Les artisans de l’indépendance mauritanienne ne s’accordent, ni sur l’identité de ce territoire nouvellement émancipé, ni sur son appellation. Pour certains, la relation de la Mauritanie avec le panafricanisme est fondatrice ; ce caractère doit être nettement perceptible à travers l’appellation recherchée. Pour d’autres, la vocation existentielle de la Mauritanie est de servir de tête de pont du panarabisme en Afrique de l’Ouest ; ceux-là veulent de la même manière et avec le même engagement, traduire cette aspiration à travers une appellation suggérant un tel dessein.
On le voit ; les prismes idéologiques, à travers lesquels les pionniers de l’indépendance se représentaient l’identité de la Mauritanie, étaient donc antinomiques, porteurs de germes conflictuels.
L’histoire officielle nous enseigne qu’un consensus fût trouvé ; d’un commun accord, les protagonistes auraient retenu l’appellation « République Islamique de Mauritanie », le référent religieux ayant été présenté comme fédérateur, à l’opposé et au contraire de l’argument idéologique.
Avec le recul, on peut affirmer que ce consensus était provoqué par des artifices argumentaires, plus qu’il ne l’était par une dynamique unitaire. Son contenu réel sera très vite dévoilé par l’orientation arabophone de la politique de l’éducation, exposant à l’exclusion du système éducatif, tous les négro-mauritaniens dont les langues seront bannies à tout jamais des programmes scolaires.
Aux velléités de résistance à l’acculturation, pressentie dans les nouveaux programmes éducatifs, et que les négro-mauritaniens exprimèrent en mil neuf cent soixante six (1966) dans le « Manifeste des 19 », on opposât une répression d’une violence sans précédent dans l’histoire des états nouvellement indépendants.
Nettoyage ethnique
L’exclusion des négro-mauritaniens va se poursuivre, avec l’enterrement définitif de cet espace du vivre ensemble qu’est l’école, qui de facto, avait cessé de jouer cette fonction depuis bien longtemps, sauf que cette fois-ci, la ségrégation y sera institutionnalisée ; les élèves sont séparés en deux communautés, celles qui ont en partage la langue « hassania », considérées d’office comme arabophones, dont les enseignements seront dispensés en arabe ; les communautés négro-mauritaniennes dont le « hassania » n’est pas la langue maternelle, indexées de francophones et dont les enseignements seront d’autorité dispensés en français ; pour cette partie de la population, ce sera le début d’une véritable ghettoïsation culturelle. A la fin des années quatre-vingt, les toucouleurs, considérés comme la communauté négro-mauritanienne la plus rebelle au processus d’assimilation culturelle, seront victimes d’un véritable nettoyage ethnique, avant de faire l’objet d’une déportation aveugle, suivie d’une appropriation massive et sauvage de leurs terres sur la vallée, par les entrepreneurs politiques de violence. Les auteurs de ces barbaries seront rapidement amnistiés par une loi scélérate, perçue par la communauté juridique, comme une prime au génocide.
Les leaders historiques de la Mauritanie ont pensé la culture comme un instrument de conquête et de confiscation du pouvoir. Cette appropriation de la légitimité par la culture, s’est fortement incrustée, de façon indifférente, dans les mœurs politiques de ce pays, affectant de manière structurelle sa cohésion sociale et constituant une menace permanente à sa stabilité.
L’empire des Indes sous domination britannique, va abriter dès 1906, la mise en place d’un marché politique à la faveur duquel , va naître le parti de la ligue musulmane dont les penchants séparatistes vont s’affirmer très vite, face au parti du congrès qui exerce le pouvoir , parti majoritaire à connotation hindouiste , dont l’essentiel des revendications est axé autour du départ de l’occupant, autour d’une logique indépendantiste. Le clivage entre ces deux visions atteindra son paroxysme, quand le parti du congrès décidât en 1937, de faire voter musulmans minoritaires et Indous majoritaires dans des collèges électoraux séparés ; les musulmans se sentiront à jamais confinés dans leur statut de minorité. Encouragé en cela par l’occupant britannique, le parti de la ligue musulmane va alors faire de la théorie des deux nations, son principal argument politique. Ce concept est à l’origine de la création du Pakistan, en 1947, suite à la partition des Indes, qui avec plus de dix millions de déplacés, est considérée par les observateurs, comme l’un des exemples les plus dramatiques de toute l’histoire des constructions identitaires.
Le Pakistan, dont l’appellation signifie en langue ourdou « pays des purs », va peu après sa création, se trouver confronté à son tour à la théorie des deux nations, soulevée cette fois-ci par la ligue Awani constituée de Benghalis qui ne tardent pas à faire sécession. Le Bengladesh voit le jour après un conflit sanglant.
La sécession du Bengladesh est vécue comme un prélude à l’éclatement du Pakistan. La solution imaginée par les dirigeants pakistanais pour prévenir une telle éventualité, sera de recourir à la surenchère islamiste ; le Pakistan va alors devenir « République Islamique du Pakistan » et son tout nouveau premier ministre, Zulfikar Ali Butho, ne tarde pas à modifier la constitution en y introduisant un amendement , repris dans son article 260, qualifiant d’apostats les « Ahmadis », exposant de la sorte ces chiites de confession qui représentent plus de 20% de la population pakistanaise, à la pire des persécutions , contre laquelle ils ne manquent pas de réagir par des actes tout aussi violents, au sein d’un Etat effondré « failed state », fragilisé sur le plan institutionnel et qui, dépossédé de toute capacité médiatrice du jeu social, n’a plus les moyens d’assurer la sécurité de ses sujets ; un pays où très vite, l’absence de référent étatique sera remplacée par la montée de référents identitaires, particularistes.
Hystérie meurtrière
Aujourd’hui, le Pakistan n’est plus qu’une poudrière où sunnites et chiites, soutenus respectivement par l’Arabie Saoudite et l’Iran, s’affrontent à coup d’attentats ciblés et de crimes de masse. Au Rwanda, le Hutu Habyarimana, sentant dans les années quatre vingt-dix son autorité s’effriter, va, dans une démarche populiste, faire de la thèse du complot un argument politique ; si l’Etat rwandais est menacé, c’est parce que les tutsis complotent pour sa perte et pour la vôtre, vous les hutus ; d’où cet appel terrible de la radio dite « radio des mille collines » pour médiatiser et planifier le génocide des tutsis. D’avril à juillet 1994, des rwandais vont assassiner d’autres rwandais dans une hystérie meurtrière ininterrompue, d’une atrocité abominable, monstrueuse, à coups de machettes, de houes, de haches, de gourdins cloutés…………... Des enfants furent tués dans leurs écoles par ceux-là mêmes qui étaient chargés de leur éducation, des blessés achevés jusques et y compris, dans les hôpitaux…….Plus les victimes vous étaient proches et plus il fallait afficher à leur égard une grande atrocité pour ne pas s’exposer aux représailles envisagées à l’encontre de ceux qui refusaient de faire le « travail ». Au-delà d’un million de morts en une centaine de jours !
En République Démocratique du Congo, on compte environ une quarantaine de groupes armés, à connotation ethnique, pour la plupart, et dont les affrontements, ont fait depuis les indépendances à nos jours, plus de six millions de morts. Aujourd’hui, ce pays qui regorge de richesses et de compétences est devenu le théâtre permanent de règlements de comptes tribaux, débouchant sur des conflits sanglants prenant des formes variées ; politiques, économiques, foncières, et dont les conséquences effroyables sur les populations civiles sont d’une actualité poignante ; esclavage sexuel, recrutement d’enfants soldats, kidnapping, expropriations, déplacements, exil…….
On notera la saignée du Liban dont la pluriconfessionnalité, naguère encensée, ne sera d’aucun secours aux centaines de milliers de victimes de conflits intercommunautaires à caractère religieux ; les atrocités, toutes à caractère identitaire, que les populations civiles vivent au Soudan du Sud, en Centrafrique , à bien des égards en Côte d’Ivoire, et dans une moindre mesure, mais de manière inquiétante, en Guinée ; le cas du Burundi qui, en violation des accords d’Arusha, renoue avec les vieux démons de l’ethnicisme , à telle enseigne que la communauté internationale alarmée par ce qui ressemble de plus en plus à des assassinats ciblés, a saisi le conseil de sécurité, dans une démarche préventive pour éviter qu’une hystérie identitaire ne s’empare à nouveau de ce pays, aujourd’hui au bord de la guerre civile ; la Birmanie, où les rohingyas, parce que de confession musulmane, sont déchus de la citoyenneté, expropriés de leurs terres, victimes d’une épuration ethnique, dans un pays qui abrite un Nobel devenu subitement silencieux, devant les atrocités que vit une minorité, quoique considérée par l’ONU comme la plus persécutée au monde. Ceux d’entre les birmans qui se réclament de l’opposition démocratique font valoir que la solution la plus appropriée serait l’expulsion pure et simple de ces musulmans qui refusent de renier leur religion. Confinés dans des camps de relégation, les rohingyas continuent d’être victimes de véritables pogroms à l’instigation de moines bouddhistes fondamentalistes, instrumentalisés par la junte militaire.
C’est le lieu de déplorer l’attitude de la communauté internationale qui s’est laissée prendre au jeu de l’identitarisme en vue du règlement de la crise de l’ex-Yougoslavie en 1995 ; les accords de Dayton, n’étant ni plus ni moins, qu’une instrumentalisation de l’ethnicisme au niveau international. Ces accords, qui ne font que remodeler les frontières, en fonction du référent ethnique, ont cependant fait jurisprudence comme mode privilégié de règlement des conflits intercommunautaires, au détriment de l’intangibilité des tracés frontaliers hérités du découpage colonial. La partition du Soudan en est une illustration, celle de l’Irak bien que non achevée une ébauche, et n’eût été l’intervention de la France au Mali , dans un combat d’avant-garde en totale rupture avec la grammaire de Dayton, l’intégrité territoriale de ce beau pays, par sa richesse culturelle et sa mixité sociale, aurait tout simplement volé en éclats.
Une nouvelle vision des relations internationales
Il faut croire hélas, que le Yémen et le Soudan du Sud, demeurent éligibles à la solution du morcellement, ainsi qu’à terme, le Nigéria qui vit un processus identique à celui qui a débouché sur la partition de l’Inde et la naissance du Pakistan. Avec un Sud chrétien et riche, un nord musulman et pauvre, et en arrière- plan la montée de fondamentalismes religieux aussi biens islamiques que chrétiens (Wahhabisme au nord, évangélisme au sud), la crise que connaît le Nigéria, conduira de façon inéluctable à la naissance d’un Pakistan noir au nord, dont les conséquences déstabilisatrices, affecteront toute l’Afrique de l’ouest, considérée déjà comme une zone potentielle de conflits pour le futur. Afin d’éviter à ces pays et à d’autres, le plongeon vers l’inconnu, on ne peut que souhaiter voir la conception fondée sur l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, retrouver son lustre d’antan, au détriment de la thématique géo-ethnique des accords de Dayton.
Il faut espérer que l’union Européenne, qui a brillé par son absence lors du règlement de la crise de l’ex-Yougoslavie, renoue avec la place qui devrait être la sienne, pour peser de tout son poids et participer avec détermination à l’émergence d’une gouvernance mondiale, moins portée vers l’ethnicisation des relations internationales.
Plusieurs facteurs militent pour une alternative à l’approche de Dayton, dont le plus pertinent réside dans la mutation de la politique étrangère des Etats-Unis qui , sous les effets croisés de la multipolarité des conflits, d’un déficit budgétaire chronique et béant, ont renoncé au contrôle de la géopolitique planétaire, et agissent avec l’engagement qu’on leur connaît, pour une nouvelle vision des relations internationales, moins tourmentée , plus apaisée, privilégiant la persuasion au détriment de la coercition.
Contrairement à une idée largement répandue, l’identitarisme, loin d’être inné, est un construit social. On ne naît pas ‘’identitariste’’, on le devient. La négation de l’autre est un comportement qu’on acquiert, qu’on vous fait acquérir en vous désignant l’autre comme une entrave au mieux –être auquel vous aspirez, une menace à votre vie, vos biens, votre culture, votre être.
La crise identitaire existe parce qu’il y a des acteurs qui la construisent, des entrepreneurs de violence qui font fortune en exacerbant les particularismes, en gommant les espaces classiques d’intégration, dont le plus important est l’école républicaine ; en excluant des programmes scolaires les activités qui favorisent le vivre-ensemble : sport, scoutisme, colonies de vacances, théâtre ; en instituant un enseignement suprémaciste, faisant l’apologie de la supériorité d’une culture, d’une race , d’une langue sur les autres ; en confisquant les libertés individuelles et collectives, au nom d’arguments populistes dont le recours aux surenchères , religieuse, ethnique, linguistique, régionaliste.
Pour usurper un fauteuil, extorquer une voix, confisquer une fonction, les entrepreneurs politiques de violence n’hésiteront pas à désigner l’autre à la haine publique, le contraindre à l’exil, l’envoyer à la potence. Ils ont réussi le pari machiavélique de hisser l’identitarisme au niveau de pathologie majeure de la mondialisation, au même titre que les terrorismes ambiants, d’ordre politique, criminel , religieux; au même titre que la socialisation de la guerre ; la prolétarisation galopante des états ; le développement irrésistible de la criminalité transfrontalière et de son versant cybernétique ; la prolifération de trafics en tous genres : armes, stupéfiants, personnes, organes humains, médicaments.
Plus un coin ou recoin habités de cette planète terre où la fièvre identitaire ne fasse des ravages ; des contrées les plus hostiles aux agglomérations les plus attrayantes, des sociétés les plus policées aux démocraties les plus abouties ; chaque pays a ses ouigours, ses rohingyas, ses zones tribales, ses banlieues, ses camps, ses chiites, ses sunnites, ses yazidis, ses coptes, ses kurdes, ses beurs, ses black, ses touaregs, ses musulmans, ses chrétiens, ses haoussas, ses hutus, ses tutsis, ses pygmées, ses albinos, ses métis…..
A cause de ses implications cognitives, le discours identitaire a toujours exercé, depuis la profondeur des siècles, une puissante attraction sur les foules et disposé à leur égard d’une capacité mobilisatrice insoupçonnée. Il n’y a donc rien d’étonnant à voir les leaders d’opinion, politiques ou religieux, succomber à la tentation de faire de l’identitarisme, une variable pivot dans leur quête de légitimité. Ceux-ci, doivent toutefois intégrer une variable nouvelle ; celle d’une mondialisation mal maîtrisée, à l’ombre de laquelle l’instrumentalisation des crispations identitaires est devenue une menace stratégique à l’existence même des Etats.