En 2005, face à la grave crise politique qui a mené le pays à deux doigts de la guerre civile, j'avais averti à peu prés en ces termes:
Notre pays se trouve à la croisée des chemins !
Miné par une crise politique et morale sans précédent ( dictature déguisée, corruption et démission collective), qui frappe indifféremment élites et bases sociale, subissant l’influence néfaste d’oligarchies tribales dont la devise semble être « après nous, le déluge », victime d’une grave fracture communautaire consécutive aux tragédies de 89-90, cerné de toutes parts par les doléances de dynamiques sociales inédites, incapable d’assumer sa vocation d’espace de régulation et de solidarité, l’Etat, qu’ on savait en crise depuis sa création à cause du caractère exogène et mimétique du projet national initial, se retrouve, désormais dans une impasse; en quelque sorte une atmosphère « d’un chacun pour soi! », autre formule pour dire un imminent « sauve qui peut !»
Cette dérive, sur fond de dictature déguisée, de répression politique et de mépris du sacré, nous place devant deux termes de choix décisifs: Soit se résigner à la fatalité, disant ce pays sans avenir pour s’en remettre aux pratiques de survie et de passage de cap de tout genre comme celles réduisant la pratique du politique aux manœuvres et aux tactiques sécuritaires de court terme, avec ce que cette perpétuelle remise à plus tard de l’essentiel, comporte en terme de périls évidents pour les générations présentes et futures. L’autre possibilité étant de regarder les réalités en face pour tirer la conclusion inévitable : La préservation de l’avenir du pays ne peut plus faire l’économie d’une reforme radicale de l’Etat basée sur une nouvelle clé de répartition du politique, de l’économique et du social comme seul moyen pour nous remettre sur les rails d’un consensus social et politique durable. »
A l’époque, personne n’avait cru bon de tenir compte de cette mise en garde. Probablement que certains l’ont même tourné en dérision.
Quelques mois plus tard, survint le coup d’Etat d’Août 2005
De 2005 à 2008, malgré le climat de liberté instauré, le pays ne tarda pas à sombrer une nouvelle fois dans une autre crise politique généralisée, au cours de laquelle chacune des parties en conflit cherchait à asseoir sa mainmise sur le pouvoir. Cette crise, après maintes péripéties dont certaines frôlèrent le drame, trouvera, heureusement, son dénouement à l’issue des accord de Dakar qui aboutirent à l’organisation d’élections démocratiques sanctionnées par la victoire de l’actuel président Mohamed Ould Abd El Aziz.
De 2008 à aujourd’hui, ce dernier, réélu entre-temps, est parvenu grâce à une série de politiques et n’initiatives courageuses à remettre à flots la barque nationale ressuscitant ainsi un espoir que beaucoup avaient perdu.
Maintenant il s’agit de passer à une seconde phase qui consiste à s’attaquer de front à l’autre crise , la gravissime crise structurelle qui ronge le pays depuis des décennies L’ouverture de ce front est inévitable à partir du moment où on aura compris que les dynamiques sociales à l’œuvre rendent caducs à la fois le statut quo actuel et la clé de répartition du politique, de l’économique et du social adoptée depuis 1960.
- La genèse
Pour proclamer l'Indépendance nationale, le 28 Novembre 1960, le Président Mokhtar se vêtit d'un smoking et s'exprima en français. Ces détails symboliques, avec beaucoup d'autres sur lesquels je ne reviens pas ici, illustrent le fait que l'embryon de l'élite fondatrice s'est, à tort ou à raison, positionné, dès le départ, en faveur d'un projet d'Etat national moderne, conçu sur deux postulats majeurs : la mauritanité, en tant qu'identité de synthèse nationale, et l'égalité citoyenne, toutes deux valeurs antinomiques avec celles de l'imaginaire de l'ordre féodal et ses hiérarchies alors dominant.
Face à l’absence effective d’un quelconque enracinement de la culture citoyenne et du sentiment d’une identifié nationale fédératrice, le Président Mokhtar et ses « coéquipiers», comme il aime à les qualifier, ne s'épargnèrent aucun effort dans l’espoir de réussir la greffe institutionnelle du nouvel Etat mimétique. Mû par une pugnacité et un enthousiasme exceptionnels, le nouveau gouvernement lança, en parallèle à son offensive diplomatique visant la reconnaissance internationale, une rude bataille sur le front intérieur, en vue de s'affirmer à une population totalement étrangère au nouveau paradigme national.
- En matière de souveraineté interne et malgré l'extrême faiblesse de ses ressources humaines et financières, le nouvel Etat s'attela à affermir son emprise sur l'immense territoire de la jeune république. L'armée nationale, les forces de sécurité et Radio-Mauritanie furent fondées à cet effet, sans qu'on oubliât, pour autant, de multiplier les services de proximité, de la nouvelle administration territoriale naissante.
- Sur le plan idéologique, les nouvelles autorités militèrent, très tôt, en faveur d'une évolution des mentalités propice à l'émergence d'une prise de conscience de l'identité nationale et de la citoyenneté, tout en prenant soin, conjoncture oblige, de ne pas aller à l'affrontement direct avec les féodalités tribales et villageoises, dominantes à l'époque.
Au tout début, l'impact de ces politiques fut timide, voire négligeable. L'intégrité de l'organisation socio-économique traditionnelle restait intacte : au plan économique, la production agropastorale demeurait l'unique moyen de reproduction de la société, en totale indépendance vis-à-vis du fort démuni nouvel Etat. Au plan de la conscience sociale, les couches dominantes gardaient pleine conviction d'être parfaitement dans leurs droits, celles du bas de la pyramide continuaient, ignorance et misère obligent, à considérer leur dépendance comme normale et allant de soi.
Il faudra attendre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix pour voir l'aventure nationale connaître un saut qualitatif décisif, grâce à la conjugaison de deux facteurs dont les effets ébranlèrent sérieusement l'ordre traditionnel, tant en ses fondements économiques qu'idéologiques.
Tout d'abord, la terrible sécheresse qui frappa le pays entier, dès la fin des années soixante. Cette catastrophe porta un coup sévère aux supports économiques du système agropastoral, obligeant les populations à se regrouper autour du nouvel Etat, devenu l'unique garant de leur survie, par le biais de l'aide alimentaire (l’Isaav).
L'autre facteur aura été l'extraordinaire activisme du mouvement des Kadihines qui réussit, de manière surprenante et en seulement quelque années, à impulser une rapide évolution des mentalités vers l'émergence d'une prise de conscience, tant de l'identité nationale que de la nécessité de l'égalité citoyenne.
L'impact de ces importantes évolutions fut considérablement amplifié par la nationalisation de la MIFERMA et l'afflux de capitaux étrangers, principalement moyen-orientaux, fruits du dynamisme exceptionnel de notre diplomatie de l'époque.
C'est ce moment que, se sentant les coudées franches, le Président Mokhtar choisit pour engager, ouvertement cette fois, la lutte contre l'influence féodale de l'ordre tribal et villageois - ce dernier qualificatif pointant les féodalités de notre Sud - où l'on naissait et mourait de condition, soit noble, soit servile. Grâce à une série d’initiatives politiques idéologiques, économiques et sociales le pays se trouva engagé dans un élan décisif de progrès.
Et c'est ainsi qu'on assista, au milieu des années soixante-dix, à une Mauritanie en pleine transformation socio-économique.
- La crise : Premier temps
Hélas ! Ces dynamiques d’émergence de pratiques et de culture citoyennes, qui sont, avant tout, il faut le reconnaitre le résultat d’initiatives subjectives d’élites fortement influencées par l’environnement international de l’époque, seront stoppées, net, par le déclenchement de la guerre du Sahara et par le coup d'Etat qui s'en suivit, en 1978.
A partir de cette date, dictatures militaires et réalités socio-historiques aidant, l'influence du tribalisme et du féodalisme villageois au sud va renouer avec toute sa superbe. La démocratisation politique poussera cette régression à son paroxysme. Le volontarisme des élites fondatrices céda la place à un pragmatisme sans relief et sans ambition pour le jugement de l'Histoire, où le souci sécuritaire, le despotisme et les mascarades de toutes sortes mirent en pièces le saut citoyen ainsi que tous les autres acquis des vingt premières années de l'indépendance nationale. Désormais, chaque gouvernement va s'appuyer sur sa combinaison de relais tribaux du moment. En contrepartie, ces oligarchies tribales et villageoises avec à leurs côtés des élites corrompues se verront reconnaître un rôle d'intermédiaire et d'interface incontournable, entre le citoyen et l'Etat. Ce qui leur ouvrit la voie à toutes sortes de facilités : détournement, à leur profit, de l'essentiel des ressources économiques, à la fois au niveau de l'investissement et de la répartition, en passant par les nominations, l'emploi, les bourses d'études, l'accès aux services de bases et jusqu'à la distribution de l'aide alimentaire.
La série d'initiatives tribales que notre scène politique a connue, tout dernièrement, s'inscrit bel et bien dans cette logique féodale qui persiste à vouloir investir tous les rouages de l'Etat. Ces oligarchies cherchant, à nouveau, à convaincre chaque mauritanien qu'elles demeurent un relais obligé, pour tout élément ou groupe de la tribu en quête de droits et de faveurs tout en signifiant, à l'Etat, qu'elles seraient toujours les seuls maîtres et juges du verdict des urnes.
Les effets de cette grave régression qu'on vient d’évoquer se conjuguent avec ceux d’une autre crise beaucoup plus grave à savoir la crise morale sans précédent dans laquelle se débat le pays depuis quelques décennies.
Au niveau social, l'exode rural consécutif aux sécheresses successives sera amplifié par la fascination exercée par la ville que ça soit par besoin de scolariser ses enfants ou dans l’espoir d'améliorer son standing de vie. Face à ce mouvement de sédentarisation rapide, l’économie nationale naissante se révéla incapable d’offrir des conditions de vie convenables par l'accès à la fois, au revenu et aux divers services collectifs de base. Ce qui ouvrit la voie devant une ère de bidonvilisation et de pauvreté structurelle qui mit à rudes épreuves l’intégrité du système normatif traditionnel. Progressivement, notre archétype religieux et culturel où, comme chacun sait, le sens éthique était déterminant, perdit de son ressort au profit des impératifs d'une culture de nécessité (edharoura) où le passe-droit et les adaptations en conséquence allaient devenir les principales stratégies de survie au quotidien. C’est cette « clochardisation » de la société conjuguée avec les effets du peu d’enracinement de la culture citoyenne et du sentiment d’une identifié nationale fédératrice, qui expliquent en grande partie le fait qu’aucun des régimes politiques successifs n’a eu à affronter la sanction populaire sous forme de véritable demande démocratique ou d’exigence de moralisation de la vie publique. En quelque sorte, une société spectatrice qui laisse aux dynamiques de l’environnement international et à ces considérations géopolitiques le soin de déterminer la nature et le degré d’ouverture de chaque nouvelle équipe dirigeante.
Un autre aspect, beaucoup plus déterminant de cette crise morale est venu frapper de plein fouet, une majorité de nos élites nationales. A leur tour, celles-ci vont succomber progressivement à la tentation de la corruption, rompant ainsi avec le volontarisme et l’intégrité morale des pères fondateurs, et des courants idéologiques post indépendance. Incapables de couvrir par le revenu légal un standard de consommation copié la plupart du temps sur ceux des pays développés, placés sous pressions par des sollicitations sociales et politiques intenables, rassurés par rapport au regard dévalorisant du groupe, ces élites, en majorité issues des milieux féodaux vont plonger corps et âme dans l’univers de la malversation. Le détournement des deniers publics, les faveurs à caractère de situations de rente obtenues sur le dos de l’Etat, les trafics d’influences de toutes sortes deviennent les principaux leviers de promotion sociale au sein de cette étrange époque qui sacre les filous prétendants au gouvernail du bateau national.
Aux effets de cette double crise morale, de cette ère de passe-droit et d’impunité concomitante avec ceux, aussi néfastes du tribalisme et du féodalisme villageois, sont venus se juxtaposer les dangers du clivage communautaire qui a atteint des niveaux de rupture sans précédent suite aux catastrophiques événements de 89-90 qui faillirent précipiter le pays dans la guerre civile.
Par ailleurs, on constate que du fait de l’absence de visions stratégiques chez la plupart des régimes qui se sont succédé depuis 1978, le politique, ce noble art de la gestion de la cité, se verra réduit au rapiéçage de court terme et à une focalisation sur une accession au pouvoir dont chacun sait l’inconséquence du contenu à cause justement du manque d’une volonté politique disposée à affronter ouvertement cette crise multiforme par crainte de la réaction d’un environnement moral et social dégénéré qui s’acharne à imposer à chacun et en premier lieu à la tète de l’Etat son pragmatisme et ses mentalités malsaines et dévoyées.
Outre les dégâts énormes, entre autres, sociaux, politiques économiques et culturels consécutifs à ce constat sans appel et au sujet desquels il est inutile de répéter ce que chacun sait, on constate que le pays s’enfonce d’un cran dans cette fuite en avant. Cette fois-ci sous la forme de la menace afférente aux dynamiques sociales inédites actuellement à l’œuvre, lesquelles sont caractérisées par un début d’atomisation identitaire, inductrice à terme de haines et de confrontations aux conséquences incalculables.
à suivre
Sidi Mohamed Ould Khattry