Je suis retourné en Mauritanie après presque 30 ans et, comme il est facile imaginer, l’impact a été fort. S’il a fallu quelques semaines pour retrouver les repères du vieux Nouakchott et trouver ceux du nouveau, après trois mois je suis encore à la recherche de la juste syntonie avec la réalité humaine et sociale du pays où je suis né et devenu adulte. La Mauritanie retrouvée m’est par de nombreux points de vue presqu’inconnue, mystérieuse. Les effets d’une très longue absence me semblent accentués jusqu’à l’extrême par les conséquences du fait que notre pays a encore du mal a métaboliser les événements, oh combien dramatiques, de ces dernières décennies, qu’il en est encore traumatisé sans avoir le courage et la force de le reconnaitre vraiment, chacune et chacun devant toutefois en assumer ou subir les conséquences directes et indirectes. Le drame de 89 est souvent évoqué mais on n’ose pas trop le qualifier, pendant que les questions des « rapatriés », indemnisations, dialogue national, justice non rendue et autres en démontrent la présence incontournable et encombrante. Cela sans parler des faits et méfaits de l’enrôlement, authentique chemin de croix que chaque mauritanienne et chaque mauritanien doit parcourir, même si tous ne l’abordent pas dans les mêmes conditions, parce que le simple fait d’être hassan ou halpular change parfois de manière radicale la donne, être d’Akjoujt ou de Mbotto aussi : que ça plaise ou non ceci fait partie des plaies de notre pays qui peinent à cicatriser.
Le long du parcours, non accompli, à la recherche d’une syntonie nouvelle, j’ai en même temps pris conscience de combien le pays s’est progressivement replié sur lui-même, malgré le fait que presque toutes et tous soient constamment « connectés » au net ou syntonisés sur Canal+. La Mauritanie ne s’est certes pas détachée du monde – comment pourrait-elle ? – mais dans une proportion importante, majoritaire dirais-je, les Mauritaniens et les mauritaniennes sont distraits et lointains, presque indifférents aux tumultueux événements et phénomènes qui secouent la planète. En ces trois derniers mois, la conscience et la conviction que j’ai que l’humanité vit un des moments plus difficiles et délicats de son histoire se sont quotidiennement heurtés à ce sens, déprimant, de distance de mes concitoyens de tout cela.
Les mauritaniennes et les mauritaniens sont indiscutablement aux prises avec maintes problèmes et difficultés et leurs priorités et urgences se chevauchent et se bousculent, notre société est sans aucun doute confrontée à d’innombrables et lourds défis : c’est justement pour ça que nous ne pouvons pas nous payer le luxe de ne pas nous intéresser et occuper de ce qui se passe dans le monde. Il ne s’agit pas d’un ailleurs sans influence sur nos destins mais d’une réalité concrète dont nous dépendons et faisons partie. Ce qui s’y passe nous regarde et nous implique dans ses causes et effets, peut nous inspirer de bons choix, nous offrir de bonnes opportunités ou de bons exemples - à suivre les adaptant à notre réalité -, ou au contraire nous renverser, secouer et bouleverser nos existences parce que nous n’avons pas su prévoir et voir venir l’inévitable. Le massacre d’Orlando d’il y a quelques jours et la macabre découverte d’une trentaine de corps, en majorité des enfants, morts de soif dans le désert nigérien renvoient à des processus mondiaux dont on ne peut pas séparer ce qui se passe dans le Sahara et dans le Sahel faute de ne pouvoir jamais le comprendre. Est-il nécessaire d’ajouter que nous sommes au cœur des logiques sécuritaires obsessives qui, aux yeux de nombreuses puissances et de nombreuses sociétés occidentales et pas seulement, transforment ipso facto quiconque voyage avec un passeport de la République islamique de Mauritanie avant tout en un potentiel terroriste à passer aux rayons X. Et le cadre n’est pas très différent dans notre pays, d’où les rouages et dérapages absurdes et surréalistes d’un enrôlement dont on pouvait comprendre et approuver les intentions initiales, et d’où les tracasseries et les abus des forces de sécurité lors de contrôles désormais innombrables.
Et sans être nécessairement partisans de Hillary Clinton, peut – on ne pas s’inquiéter des conséquences d’une éventuelle victoire de Donald Trump aux prochaines élections présidentielles aux Etats Unis et cela pas seulement en raison de ses sorties racistes et en particulier antimusulmanes ? Bien que présentant d’évidents et nombreux signes d’une profonde crise de leadership, ne s’agit-il pas toujours de la première puissance mondiale qui risque d’être gouvernée dans quelques mois par ce sinistre personnage ?
Les exemples indicatifs des dangers et dommages de notre distraction du monde pourraient être beaucoup plus nombreux, positifs ou négatifs. Il s’agit par ailleurs d’une distraction que les media constatent et subissent, consacrant peu d’espace à l’actualité internationale, alimentant à leur tour ce terrible vice plutôt que de le combattre.
Nous avons un besoin urgent de reconnaitre et affronter cette approche excessivement autocentrée à la réalité, ne serait-ce que parce nous ne sommes pas totalement indépendants, même s’il est agréable d’avoir l’illusion du contraire. Il ne s’agit pas de devenir xénophiles ou de passer à la loupe tout ce qui se passe à l’extérieur ou en vient, mais il est plus que jamais indispensable d’ouvrir les yeux – et le cœur aussi – sur les destins en cours de l’humanité et sur l’actualité turbulente du monde. Cela nous concerne à tous les niveaux et nous sollicite à nous interroger sur les comment et pourquoi d’autant de tumultes et en quoi nous concernent-ils. Ouvrir une fenêtre sur le monde est plus que jamais nécessaire pour nous orienter et peut en même temps nous aider à mieux regarder nous-mêmes.
Mamadou Ly
Nouakchott 17 juin 2016.