le servage, la coercition, l'utilisation de « l'animal » homme. Nous avons tricoté nos mentalités sur cet esclavage légitimé, pendant des siècles, par nos fuqahas. Nous nous sommes positionnés dans ces espaces saharo-sahéliens grâce à la servitude. Et les plus gros bataillons des anciens esclaves sont les Haratines. Ils sont les plus nombreux et concentrent, sur eux, misère et désespérance. Et colère qui ronge les plus jeunes, souvent, colère et violence. Ils sont ce miroir terrible de nous-mêmes ; les Haratines et leur pauvreté, les Haratines et leur place dans nos sociétés et nos imaginaires.
Dire ceci expose, parfois, à des insultes et à des procès en « anti-beydhane »... Comme si dénoncer que ce sont les Haratines qui sont les plus nombreux, parmi les anciens esclaves ou toujours maintenus en esclavage – oui, ça existe encore ! – signifiait dénoncer sa « communauté ». Comme si nous nous devions d’une fidélité aveugle, absolue, aux « nôtres », fidélité qui voudrait que nous ne parlions jamais de nos maux. Comme si indexer ce qui ne va pas ferait, de vous, un traître aux « vôtres ». Non-sens absolu mais non-sens révélateur d'une société qui ne se pense qu'en termes communautaires, qu'en termes d'appartenance d'abord ethnique et non pas citoyenne.
Nous savons manier les termes « démocratie », « droits de l'homme » et « égalité des droits », alors que nous sommes et perpétuons une société de castes où chacun doit vivre à la place que lui ont défini nos façons ancestrales de voir et d’appréhender le monde. Nos stratégies matrimoniales sont bien huilées. Nos rapports de force à l'autre aussi. Une société qui pense et se construit en termes de noblesse, forgerons, griots, esclaves etc., etc., ne s'approprie les valeurs d’égalité et de droits de l'homme qu'en rapport avec la sphère du pouvoir. Jamais pour elle-même...
Voilà nos limites. Voilà nos hypocrisies : demander, pour soi, ce que l'on n'accorde pas à tous dans un même groupe. Nous assistons à une extrême-droitisation des pensées. Celle-ci, non plus, n'a pas de couleur de peau. Elle est. Alimentée par les peurs, l'ignorance de l'autre, le refus de se considérer, non pas comme unique membre d'un groupe défini comme tel, mais comme citoyen d'un pays qui s'appelle la Mauritanie. Elle est. Manipulée par les pouvoirs successifs, par la construction patiente d'une identité nationale supposée telle et pas autre, par ce gommage, systématique, de nos différences, de ce qui fait la force et la beauté de notre pays : une nation arc-en-ciel, une nation multiple, une nation riche de ses langues, riche de ses passés, riche de ses différences, riche de son ciment commun, l'islam. Elle est. Véhiculée par des médias unicolores. Elle est.
Elle est, symbole de sociétés qui se cherchent une place et une raison d'être, sans voir qu'elles sont. Qu'elles n'échapperont pas à la mondialisation, à l'ouverture au Monde, aux autres. Qu'une société figée est une société qui se meurt... en entraînant les autres dans sa chute. Qu'une société qui ne vit que sur une splendeur présupposée et un passé « glorieux » est déjà morte. Salut,
Mariem mint Derwich