Jeudi dernier, des centaines d’hommes et de femmes, pauvres, pour la plupart, sinon tous, se regroupent dans une enceinte où un riche homme d’affaires de la place a décidé de leur distribuer sa zakat (aumône religieuse) annuelle. A l’arrivée du convoyeur de fonds, c’est la ruée. Une énorme bousculade s’en suit. Piétinées par la foule, huit personnes rendent l’âme sur le champ. Des dizaines d’autres sont blessées, certaines grièvement. Un spectacle de désolation dont on entend que cris, pleurs et gémissements. Jamais, de mémoire de Mauritanien, la pauvreté n’a tué autant de monde. Jamais l’appât du gain n’a été aussi fort. Jamais, pour mille ou deux mille ouguiyas, on ne pouvait risquer sa vie, à ce point désespéré qu’on n’ait plus rien à perdre. Mais la misère a atteint un tel degré que le pire peut désormais être envisagé. Des nuées de pauvres, hagards et en haillons, squattent les principaux carrefours de la capitale, en quête d’un hypothétique donateur. Aveugles, estropié(e)s et bien portant(e)s s’accrochent aux vitres des voitures à longueur de journée, espérant pièce ou billet. Et, lorsque la petite rumeur annonce qu’un homme aisé va ou a déjà distribué quelques miettes, c’est la course. Ce n’est plus exceptionnel de voir des gens à faire le guet, en grappes, devant une maison cossue, des heures durant, sous un soleil de plomb, parfois. C’est ce qui s’est passé jeudi dernier. Cette fois, personne n’a pu contenir la foule et le bilan est catastrophique. Comment en est-on arrivé là ? Comment, dans un pays d’à peine trois millions et demi d’habitants, pourvu de tant de richesses naturelles, on peut ne plus avoir en ligne de mire que le petit billet qui assurera la pitance d’une journée, au maximum ? Comment expliquer cette dualité pays riche, pauvre population ?
Arrivé au pouvoir en 2008, Ould Abdel Aziz avait officiellement fait de la lutte contre la gabegie son principal cheval de bataille. Ce n’est pas normal, clamait-il, qu’une petite minorité soit à piller le pays, privant les autres citoyens de ressources censées profiter à tout le monde. L’idée fit son petit bonhomme de chemin et nombre d’esprits naïfs y crurent. Plusieurs affaires éclatèrent, des dossiers furent même déterrés, des gens envoyés en prison. Mais, rapidement, la bulle crève. Tout n’était que slogan et manœuvres pour régler des comptes à ceux qui avaient choisi le « mauvais » camp. La gabegie reprend des couleurs, sous une nouvelle forme. On pique, désormais, directement dans la caisse, sans autre forme de procédure. Des trésoriers régionaux s’emparent de milliards dont on se demande comment ils ont atterri dans des perceptions qui ne devraient pas, en principe, brasser autant d’argent. Des caissiers de la SOMELEC se servent directement. Des comptables de l’Armée « prêtent » des centaines de millions. De hauts responsables et des directeurs de sociétés publiques attribuent des marchés évalués à des milliards à de « bien nés », un crime économique imprescriptible et traduisible devant juge pénal, dans tout Etat de droit. C’est désormais une autre petite minorité qui a repris le pillage à son compte. Et de façon systématique. L’argent public, le domaine foncier de l’Etat, les marchés de gré à gré ou enrobés dans un semblant de légalité, les dons en provenance de l’extérieur, les postes sensibles, rien n’échappe à leur voracité. Certes, aucun de ces dilapidateurs frénétiques n’était présent, lors du drame de jeudi dernier. Mais s’ils n’ont physiquement piétiné personne, c’est bel et bien eux qui ont impulsé le mouvement de la foule. Jusqu’à revenir, tôt ou tard, à l’envoyeur ?
Ahmed Ould Cheikh