Dossier Sécurité Sahel : 1-Blanchiment de carte / par Ian Mansour de Grange, chercheur associé au LEHRI et au CEROS

12 January, 2016 - 18:44

Peut-on évoquer la sécurité au Sahel, cette relativement étroite bande traversant le continent africain, entre le 20ème et le 23ème parallèle Nord, en dehors de celle, générale, de ce continent avec ses homologues ? Ou, plus précisément, de cette zone avec ses adjacentes, de la Méditerranée au Golfe de Guinée ? Inscrite, de force, dans le « système-Monde » [1] mis en place par les puissances occidentales depuis quatre cents ans, l’Afrique n’a cessé d’y opposer, dans la plus totale anarchie, tout un enchevêtrement d’« économies-mondes » [2] localisées, contribuant, paradoxalement, à renforcer l’oppression de celui-là. Jusqu’à ce point-limite où les effets pervers d’une telle situation semblent menacer cette domination en ses établissements centraux mêmes. Avec, notamment, les multiples débordements des mouvements migratoires, trafics en tous genres et menées terroristes, diversement provoqués par la paupérisation entretenue du continent.

 

On en parle d’autant plus – des nuées d’experts et de media sont, désormais journellement, convoquées à cet effet – que les éminents [3] stratèges du Système, grands manipulateurs, s’il en est, des menaces sur leur « ordre », ont enfin décidé l’exploitation de celles des réserves foncières africaines, sur- et souterraines, qu’ils jugeaient, jusqu’ici, peu ou prou rentables. Dont celles, justement, de l’espace saharo-sahélien. Au point même, d’ailleurs, où l’on peut, à bon droit, se demander si lesdits débordements n’ont pas été, sinon commandités, du moins variablement orchestrés, par ces maestro de la programmation. De fait, l’Afrique, traditionnelle banlieue lointaine des civilisations urbaines – Indus, Croissant fertile, Occident – ne fut longtemps exploitée directement, en tant que pourvoyeuse d’énergie (esclaves), de minerais (or) et d’exotisme (ivoire, fruits…) que sur ses côtes, et les cinquante années de la première partie du 20ème siècle d’efforts à s’imposer jusqu’en ses plus profondes entrailles avaient fini de convaincre de la rentabilité supérieure à entretenir, plutôt, des intermédiaires locaux soudoyés, dans le ratissage des matières premières « intérieures ». Une politique « raisonnable », tant que les investissements mobilisés à cette fin le restaient.

 

Certes, il est très peu probable que la carte suivante [4] ait suffi même à l’ordinaire des discussions de ces états-majors discrets. Nul doute qu’ils n’aient disposé, et depuis belle lurette, d’informations autrement détaillées et précises. Mais elle est, dans son esprit, singulièrement significative des décisions prises à l’orée des indépendances.

 

Carte blanche pour une zone de non-droit

 

Une vaste zone de quelque six millions de km² –  Sahara pour ses trois-quarts Nord, et Sahel, au Sud – fut ainsi abandonnée à elle-même, en attendant l’inéluctable rentabilisation de son exploitation, du fait de l’épuisement des ressources plus accessibles. Une zone gommée, juste partagée, à la règle – c’est dire toute la désinvolture avec laquelle on traita l’affaire – entre huit Etats – Algérie, Libye, Egypte, Soudan, Tchad, Niger, Mali et Mauritanie – incapables d’en gérer la moindre surface, sinon vaguement, en quelque couloir d’échanges d’autant moins productif que le Système assurait l’hégémonie sans partage du fret maritime. Une situation guère préoccupante, au demeurant, pour ces Etats qui n’ont justement d’existence qu’en ce qu’ils sont rouages de celui-là, mais autrement plus cruciale pour les quelques millions d’autochtones dont l’essentiel des revenus n’avaient cessé, des millénaires durant, de s’appuyer sur le commerce entre les deux rives du Sahara.

 

Du jour au lendemain, des populations naguère maîtresses de leurs allées et venues – en dépit de l’épisode colonial – se sont retrouvées fracturées en diverses minorités nationales, aux marges obligées d’Etats largement plus tournées vers les rentes tirées du bradage, à moindre prix, des ressources minières de leurs territoires que du bien-être de leurs administrés, ordinairement exclus du pactole. Quarante années durant, les gens ont oscillé entre résignation, en s’initiant à d’autres techniques de survie (agriculture, pastoralisme, pêche), révolte (rébellion touarègue), délinquance (trafics de migrants clandestins, cigarettes, drogue, armes), établissant, en ces situations hors-la-loi, divers arrangements avec de segments de plus en plus conséquents des autorités administratives nationales, en relation plus ou moins directe avec des cartels mafieux internationaux.

 

Des mondes, parfois objectivement alliables, parfois réputés antagonistes, se sont ainsi imbriqués, aux grès de la survie, l’opportunité, l’avidité ou autre mobile encore moins avouable, dans des proportions d’autant plus grandes et complexes qu’est vaste la zone blanche dont tous tiraient profit, plus souvent hors d’elle, d’ailleurs, qu’à l’intérieur même. Une situation certes à même d’accélérer l’affaiblissement d’Etats déjà fortement entamés par les ajustements structurels imposés par les institutions de Brettons Wood et la généralisation des dessous-de-table, népotismes et détournements des deniers publics. Mais pas assez, cependant, pour imposer une restructuration de cette zone si juteuse dans son non-droit. Deux évènements vont concourir à cette fin pressentie par les stratèges du Système : l’instrumentalisation des contestations sociales centrées sur l’islam, au Maghreb, notamment en Algérie, et l’annonce, fin 2002, par la Banque mondiale, de la « découverte » de gisements phénoménaux d’hydrocarbures aux frontières de divers Etats sahéliens. En moins de cinq ans, la carte blanche retrouve alors des couleurs… (A suivre)

 

 

Ian Mansour de Grange

Article réalisé dans le cadre d’un projet éditorial

soutenu par VITA/Afronline (Italie)

 associant 25 média indépendants africains

Encadré :

Projet “Media africani per los viluppo dell'Africa ; Piano strategico di informazione su pace e sicurezza ”

La société VITA SOCIETA’ EDITORIALE SPA (forme abrégée VITA SPA), domiciliée à Via dei Missaglia, 89 – 20142 Milan (Italie), a décidé de développer, avec l’appui de la Direzione Generale Mondializzazione e Questioni Globali (DGMO) du Ministère des Affaires Etrangères et de la Coopération Internationale (MAECI) de l’Italie, un projet d’informations, en partenariat avec vingt-cinq media indépendants africains, autour des trois thèmes suivants : paix et sécurité (dont lutte contre le terrorisme, trafics d’armes et de drogue) ; dialogue interreligieux ; migrations.

Le Calame s’y est engagé. Aussi retrouvera-t-on, de façon récurrente en cette année 2016, ces thèmes développés, dans nos colonnes, sous les formes les plus variées : dossiers de fond, reportages, interviews, tribunes, etc. C’est tout particulièrement sur cette dernière forme que nous interpellons nos lecteurs, en ouvrant trois tribunes libres –paix et sécurité, dialogue interreligieux, migrations – où chacun pourra émettre ses avis, suggestions, critiques ou autres. Merci de nous faire parvenir vos contributions, sous format informatique, aux deux adresses suivantes : [email protected] et [email protected] ; en vous efforçant de ne pas dépasser la limite de 5000 caractères (plus ou moins 800 mots) par intervention, à l’exclusion – bien évidemment : nos lecteurs connaissent l’esprit et la ligne éditoriale du Calame – de tout propos injurieux, raciste, belliciste ou autre démesure.  Merci, d’avance, de contribuer à faire mieux entendre la voix de l’Afrique et, tout particulièrement, de la Mauritanie musulmane, dans l’effort de paix des hommes et femmes de bonne volonté.  

 

 

 

 

[1] Voir le concept mis à jour par Immanuel Maurice Wallerstein. Par exemple, https://lectures.revues.org/780

[2] Espace économiquement autonome (dans la réalité africaine de ces deux derniers siècles, toujours parasite), un concept élucidé par Fernand Braudel.

[3] Peu ou prou visibles, au demeurant. Nous parlons, ici, du pouvoir « au-dessus » du pouvoir, les quelques consortiums qui détiennent – en très petit comité, quelques centaines de décideurs, peut-être moins – suffisamment de leviers économico-financiers pour imposer la marche à suivre du Système-Monde dont les Etats nationaux, petits ou grands, ne sont que des rouages…

[4] Publiée bien évidemment complète, en 2006, mais on verra, plus loin, que l’intérieur de la partie blanche se résume à ce que j’en ai retenu ici, juste augmenté de la vague délimitation des zones de turbulences touarègues et djihadistes…