Petite pause dans le développement du dossier « Sécurité Sahel ». Nous aurons l’occasion de lire, tout au long du mois de Février, incha Allahou, divers témoignages et interviews de personnalités mauritaniennes impliquées, d’une manière ou d’une autre, dans la réflexion et/ou l’action à ce sujet. En attendant, voici un article susceptible d’ouvrir le débat sur une dimension apparemment annexe mais, peut-être, beaucoup centrale qu’on ne se l’imagine de prime abord : le dialogue interreligieux. Ainsi formulée, cette notion n’est-elle cependant pas excessivement réductrice, dans le climat de déreligion accélérée d’une part grandissante de l’Humanité ? Ne devrait-on pas convoquer, plutôt, le dialogue intercivilisationnel ? Voire la défense, tout bonnement, de cette Humanité qui forma, naguère, « une seule et même communauté » ?
Le sentiment généralisé, en Mauritanie comme dans tous les pays classés « du Sud », est d’être dominé par un système élaboré par et pour les habitants du Nord de la planète, plus particuliè-rement de son occident. Un sentiment bien plus qu’un constat, tant fait défaut l’analyse objective des tenants et aboutissants de cette domination. Une nouvelle croisade contre l’islam, se contente-t-on, chez nous, de juger, notamment dans nombre de mahadras, s’épargnant ainsi le bénéfice d’une étude rigoureuse de la question et alimentant, ce faisant, des incompréhensions dévastatrices de la paix, objectif partout en filigrane, pourtant, du dernier Message Divin.
Aisément compréhensible, dans son esprit, la mesure qui permettrait, à ces mêmes mahadras, d’éviter un tel piège et de rendre, aux musulmans, l’intégralité de leurs devoirs vis-à-vis d’eux-mêmes, de l’Humanité – d’une manière plus générale, de la Création – est plus complexe à mettre en œuvre. La journée ne fait que vingt-quatre heures et la semaine sept jours, alors que se chevauchent les contraintes d’études islamiques centrées sur l’indispensable mémorisation du legs transmis par les siècles, celles de la plus que souhaitable analyse du Système en cours et les sollicitations quasiment acridiennes, enfin, des produits (objets, activités, etc.) générés, à flots ininterrompus, par celui-ci.
De fait, c’est bien d’abord à l’aune des nécessités de la production et de la consommation – plus globalement, de la marchandise – et non plus de quelque souci d’hégémonie religieuse qu’il convient de lire les stratégies élaborées par les maîtres du Système : multinationales, notamment bancaires ; qui dictent, aujourd’hui, leur loi à tous les Etats, à commencer par la vingtaine qui forment le Centre apparent de la domination mondialisée (1). La dimension spirituelle de celle-ci n’apparaît qu’en ce qu’elle n’obéit qu’à ces impératifs matérialistes et ne se développe qu’en ce que les gens, quelle que soit leurs convictions philosophiques ou religieuses, y obéissent à leur tour, de plus en plus nombreux, le plus d’heures possible, chaque jour, chaque nuit. Pour perdurer dans son état actuel – exploitation sans frein des ressources de la planète – le Système doit ainsi couvrir la vie présente d’artifices les plus clinquants possible et attiser la passion des richesses et des possessions égoïstes. Voilà en quoi le Système s’attaque à l’islam ; autrement dit : à l’esprit de la soumission au Principe Créateur.
Musulmans, on doit cependant admettre le droit de ceux qui nient l’existence de Dieu et d’une vie d’en l’Au-delà à jouir de la vie présente, le plus pleinement possible, à leurs yeux. Mais nous n’avons pas seulement devoir de les informer des risques, pour eux-mêmes, de leurs négations : nous avons également celui de gérer, en partage avec eux – nous sommes tous fils d’Adam (PBL) – le monde où nous vivons. Or le constat est actuellement sans appel : dirigée par les seules nécessités de la marchandise, la mondialisation génère infiniment plus de désordres, destructions, injustices, artifices que de bonheurs, paix, partages équitables et jouissances véritables. La vie même de la planète est menacée. Si nous sommes certains, musulmans, que c’est en Dieu que résident les solutions à ces problèmes, nous ne pouvons, évidemment pas, imposer cette certitude à tous. Mais nous sommes tenus de chercher des remèdes pratiques, universellement lisibles, susceptibles d’atténuer, voire guérir, incha Allahou, ces plaies et écouter tous les hommes et femmes de bonne volonté qui s’efforcent d’œuvrer dans un esprit analogue. Ils sont plus nombreux qu’on ne se l’imagine, même parmi les négateurs du Divin Maître. Précisément, peut-être, parce qu’ils entendent jouir, au mieux, de la vie présente et qu’ils sont assez lucides pour reconnaître les très grandes manquements – pour ne pas dire oppositions – du Système à le leur assurer…
Aller, confiant en soi, à la rencontre de l’Autre
En quoi l’enseignement, dans nos mahadras, s’applique-t-il à former leurs élèves en ce sens ? En quoi sont-ils soutenus, par les représentants en Mauritanie du Système, sinon par les non-musulmans conscients des manquements de celui-ci, à développer une telle quête de thérapie universelle ? Bien plus que de perdre son temps à traquer et fermer les éventuelles écoles figées sur une approche aveuglément passéiste de la religion – une répression qui ne fait qu’attiser les ressentiments et repousser, dans la clandestinité, leur inéluctable organisation – il s’agit d’aller à la rencontre, les uns des autres, échanger les points de vue, pousser au débat, chercher les valeurs communes, sinon analogues, les traduire en actes positifs d’entraide et d’échange… Il n’est pas une seule civilisation, aujourd’hui, qui puisse se prétendre exempte de maladie ; de maux longtemps intériorisés et d’autant moins perceptibles, de l’intérieur… Nul, en ce monde, ne détient, quelle que soit l’éminence de ses références, le monopole de la vérité absolue et la dialectique dominant-dominé ne se superpose pas à celle sain-malade. C’est tout aussi vrai pour les individus que pour les sociétés, voire les civilisations. A cet égard, chacun, chacune est, potentiellement, un malade en soi et un médecin pour autrui : il faut avoir le courage de se dire, d’écouter, de se parler.
Nous avons, ici, un solide bagage. La culture saharo-sahélienne a ceci de profondément africain de vivre fermement ancrée, encore, à la Nature. Contraintes d’un climat omniprésent, assurément. Mais, aussi, souplesse d’une religion encline à chercher des compromis, des équilibres, des espaces et des temps de transition, à l’instar des procédés classiques des phénomènes naturels. Contrairement à une idée assénée par les tensions contemporaines, les attitudes excessives ne sont pas l’ordinaire de l’islam. La présence de chrétiens et de juifs, au Moyen-Orient, constante durant quatorze siècles, en dépit d’épisodiques raidissements doctrinaux et/ou politiques, en fut une des plus indéniables preuves. La nouveauté « contemporaine » – à partir, disons, du milieu du 19ème siècle – tient à ce que cette présence s’est retrouvée de plus en plus et durablement associée à la domination politico-économique mondialement mise en place à partir de l’Occident.
Probablement à son apogée, lors de la première guerre du Golfe, celle-ci chancelle, aujourd’hui, en dépit des apparences où l’on voit s’en concentrer la puissance, en un comité de plus en plus réduit de personnes, au prix des libertés publiques les plus fondamentales, non seulement dans les pays de la Périphérie mais, aussi, dans ceux du Centre. Le risque d’effondrement, par excès de poids, a vertigineusement augmenté. Et la classique solution, pour les maîtres du Système, ceux qui se sont invariablement entendus ; s’entendent, toujours ; à s’en réserver la part du lion, pour ne pas dire de l’ogre, reste l’orchestration de l’affrontement entre les peuples : on re-concentre tout le pouvoir, l’argent, le nerf de la guerre, avant de démolir tout ce qui a généré cette concentration et l’on recommence, comme en l’an 40 ! Plus que jamais la nécessité, pour les peuples, de résister à la tentation du repli sur soi, à l’exclusion de l’Autre, à l’aveuglement d’identités frelatées, oppositionnelles, devient vitale. Dans cet effort général, nous avons, musulmans, des arbres à planter. Pour tous, sans illusions et jusqu’au dernier souffle de vie sur cette terre. Amine.
Tawfiq Mansour
Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial
soutenu par VITA/Afronline (Italie)
associant 25 média indépendants africains
Notes
(1) : Une domination qui ne s’est pas décrétée en un jour. Elle est le fruit de siècles de tâtonnements conflictuels, parfois hasardeux, souvent dramatiques, entre pays du Nord, incluant des razzias vers « l’extérieur », en quête de butin, à l’instar des Croisades vers les civilisations limitrophes, musulmane (Espagne, Palestine) et chrétienne orientale (Constantinople), longtemps dans l’alibi religieux et le protectionnisme, en tous ses avatars, tant culturels qu’économiques, avant de s’en débarrasser, au nom de la « libéralisation » des échanges, une fois « raisonnablement » assise cette domination…