« Il faut trois personnes pour faire une société » et « un droit, là où se tient société ». Ces sentences, attribuées aux Latins d’il y a deux mille ans, sont de valeur universelle. Elles ont, d’ailleurs, leurs équivalents, de la Chine aux montagnes andines, en passant par l’Arabie et l’Afrique. Mais si la loi apparaît dès la moindre société, ce n’est qu’à partir d’un certain degré d’agglutination que la nécessité d’un Etat se fait sentir. Nul besoin d’une administration spécifique pour régler, naguère, la circulation des troupeaux et des caravanes, entre le Sénégal et l’oued Dra’a : quelque « assemblée qui lie et délie » suffisait, largement, à définir, de loin en loin, de suffisamment larges parcours de pâturage pour affronter les aléas du climat. La question est autrement complexe, aujourd’hui. On peut le constater, tous les jours, au carrefour Madrid ou à Capitale…
Mais un Etat ne se construit pas en un jour, d’un coup de baguette magique. C’est un processus complexe, qui nécessite des gens instruits des nécessités de la « chose publique » ; en latin, la « respublicae », d’où est tiré le vocable « république ». Et c’est quoi, la chose publique ? C’est ce qui se débat, entre les membres d’une société, du plus simple quotidien commun aux décisions stratégiques à long terme. On entend bien, ici, les tiraillements, entre les besoins immédiats – proximité, urgence – et les nécessités de planification sans laquelle la société ne cesse de s’affliger de ceux-là. Il faut construire pour mieux vivre ensemble. Une république où les gens – mortels – débattent ; un Etat – pérenne – qui planifie : nous voici au cœur de l’organisation sociétale.
Non pas, bien évidemment, que le rôle de la république se résume au débat, pas plus que celui de l’Etat à planifier. D’autres tâches, tant prospectives qu’ouvrières, leur incombent et c’est la qualité de leurs interactions qui définit le mode de gouvernement de la société. Du variablement éclairé despotisme royal ou putschiste, aux fluctuations des régimes parlementaires, en passant par les divers avatars du présidentialisme, les uns et les autres plus ou moins fluidifiés par le degré de vitalité d’une société civile bien étalée dans l’espace et le temps, une foultitude de solutions s’offre, pour gérer les rapports entre la chose publique et l’Etat, en s’adaptant, au mieux, à l’indéracinable réalité que voici : toute société tient lieu, en un temps donné. Elle est conditionnée par son établissement géographique et son histoire.
A cet égard, les évènements dramatiques récents, en Libye, nous le rappellent avec force : la chose publique saharo-sahélienne traditionnelle est foncièrement, essentiellement, organiquement tribale. Et le restera longtemps encore, au seul vu de l’importance du monde rural, passivement conservateur, sur les divers échiquiers politiques nationaux de la région. Si certains pays, comme le Sénégal ou le Mali voisins, peuvent se prévaloir de quelques siècles d’organisation étatique qui leur permettent d’assurer une méthode de gouvernement assez en phase avec les standards internationaux et de négocier de variables mais toujours réels compromis, entre tradition et modernité, nous sommes, en Mauritanie, encore en cette frontière où les aléas de la chose publique, excités ou non par quelque conjonctureou intervention étrangère, peuvent emporter, comme en Libye, notre tout jeune Etat. L’enjeu est effectivement capital et l’exemple suivant devrait convaincre le lecteur de ce qui se trame, sous de la surface des choses.
A 16ème siècle de l’ère chrétienne, le Premier ministre français, Sully, engageait la plantation de forêts domaniales, avec l’objectif de produire assez de bois d’œuvre, cent ans plus tard, pour développer une flotte capable de contrer l’hégémonie navale hispano-hollandaise de l’époque. Projet significatif d’un Etat naissant que Richelieu, son successeur, assoirait définitivement. Au début du 18ème siècle, les résultats de cette œuvre apparurent – avec quelques décennies de retard, certes, sur ceux d’une Angleterre plus avancée dans la construction de son Etat – et la France devenait un poids lourd de l’économie mondiale. Mais voici le plus remarquable : après deux révolutions – 1789 et 1848 – une demi-douzaine de guerres sanglantes, dix changements de régime tout aussi tumultueux, à l’ordinaire – royautés, républiques, empires dictatoriaux ou plébiscitaires – les forêts domaniales sont, en 2014, toujours là, perpétuées par toute une succession de fonctionnaires consciencieux, seulement liés par leurs compétences et le sens du devoir civique. Les objectifs ont évidemment changés mais la plus-value accumulée, depuis Sully, a eu raison de toutes les conjonctures…
L’essentiel reste à faire
Nous n’en sommes pas encore là, en Mauritanie. Le décalage est encore grand entre les capacités de l’Etat et les besoins journaliers des populations. Omniprésente, la dialectique de l’évolution, fluctuante – impliquant, donc, révolutions, régressions, involutions – de la chose publique et de la construction, beaucoup plus rectiligne, quant à elle, de l’Etat. Une analyse positive de la jeune histoire de la Nation consisterait à dire que l’armée s’est révélée, jusqu’à présent, la seule force capable de maintenir cette dialectique dans des limites viables, c’est-à-dire : susceptibles de faire apparaître un bien commun, un mieux-vivre, ensemble, les commodités de la modernité, sans perdre, tout-à-fait, les bienfaits de nos traditions. A cet égard, il ne manque pas de Mauritaniens pour vanter les qualités de chef d’Etat d’Ould Abdel Aziz et nombre de faits, après six années à ce poste, peuvent appuyer cette opinion.
Mais il serait tout de même audacieux, pour ne pas dire abscons, de s’appesantir sur ses supputées qualités de président de la République, sinon à répéter, inlassablement depuis Maaouya, que celle-ci n’est qu’un conglomérat de tribus, guerrières ou maraboutiques, dont il convient seulement d’acheter les chefs, avec une subtilité de dosage significative de cet art spécifiquement mauritanien de la présidence. Maaouya y excella, vingt ans durant et au prix de dramatiques erreurs, quand Sidioca y faillit perdre son arabe, la démocratie faisant largement les frais, au final, de ces arrangements à la petite semaine. Car le pouvoir du peuple – en grec, démo-kratia –se construit, lui aussi. Or il suffit de faire un petit tour, en brousse ou quelque kebbé de la capitale – sans parler de la stupeur, dramatique, du débat politique actuel – pour se rendre compte que le peuple, en Mauritanie rectifiée, n’a toujours quasiment d’autre pouvoir, sur son quotidien, que celui qu’il se donne, dans l’illégalité spongieuse de l’informel. La circulation routière, à Nouakchott, en est, encore une fois, la plus flagrante illustration.
Voici donc l’enjeu du second quinquennat d’un Ould Abdel Aziz si sourcilleux de la Constitution qu’on ne l’imagine, pas une seconde, assez faible pour succomber aux probables appels des sirènes à un troisième mandat. Comme Ulysse, il s’attacherait donc au mât, « notre guide généralissime », comme disent certains, afin de conduire le navire à son échéance constitutionnelle ? Verra-t-on,alors, un nouvel étoilé se défroquer à son tour, pour se présenter à l’élection de 2017 ? Ou le navire de l’Etat à nouveau abandonné aux bourrasques tribales, sans le paravent de l’armée ? A moins que la reconduction d’Ould Mohamed Laghdaf, au poste de Premier ministre, ne nous annonce un compromis à la russe, avec Aziz en PM de celui-là, après 2017 ?« La changité dans le stabilement », en somme, comme l’annonçait si bien notre regretté Habib… Raison d’Etat qui repousserait, cependant, aux calendes mauritaniennes – c’est-à-dire : bien plus floues et lointaines que les grecques – l’avènement de la démocratie dans le pays…
A moins, encore, qu’Ould Abdel Aziz ne se soit attaqué, entre-temps, au vrai chantier qui permettrait, à tous les citoyens, d’entamer la construction de cette partie de pouvoir qui leur fait tant défaut, aujourd’hui : non pas sur ce que pourrait être la Mauritanie, dans cinquante ou cent ans – les gens sont assez lucides pour laisser cette tâche à des compétences spécialisées – mais dans l’immédiat et la proximité : alimentation universelle en eau et en électricité, voierie, hygiène publique, qualité de l’environnement, sécurité, gardiennage et enseignement, notamment coranique, surveillance des domiciles, systèmes d’entraide financière, accessibilité accrue aux services d’alimentation et de santé, loisirs… « On pressent, certes, qu’en ces occurrences, l’Etat ait fort à faire. Cependant, la plus élémentaire lucidité doit reconnaître que celui-ci n’a pas les moyens d’assumer, partout, aujourd’hui(1) – et pour quelques décennies encore, très probablement– ces tâches indispensables. Pourrait-il les prendre efficacement en charge, en amont et en aval des quartiers, encourageant et appuyant concrètement, par ailleurs, la moindre initiative de proximité, bien articulée, au gré des nécessités, avec ses propres actions communautaires, voilà qui serait, déjà, une avancée considérable » (2).
L’unité nationale par la démocratie au quotidien
Ainsi parlions-nous, voici sept ans, dans les colonnes du journal « Horizons » et nous n’avons cessé, depuis, de répéter l’importance de ce chantier des « solidarités de proximité », fondements de développement durable et de démocratie réelle, en plein accord des fondements sociaux islamiques (3). En aura-t-on maintenant entendu l’urgence, alors que divers craquements, dans la société mauritanienne, n’augurent rien de bien bon ? De fait, c’est bien dans la valorisation des relations sociales tissées dans l’ordre de l’hectare – le voisinage immédiat, une superficie encore très inaccessible aux capacités d’intervention de l’Etat – que se joue l’unité de la Nation dont Ould Abdel Aziz prétend faire cheval de bataille pour son dernier quinquennat.
Nous parlions proverbes latins, en exergue à cet article. Nous conclurons de même, tant il est vrai que Rome n’est pas la moindre des références, en ces temps modernes. Plusieurs indices nous donnent à penser que des langues haut perchées ne manquent pas de rappeler, à Ould Abdel Aziz, cette autre célèbre maxime : « Si vis pacem, para bellum » ; en français, « Si tu veux la paix, prépare la guerre ». Nous nous contenterons, pour notre part, de lui en signaler une bien plus profonde, que n’aurait certainement pas déniée notre bien-aimé Mohamed (PBL) : « Si vis pacem, para iustitiam » ; en français, « Si tu veux la paix, prépare la justice ». Hâte-toi, donc, lentement mais sûrement, général-chef de l’Etat-président de la République, car le compte à rebours est lancé…
Ian Mansour de Grange
NOTES
(1) : C’est dans l’ordre du km² que l’Etat gère le développement, tandis que la chose publique palpite, elle, dans celui du voisinage immédiat. Il faut maintenant entendre ce hiatus non pas comme une tare, mais comme une chance, une opportunité de mettre en œuvre des espaces et des temps de démocratie directe où chacun puisse expérimenter au quotidien, dans son environnement immédiat, ses capacités de solidarité communautaire.
(2) : in « Solidarités de proximité », parue dans le journal « Horizons » en janvier 2008.
(3) : Voir, notamment, mes séries « Citoyenneté en islam » (octobre 2012 à février 2013) et « Lutte contre la pauvreté ou lutte avec les pauvres ? » (juin-juillet 2014), publiées par « Le Calame » (je les tiens, comme celle de la précédente note, à disposition de tout lecteur, via [email protected]), ainsi que mon ouvrage « Le waqf, outil de développement durable ; la Mauritanie, fécondité d’une différence manifeste », Editions de la Librairie 15/21, Nouakchott, 2012 (disponible à la librairie 15/21, immeuble Al Mamy).