Biotope, du grec bios, vie, et topos, lieu. Le terme désigne, en son sens scientifique strict, un milieu écologique présentant des conditions de vie homogènes. En son acceptation plus commune – celle qu’on adoptera ici (1) – l’environnement vital du lieu où nous nous trouvons. Son exploitation est soumise à une dialectique incontournable : d’une part, assurer la pérennité de la ressource ; d’autre part, rentabiliser la démarche. Autrement dit, agir de manière à ce que toutes les parties profitent équitablement de l’échange. C’est plus simple à énoncer qu’à réaliser. Tout particulièrement lorsque règne l’économie informelle, fréquente « règle » dans les pays périphériques du Système, notamment en Mauritanie. Pour autant, il y a peut-être mieux à faire que de s’en prendre aveuglément aux « économies-mondes » des pays pauvres…
Quelle que soit la bonne volonté de la Société civile à œuvrer bénévolement, il lui faut acquérir des fonds pérennes pour pallier efficacement aux limitations des institutions publiques. Par ses apports ponctuels en infrastructures et équipements, le recours aux PTF étrangers ouvre des perspectives en ce sens. Mais l’utilisation durable de ces apports dépend de la capacité des gens à pourvoir à leur entretien et ce n’est qu’avec le développement d’une économie locale excédentaire, dans ses rapports avec le marché extérieur, qu’ils ont quelque chance d’y parvenir. En milieu rural, cette économie est essentiellement basée sur l’exploitation pérenne du biotope et toute la question va maintenant tenir dans l’impérative interaction entre les buts lucratifs poursuivis par les divers exploitants et les non-lucratifs promus par la Société civile.
On comprend vite les tâches de la seconde : répertorier et analyser le potentiel écologique de son biotope ; le protéger et l’augmenter, en contribuant, notamment, à l’entretien et au développement de la biodiversité ; établir des liens pérennes en ce sens, avec des structures poursuivant des buts similaires, en d’autres localités, ainsi qu’aux niveaux national et international ; et transmettre toutes ces données au secteur privé, chargé, lui, d’en tirer les plus appropriés bénéfices. En échange, celui-ci fournit, à la Société civile, le nerf de la guerre, en lui concédant un quantième de ses revenus, sous l’œil avisé de l’administration publique locale, elle-même bénéficiaire du système, via divers impôts. Mais un tel processus, tout-à-fait envisageable et parfois développé, à l’instar des tables-filières au Canada, dans les pays où les échanges sont formellement organisés, relève largement de l’aléatoire, voire de l’utopie, dans ceux où l’informel est la règle. S’il arrive, de loin en loin, que le secteur privé y soutienne la Société civile, ce n’est, trop souvent, que pour l’inféoder, voire, carrément, la bâillonner.
On y préférera l’instauration, entre l’exploitation privée d’un biotope localisé et son marché extérieur, une entreprise intermédiaire dont les bénéfices nets seront entièrement dévolus au fonctionnement de la Société civile impliquée dans l’affaire, sous contrôle d’un CA dont nous avons explicité, en de précédents travaux (2), l’architecture-type. Nous proposions, alors, un vocable spécifique pour ce type d’entreprise : Activités Génératrices de Revenus Communautaires (AGRC) ; pour bien marquer, tout à la fois, le lien et la différence avec les célèbres AGR, de type privé ou coopératif, disposant, comme bon leur semble, elles, des revenus de leur capital. Le caractère communautaire des AGRC devrait leur conférer un statut commercial d’autant plus particulier qu’elles ne s’impliquent pas dans le marché en concurrence des AGR mais en valorisation, en amont ou en aval, des activités de celles-ci.
Construction de filières impliquant la Société civile
Nécessaire au plan local, le tandem société civile-AGRC l’est tout autant, sinon plus, au plan global ; à commencer par son niveau national. La Société civile y a, cette fois, mission de récolter un maximum d’informations sur le marché, le biotope national, les contraintes techniques et réglementaires ; participer et faire participer au moindre débat visant à affiner celles-ci et celles-là ; y faire entendre la voix de tous les acteurs concernés ; et faire en sorte que ce labeur porte ses fruits en chaque localité impliquée. On voit ainsi se dessiner l’ébauche d’une filière. Au plan local, des exploitants directs du biotope, réunis au sein d’une association locale de gestion environnementale, en relation étroite avec l’administration communale et pourvue de revenus réguliers, par une AGRC traitant et expédiant les productions des exploitants, vers une AGRC « globale », en phase directe avec le marché extérieur et au bénéfice, elle, d’une association tout aussi globale en relation avec les pouvoirs publics, les PTF centraux et l’ensemble de ses membres, acteurs de la filière, dans toute leur diversité, dont, en particulier, les associations locales de gestion environnementale.
Pourvoyeuse de fonds réguliers pour la Société civile, de quelles plus-values une AGRC ou une chaîne d’AGRC peut-elle l’être pour le secteur privé ? Elévation et certification de la qualité des produits ; approvisionnement ajusté, constant et régulier du marché ; labellisation et homologation, en concertation étroite avec l’administration publique ; transformations à haute valeur ajoutée semblent les quatre directions les plus prometteuses. Articulées aux activités de la Société civile et de l’Etat y référant, via les associations de gestion environnementale, ces entreprises disposent de la plus grande base de données possible pour ajuster leur stratégie lucrative et demandent, en conséquence, à être fermement tenues dans des limites précisément négociées avec le secteur privé classique.
Multiplicité des articulations et boucles de régulation
L’exemple, en Mauritanie, de la filière Toogga, en cours de construction, va nous permettre de mieux cerner cette question. Initiative du secteur privé, combinant les compétences de deux biochimistes, un économiste et d’une coopérative agricole de femmes, le concept est particulièrement alléchant, tant en son amont – le Balanites aegyptiaca est une espèce très bien implantée dans la bande saharo-sahélienne – qu’en son aval : l’huile, convenablement extraite de la fève interne du noyau, possèdent d’éminentes vertus, au moins égales à celle du célèbre arganier marocain. Ressource abondante et plus-value certaine sont ainsi de nature à provoquer un engouement susceptible de virer, à terme plus ou moins rapide, vers une exploitation excessive de la ressource et, surtout, une prolifération de produits de piètre qualité, tuant, en définitive, la poule aux œufs d’or (3).
Plus encore que l’action réglementaire du secteur public, bien évidemment nécessaire mais longue à mettre en place – les processus doivent s’appuyer sur des faits correctement analysés et des concertations bien conduites – l’intervention de la société civile s’impose. Avec, comme on l’a dit tantôt, la problématique de son autonomie financière. Où placer, dans la filière, la (ou les) AGRC susceptible(s) de résoudre cette question, au mieux des intérêts du biotope, de ceux privés et de la santé des consommateurs ? Au plan local, un partage intelligent et équitable des activités de première transformation (cueillettes, dépulpage, confiture, extraction de la fève, traitements de résidus, conditionnement et expédition des produits) devrait apporter assez facilement des réponses en ce sens. Au plan national, c’est probablement en aval de la production d’huile (contrôle de la qualité, labellisation, parts de marché) que de telles AGRC établiront les meilleures conventions possible avec le secteur privé, à commencer par les promoteurs du concept, idéalement placés pour aider à définir les niveaux de qualité propres à assurer la pérennité du marché.
Gravissons à l’échelon final de la filière. Avec un prix de vente de l’ordre de 250 €/l, l’huile de toogga semble réservée à un public de privilégiés, pour ne pas dire d’ultra-privilégiés. Autrement dit, essentiellement à l’exportation. Une part importante de la plus-value serait donc absorbée par des marchés extérieurs à la zone saharo-sahélienne ; très certainement, surtout par « l’Occident (4) ». Un processus classique, inhérent au Système, dont on perçoit de mieux en mieux, aujourd’hui, les effets pervers. Notamment cette idée, fantasmatique, que le bien-être ne serait accessible qu’au centre du Système, justifiant les plus incontrôlables ruées migratoires. Un des moyens de contrer positivement ce désordre consiste à consacrer une part significative de cette plus-value « externe » à achalander, en huile de toogga à très bas prix, les centres de santé primaire de la zone-saharo-sahélienne.
On peut imaginer que les Etats centraux du Système consacrent, à cette fin, une part des TVA perçues sur leur marché interne d’huile de toogga, négociant en suivant, avec leurs homologues saharo-sahéliens, les actions de santé publiques susdites. Mais il fait envisager, également, le recours à la Société civile des pays « privilégiés », en y développant, comme ailleurs, des AGRC impliquées dans le commerce de l’huile de toogga et soutenant toute une batterie d’actions plus précisément ciblées, dans la zone saharo-sahélienne. On voit ainsi apparaître une organisation beaucoup plus synergique du Système, tout à la fois plus globale et plus locale. Peut-on y entrevoir des perspectives générales d’apaisement des tensions qui accablent notre planète commune ? Nous en reparlerons, prochainement, incha Allah, dans la seconde partie de notre dossier « Sécurité Sahel » (5).
Ian Mansour de Grange
Notes
(1) : Cet article fait suite à un premier, publié, début-Novembre, par « Le Calame », qu’on pourra consulter à : www.lecalame.info/?q=node/3047
(2) : Voir, notamment, les articles 3 et 4 de ma série « Lutte contre la pauvreté avec les pauvres ? » publiée dans Le Calame en Juin et Juillet 2014 (gratuitement disponible à mon adresse courriel : [email protected])
(3) : Lire, à propos de la filière Toogga, « L’huile de toogga, un trésor de vie… », in « Le Calame » N°887 du 11/06/2013 (également gratuitement disponible à mon adresse courriel).
4) : Un concept un peu éculé, tant tendent à se déplacer et se diversifier, aujourd’hui, les lieux réels du pouvoir de la « Rémarchande » – la « chose marchande », soubassement de la République (« chose publique ») moderne – dont les bases ont été élaborées, effectivement, en Occident.
(5) : Trois articles successifs, in N°1009, 1010 et 1011 du Calame, dans le cadre d’un projet éditorial soutenu par VITA/Afronline (Italie), associant vingt-cinq media indépendants africains. Consultables à www.lecalame.info/?q=node/3333, /?q=node/3373 et /?q=node/3414