Divers contretemps et indisponibilités des personnalités pressenties à l’alimentation de notre débat sur la sécurité au Sahel ont ralenti le rythme des interviews annoncés dans notre précédent article. Ce n’est que partie remise. En attendant, le nouvel intermède suivant, beaucoup moins théorique qu’il n’en a l’air, a priori, devrait donner de quoi méditer à nos fidèles lecteurs…
A la base de tout mouvement, il y a un déséquilibre. C’est déjà suggérer une distinction. Entre un ensemble et tel ou tel de ses éléments. Un système quelconque et son environnement. Un passé et un présent, le tout en quête d’un avenir stable, une satiété, une quiétude, un bien-être. La relativité du propos et le caractère très variablement objectif de ces concepts sont peut-être plus évidents encore lorsqu’on considère leurs contraires : instabilité, carence, inquiétude, malaise (1)… Eminemment manipulable, leur réalité se nourrit, en nos consciences, autant, sinon plus, de fantasmes que de faits. A cet égard, les informations dont nous sommes journellement abreuvés, via l’artifice de l’urbs et des media, sont, souvent, à couteaux tirés avec ce que nous percevons, directement, de notre milieu (2). Jusqu’à, parfois, altérer cette perception immédiate – et, par conséquent, la saveur même – de ce que nous vivons, à l’instant.
Il faut sans doute voir, ici, les effets de la marchandisation tous azimuts du Réel. Car jouir de celui-ci, à l’instant, dans toute sa plénitude, n’est pas négociable. Aussi cette disposition naturelle se retrouve-t-elle exclue du marché qui prétend pourtant, omnivore, tout contraindre à sa loi d’échanges, et la voilà, donc, insensiblement sommée de disparaître. « Entre Soi et soi-même, comme entre l’Un et l’Autre, il y a, toujours désormais, un objet quelconque, une consommation, un péage, à investir ou à payer, sinon à détruire, puis un autre, et encore un autre, indéfiniment » (3). Immobile sous sa khayma, Ahmed goûtait, paisiblement, en l’attente de sa calebasse de lait, l’alchimie entre le creux de son ventre et les bêlements du cabri séparé, le temps de la traite, de sa mère. Les yeux rivés sur son i-pad, le petit-fils de celui-là rêve, aujourd’hui, d’un clinquant ailleurs où rien, jamais, ne manque, ne serait-ce qu’un instant. Il n’est pratiquement plus jamais présent à ce qui est, naturellement, à sa portée. A ce qu’il peut tenir en main, son « main-tenant »… si ce n’est son i-pad et ses chimères.
Ici paraît d’autant moins porteur d’à-venir que le marché en est lointain. A cet égard, l’apparition d’emplois locaux, sources de revenus et, par conséquent, d’échanges économiques accrus, est conditionnée par le rapport entre l’accroissement attendu et l’investissement nécessaire à telle fin. C’est, ainsi, essentiellement au vu des coûts de transport que les comptes ont été vite et sommairement faits, des décennies durant : il était plus rentable de déplacer – plus exactement : laisser se déplacer, à leurs frais – les consommateurs, plutôt que les marchandises. A ce détail près que ce n’est que pourvu d’un emploi – plus généralement de revenus, quelle qu’en soit la légalité – qu’un migrant devient un consommateur. Dangereux truisme, en ses limites particulièrement virulentes, en période de récession économique.
Limites systémiques
Ce n’est donc pas, exclusivement ni, même, nécessairement, la pauvreté, au sens économique du terme, qui fait accourir les peuples du Trois-Quarts-Monde vers les artifices nord-occidentaux dont les publicités tapageuses dégoulinent des DVD, séries Bollywood et autres rutilances américanoïdes. Tout porte à croire qu’il ne serait plus possible d’atteindre, ici même, à Nouakchott, Bir Moghreïn ou Aïoune, à la présence d’esprit qui faisait, d’Ahmed, un être au diapason de son environnement. Quels exemples, en quels quotidiens ; quelles images, sur quels écrans, sauraient-ils en suggérer des pistes ? Quels programmes, chevillés durablement au quotidien des gens, leur permettraient-ils d’entrevoir le potentiel vital de leur propre histoire, leur propre culture, leur propre environnement ? Et leur propre place, dynamique, dans l’exploitation contemporaine de ce potentiel ? Non seulement à leur propre profit, mais, aussi, à celui de l’Humanité, dans son ensemble, et de la planète, toute entière...
Incongrus voici dix ans encore, ces questionnements peuvent être examinés, aujourd’hui, avec quelque attention, par les stratèges du Système. Les problèmes migratoires internationaux ne sont plus des épiphénomènes variablement liés aux convulsions politiques de telle ou telle région sensible de la planète. On pressent des tares inhérentes au Système lui-même qui produirait, à son insu, les poisons susceptibles de l’asphyxier. Certes, on n’en est pas encore à chiffrer les coûts comparatifs, entre traitements de choc, éventuellement drastiques, appliqués sporadiquement, et prévention, infiniment plus intelligente et adaptée mais probablement de nature à provoquer une révision approfondie de l’architecture et de la dynamique du Système, dans son ensemble.
De nombreux signes tendent, pourtant, à signaler l’imminence d’une telle nécessité. L’accélération des cycles de crises financières, le raccourcissement des temps de latence qui permettaient de minimiser, tant se faire que peut, leurs conséquences économiques et sociales, la raréfaction croissante des matières premières, l’intensification de la problématique énergétique, l’alourdissement exponentiel de la facture écologique, la perte, généralisée, de repères transcendant les aléas existentiels en sont les symptômes les plus flagrants. Il semble bien que les réponses séparées se révèlent, à de plus en plus court terme, plus nocives que les maux qu’elles prétendent, sinon éradiquer, du moins minimiser. La complexité des phénomènes et, surtout, de leurs enchevêtrements exige une ampleur réellement extraordinaire – peut-être même, surnaturelle, pour ne pas dire métaphysique – de point de vue, tout à la fois au plus haut point élevé et apte à saisir, en un clin d’œil et très précisément, le plus localisé particulier.
Le rien, condition du Tout
Non pas, bien évidemment, qu’on prétende se tenir en telle posture ni, seulement, en percevoir un tant soit peu de texture. Mais l’énoncé de la proposition en indique, peut-être, l’essence : en ce qu’elle doit, tout à la fois, s’appliquer au tout et à chacune de ses parties, celle-ci semble, bel et bien, d’ordre strictement spirituel et l’intuition géniale d’Arthur Rimbaud (4), voici bientôt un siècle et demi, alors que d’autres pensaient colonisation du Sahel, prend, aujourd’hui, tout son sens. Bien avant que d’examiner le champ des mesures stratégiques et techniques, variablement spécialisées, susceptibles de faire œuvre efficace, mobilisant, en cette perspective, toute une foultitude d’experts, c’est au contemplatif, à l’homme de religion, dans le sens le plus accompli du terme, bien au-delà, donc – c’est-à-dire, ici, au plus profond – des strictes formes morales, qu’il convient de faire d’abord appel.
Qûtb (pôle) dans la tradition musulmane, Melkitsédek (5) dans la judéo-chrétienne, moyeu immobile de la roue, dans celle de l’Inde ou mage-ermite au cœur évidé du vieux chêne, dans l’univers des druides occidentaux, ce n’est qu’à partir de cette vacuité de pensée, pleinement vécue, que peut s’élaborer une méthode (6) assez souple pour être universellement entendue, traduisible en une indéfinité de cultures, chacune selon ses règles et conventions. Nul n’en détient la clé mais tout un chacun peut s’y ouvrir. Justement en ce qu’il est un tout. C’est chacun au fond de son puits personnel, intime, et nulle part ailleurs, en dépit des apparences, que nous « con-naissons » l’eau universelle (7). C’est en ce lieu sans coordonnée géographique ni temporelle, hors de toute relation d’échanges, que centre et périphérie se re-connaissent, eux, une même identité et, partant, des nécessités vitales communes.
On aura, prochainement incha Allah, à entrevoir quelques pistes explorables, dans l’établissement, enfin, de cette communauté inhérente à tout système naturel, entre les diverses parties de ce qui entend former, aujourd’hui, une même Humanité. Y sont pour ainsi dire tenues, désormais, tant imbriquées paraissent leurs conditions existentielles contemporaines. La pseudo-méthode qui consistait à systématiquement imposer, d’ici à là, une lecture univoque de nos vides, orientant nos efforts à les combler/négocier matériellement, plutôt qu’à les vivre et les partager, réellement – c’est-à-dire, spontanément, sans obligation d’achat ni de vente – révèle, chaque jour un peu plus, la tendance fatale de ses artifices à l’écroulement. Ici, appauvrissement ; là, accumulation ; tensions, partout, d’une matrice écartelée par des contractions de plus en plus fréquentes… Il suffit d’un rien, alors ; parfois un seul éclair… et le Vrai renaît.
Tawfiq Mansour
Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial
soutenu par VITA/Afronline (Italie)
associant 25 média indépendants africains
Notes
(1) : Autant de concepts, notons-le au passage, essentiels au discours de la sécurité…
(2) : Le milieu, il n’est pas vain de s’en rappeler, de temps à autre, c’est, conjointement, le centre et l’environnement…
(3) : Ian Mansour de Grange, « Petite chronique d’autre regard », Editions de la Librairie15/21, Nouakchott, 2012, p 220.
(4) : « Nous allons à l’Esprit, c’est certain, c’est oracle […] » in Mauvais sang, « Une saison en enfer », Avril-Août 1873.
(5) : Melki (Al-Malik) Tsedek (As-Sadiq), prêtre-roi de Salem (As-Salam : la paix) ou Luz (la Lumière) la cité secrète, intérieure, en communication perpétuelle avec le Ciel et à la porte de laquelle Yakoub (PBL) fit le songe qui lui donna le nom d’Israël…
(6) : Une situation également célébrée, dans la Chine ancienne, par le recueillement annuel de l’Empereur – fils du Ciel – au cours de la cinquième et très courte saison, quelques jours, intercalaires, entre l’été et l’automne, dans la pièce centrale, sans fenêtre, de la Maison du Calendrier. C’est la qualité même de cette stase silencieuse qui détermine celle du réordonnement, cyclique, du temps et de l’espace…
(7) : Connaître, c’est naître avec, cum-nascere en latin.