Biotope, du grec bios, vie, et topos, lieu. Le terme désigne, en son sens scientifique strict, un milieu écologique présentant des conditions de vie homogènes. En son acceptation plus commune – celle qu’on adoptera ici – l’environnement vital du lieu où nous nous trouvons. Son exploitation est soumise à une dialectique incontournable : d’une part, assurer la pérennité de la ressource ; d’autre part, rentabiliser la démarche. Autrement dit, agir de manière à ce que toutes les parties profitent équitablement de l’échange. C’est plus simple à énoncer qu’à réaliser.
La difficulté de l’équation tient à ce que les rythmes vitaux des intéressés sont très différents les uns des autres. Non seulement entre les divers éléments biologiques (humains et végétaux, par exemple) mais en considération, également, des systèmes artificiels (fluctuations du marché, règlementations, notamment) qui s’y greffent. L’expérience des siècles l’a démontré : directement et intégralement soumis à la loi du marché, l’échange entre l’homme et le biotope tend, inéluctablement, vers la destruction du second, au détriment final du premier. La mise en œuvre, sur le terrain, de règlementations étatisées, rarement, pour ne pas dire jamais, en symbiose avec les conditions naturellement très localisées du vivant, se révèle lourd, coûteux et d’autant plus ambigu que les Etats ont, eux aussi, des impératifs économiques à court et moyen terme. C’est, plus souvent, l’activité de la société civile qui s’est révélé le plus efficace rempart contre la surexploitation et la dénaturation du biotope. Avec le défaut de sa qualité majeure : celui de poursuivre des buts non-lucratifs. Et, par conséquence, de traiter en incongruités ceux qui le sont.
On a ainsi vu se déployer, au cours des cinquante dernières années, une sorte de dichotomie entre l’exploitation et la protection de l’environnement. Secteur privé, d’un côté ; société civile, de l’autre ; avec, en arbitre plus ou moins impartial, le secteur public. Cette logique de l’affrontement aura généré quelques bons fruits, comme le développement des réserves naturelles et autres parcs nationaux. Plus généralement, l’éveil des populations à l’importance vitale du biotope. Mais, toujours sous le joug d’une vision fracturée de l’humain, écartelé entre nature et culture, émotion et raison, idéalisme et pragmatisme, cette dynamique entretient une sorte d’impuissance, tant au niveau le plus local (l’individu lui-même) que le plus global (l’Humanité dans son ensemble) à gérer, en pleine conscience et continuité, notre condition de membre constitutif et actif du biotope.
La trivialité suivante va nous permettre d’envisager des rapports plus harmonieux ; partant, plus efficaces. Nous respirons avec les arbres. A chaque instant, nous inhalons l’oxygène délivré par la photosynthèse, avant d’expirer le gaz carbonique indispensable au développement du moindre végétal. Cette relation de solidarité, aussi naturelle que vitale, nous la vivons, de part et d’autre, en pleine autonomie. C’est un fait qui supère, et de loin, à la compétition pour la survie, qui n’en est, en dépit de son omniprésence, qu’un épiphénomène. La loi intangible qui structure la vie, en ses différentes strates, c’est bel et bien l’autonomie coopérative. Pour relatif qu’il soit – il y a tout un monde, entre l’autonomie de tel ou tel de mes neurones, moi-même, l’Humanité dans son ensemble, la planète Terre – c’est dans l’application de ce principe que se résout la dialectique pérennité-rentabilité de l’exploitation du biotope.
Bien distinguer pour bien coopérer
Au cours de cette introduction, nous avons mis en évidence trois forces appelées à intervenir dans la relation entre le biotope et ses consommateurs (le marché) : le secteur privé, le secteur public et la société civile. Selon deux modes distincts : activités à buts lucratifs ou non ; dans toute une gradation entre le niveau le plus global, la biosphère, et, au plus local, tel ou tel biotope à exploiter. La mise en œuvre pratique de l’autonomie coopérative va consister à établir des liens adaptés, durables et cohérents entre tous ces éléments, aussi profitables qu’indispensables à tous. Plusieurs cas de figure se présentent, variant en fonction de divers paramètres. Tout d’abord, la nature et l’intensité de la pression du marché sur le biotope, et inversement, celles du biotope sur le marché.
Entre cueillir les fruits d‘un arbre et l’abattre, pour en exploiter le bois, les risques d’épuisement de la ressource ne sont pas les mêmes ; tout comme les risques sanitaires, pour les consommateurs, dans l’achat de telle ou telle plante médicinale. Dans un ordre voisin d’idées, mode d’exploitation et dimension du marché induisent toute une imbrication de conséquences écologiques, sociales et économiques ; tandis qu’à l’inverse, les spécificités écologiques, sociales et économiques déterminent les modes d’exploitation et les capacités du marché. Il faut se rendre à l’évidence : de telles situations complexes ne peuvent être correctement traitées, si l’on prétend à la durabilité, que dans une approche systémique, mettant en jeu des partenaires suffisamment décalés, dans leur point de vue respectif, pour structurer, au final, des ensembles sains d’exploitation le plus finement possible adaptés aux conditions locales et globales.
La durabilité implique une règle simple de base : le principe de précaution. L’existence, en toute exploitation localisée – a fortiori, généralisée – d’un risque écologique (surexploitation, notamment), social (sanitaire, surtout) ou économique (surproduction, en particulier) en réduit nécessairement la liberté, dans des proportions variant avec l’intensité du risque. Pour être efficace, cette limitation doit être pleinement assumée par les populations locales, en s’architecturant sur une coopération, active, entre les autorités décentralisées de l’Etat (commune, département, région), les exploitants du biotope en question et les diverses émanations de la société civile de chaque lieu concerné. D’emblée, la question de la construction et du développement de celle-ci est posée. La problématique diffère assez sensiblement, d’ailleurs, entre les pays du Nord et du Sud. D’un côté, quota nombre d’habitants ruraux/hectares exploités très faible (1) ; de l’autre, pauvreté, carence en formations, informations et infrastructures.
Société civile à l’école
Quoique la situation du Nord tende à s’universaliser – nous y reviendrons – concentrons-nous, pour l’instant, sur la méridionale. A défaut de mécanisation, l’exploitation du biotope y exige l’établissement, au moins saisonnier, d’un nombre conséquent de mains d’œuvre aux terroirs. Les y maintenir revient à aider leurs capacités d’autonomie coopérative à s’y épanouir : l’exploitation durable du biotope est, bel et bien, un projet de société. Celui-ci repose sur une connaissance sans cesse affinée de l’environnement où l’on vit, dans une confrontation permanente des observations, des idées et des méthodes. Une dimension d’autant plus pédagogique que la jeunesse de moins de vingt ans constitue plus ou moins la moitié de la population, dans les pays du Tiers-Monde. On voit ainsi le rôle essentiel que l’école, lieu d’articulation par excellence entre le secteur public et la société civile (enseignants, parents d’élèves et élèves eux-mêmes), est amenée à jouer, dans cette adéquation entre les gens et leur environnement.
C’est, pourtant, le contraire qu’il s’y passe, à l’ordinaire. Lieu d’enseignement, non seulement l’école n’enseigne pas le lieu mais elle en extrait, de surcroît, l’enfant. Si le contenu de l’enseignement est en cause – il faudrait, pour inverser le processus, qu’il se construise, au moins le tiers de son temps, à partir et en direction même de son environnement – les méthodes, le plus souvent dirigistes et scolastiques, ne contribuent pas plus à favoriser l’apprentissage du débat citoyen. Ainsi désœuvrée – plus exactement, privée d’œuvres – la jeunesse oscille entre aspiration à l’ailleurs, contestation plus ou moins sourde et consommation des ersatz ordonnés, à l’échelle globale de la planète, pour « maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète» (2) : football et jeux vidéo, notamment. Au prix, nul besoin d’être devin pour le comprendre, de perspectives de développement local de plus en plus réduites.
On doit concevoir un moins navrant scénario. Réintégrée dans le biotope, motivant élèves, parents et enseignants à entendre, le plus distinctement possible, où ils vivent, à mieux en percevoir le potentiel, l’école devient un lieu alternatif de collecte et de diffusion de données. A partir et au sein de la population locale ; vers l’extérieur du lieu, notamment les strates supérieures de la complexité sociale où s’élaborent les stratégies globales ; et, bien sûr, vice-versa, à partir de ces strates supérieures, désormais mieux informées des potentialités des terroirs. Une activité permanente et généralisée à l’ensemble de la population locale, ainsi que nous l’avons souligné en d’autres exposés, en ce qu’elle peut aisément se poursuivre au-delà du temps strictement scolaire : durant les grandes vacances, par exemple, avec divers stages d’études et de formations pour adultes. Une telle stratégie nécessite des moyens. En infrastructures, en enseignants compétents, en outils didactiques, en équipements bureautiques, notamment informatiques, etc. Or l’Etat peine, en bien des pays, à seulement assurer le premier de ces besoins. (A suivre).
Notes :
(1) : En général beaucoup plus denses au Nord, les populations y sont cependant plus concentrées encore dans les villes et donc éloignées des lieux d’exploitation, hautement mécanisée, du biotope.
(2) : selon le « bon » mot de Zbigniev Brzezinski (ancien conseiller de Jimmy Carter, et fondateur, en 1973, de la « Trilatérale », une des sphères d’influence les plus impénétrables du monde capitaliste, où s’est signalé, en outre, un certain Huntington), cité par H.P. Martin et H. Schuman, in « Le piège de la mondialisation » – Solin – Actes Sud – 1997.