C’est à un véritable acte de censure qu’a procédé l’autre jour la ministre la culture, Mme Fleur Pellerin. En interdisant Salafistes, le film que j’ai réalisé avec Lemine Ould Salem, aux moins de 18 ans, elle a tenté de prononcer à son encontre une sentence de mort.
Une sentence aussitôt colportée avec délice par quelques journalistes et « chercheurs » complaisants qui, non contents de ne pas voir le film, se sont permis de l’accuser de tous les maux et de lui attribuer un discours exactement à l’inverse de celui qu’il tient. Au point de nous comparer successivement à Dieudonné, à Céline ou à Marine Le Pen !
Interdire un film aux moins de 18 ans signifie l’impossibilité de montrer le film à la télévision, alors que deux chaînes l’avaient financé. Cela veut dire aussi l’annulation forcée de l’ensemble des projections organisées par des enseignants et des municipalités dans des communes de banlieue, qui souhaitaient, avec notre film, faire un travail auprès des lycéens.
C’est le traitement que l’on applique, d’habitude, aux films pornographiques. C’est le premier acte de ce type, pour un long-métrage documentaire, pour des raisons politiques, depuis la guerre d’Algérie. C’est un geste que n’ont commis aucun de ses prédécesseurs au ministère de la culture, que ce soient Jacques Duhamel, Michel Guy, Jack Lang ou Frédéric Mitterrand.
Une tartufferie
En nous expliquant, dans le communiqué qui annonçait cette interdiction, comment nous aurions dû réaliser et monter ce film, Mme Fleur Pellerin s’est conduite exactement comme les censeurs qui, en Union soviétique, expliquaient à Andreï Tarkovski comment il aurait dû réaliser ce chef-d’œuvre qu’est Andreï Roublev. Mme Fleur Pellerin l’a juste fait avec un peu plus d’hypocrisie : elle a prétendu que, dans un geste de grande tolérance, elle avait choisi de ne pas interdire complètement le film. Quelle mansuétude !
Je n’aurai pas l’outrecuidance de lui demander si elle a vu Lettre de Sibérie, de Chris Marker, qui démontre admirablement et définitivement que l’on peut faire dire tout et le contraire de tout à un commentaire, sans convaincre personne. Ni de lui rappeler que, dans des films aussi importants que le Idi Amin Dada, de Barbet Schroeder, ou Duch, le maître des forges de l’enfer, de Rithy Panh, il n’y a, pas plus que dans Salafistes, de « point de vue contradictoire ». Or, il s’agit de personnages au moins aussi terrifiants que les djihadistes de l’organisation Etat islamique.
Et quand elle invoque la protection de nos enfants, elle ne fait que répéter ce qu’ont toujours dit tous les censeurs à travers l’histoire et de par le monde : interdire pour faire le bien, celui des autres, bien sûr, celui des êtres « fragiles ». Citez-moi un dictateur qui n’ait pas invoqué la protection de la jeunesse pour censurer une œuvre !
Car que croit-on sous les lustres dorés de la Rue de Valois ? Que les « jeunes de banlieue » n’ont jamais aperçu d’images de violence ? Qu’ils ne sont jamais allés voir de films d’horreur ? Qu’ils n’ont pas accès, s’ils le souhaitent et d’un simple tweet, aux vidéos de l’organisation Etat Islamique ? Pense-t-on vraiment que c’est ainsi que l’on luttera contre cette propagande ? Et qu’en tuant le messager parce qu’il apporte une mauvaise nouvelle, comme dans la Grèce antique, on réglera le problème ?
Les milliers de jeunes Français qui sont partis faire le djihad en Syrie et en Irak n’ont pas attendu la projection de Salafistes pour cela. Ils l’ont fait parce que, dans ces territoires perdus de la République, l’idéologie salafiste se répand depuis des années et qu’on l’a laissée prospérer. En niant qu’elle existe, en niant qu’elle vient combler un vide, en niant qu’elle regroupe bien plus que des « déséquilibrés », des « loups solitaires et autres » « petits groupes terroristes ». En niant tout simplement son influence.
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir », dit Tartuffe dans la pièce de Molière. C’est bien de cela qu’il s’agit. C’est bien cela que l’on nous reproche. Sous les formes les plus diverses. Au risque de notre vie, nous sommes allés voir des salafistes – djihadistes ou quiétistes – à travers le Sahel et en Irak. Nous avons choisi de montrer – pas pour justifier ou comprendre, comme le dirait notre premier ministre –, non, juste pour que l’on écoute ce qu’ont dans la tête ceux qui commettent les attentats qui terrifient la France depuis plus d’un an. Nous croyons en effet que les Français ont besoin de savoir. De savoir pourquoi on cherche à les tuer. De savoir pourquoi des milliers de gens à travers le monde sont prêts à tout pour cela. C’est un travail de citoyen que nous avons effectué.
Faire confiance à l’intelligence des spectateurs
La France se meurt des dénis à propos de son Histoire : déni de la collaboration, qu’il a fallu cinquante ans et le discours de Jacques Chirac au Vel’ d’Hiv’, en 1995, pour assumer. Déni de la guerre d’Algérie, qui a empêché que l’on produise des films sur le sujet – à la différence des Américains avec la guerre du Vietnam – pendant près de trente ans. Déni de l’intolérance grimpante qui a mené aux attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher, et à ceux de novembre 2015.
Aujourd’hui, c’est le déni d’une menace qui croît tous les jours. Madame la ministre, vous avez décidé de nous interdire de montrer notre film aux moins de 18 ans, mais c’est justement à eux qu’il faut le faire voir. Vous avez choisi d’empêcher les chaînes de télévision de le diffuser, mais c’est justement là qu’il faut le montrer et organiser des débats auxquels nous participerons, Lemine Ould Salem et moi-même, si l’on nous y invite.
Finissons-en avec l’hypocrisie. Finissons-en avec la politique de l’autruche. Finissons-en avec les Tartuffe. La Comédie-Française, dont la pièce de Molière est au répertoire, est à quelques mètres de vos bureaux. Courez-y ! Et lisez ce qu’écrit Galin Stoev, qui y reprend Tartuffe à partir du 21 mars, à propos de Molière : « Il est l’anticonformiste par excellence, celui qui n’arrête jamais de poser les questions qui fâchent, celui qui dénonce toute tentative de substituer aux formes artistiques et humaines un conformisme ambiant. »
Nous ne nous comparons pas à Molière, mais nous nous inscrivons dans cette tradition. Une tradition française. Celle qui consiste à faire confiance à l’intelligence des spectateurs. Pour que l’on ne dise pas plus tard : « Je ne savais pas. »
François Margolin
Dans LE MONDE daté du vendredi 12 février 2016
Faites un petit tour à Nouakchott : allez de la plage des pêcheurs au Port de l’Amitié ou de cette infrastructure vers le carrefour dit Bamako ; partez d’Atak El Kheir 2 en direction de l’Est ; promenez-vous en divers quartiers de la capitale… Rassurez-vous, il ne s’agit pas de villégiature !