Dès son élection de 2009 – si convaincante en un seul tour que le président de la CENI démissionna le soir du scrutin – le général Mohamed Ould Abdel Aziz s’appropria, pour mieux railler son véritable prédécesseur dans la dictature militaire, le mot qui avait circulé pendant les années constitutionnelles du colonel Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya. La tentative démocratique du président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, puisqu’elle avait été si aisément interrompue, ne comptait déjà plus : simplement sujette à « rectification ». La campagne présidentielle légalement anticipée grâce à la démission forcée du seul Mauritanien élu démocratiquement au terme d’un scrutin à deux tours transparents, internationalement contrôlés, supervisés par une commission nationale composée consensuellement n’a cependant été vécue par personne, ni en Mauritanie, ni chez les partenaires habituels du pays, ni surtout par l’élu comme un acte de naissance et l’origine d’un mandat pour exercer le pouvoir et incarner le pays, quelque temps.
Les chefs successifs de l’autocratie militaire depuis 1978 avaient chacun fait un bilan catastrophique de leur prédécesseur. Mohamed Ould Abdel Aziz a inauguré un nouveau genre : une lecture exhaustive de l’histoire contemporaine de la Mauritanie, c’est-à-dire cinquante ans – selon son expression quand il se saisit du pouvoir en Août 2008 – de gabegie et de prévarication. A laquelle le « président des pauvres » mettait décisivement fin. Période englobant donc la période fondatrice, celle de l’exercice du pouvoir par le président Moktar Ould Daddah, rabaissée au même niveau que ce qui suivit. Le colonel Ely Ould Mohamed Vall, pour avoir raison de Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, avait procédé avec moins d’ambition mais avec autant de haine : le P.R.D.S. avait eu comme précédent le Parti du Peuple mauritanien. Les militaires sont d’une continuité sans faille dans leur système : ils sont la source du pouvoir puisqu’ils sont l’ultime recours de la souveraineté nationale, c’est ce qui fut dit au président Moktar Ould Daddah par son aide de camp. Il est d’ailleurs piquant que ce soit trois de ses précédents aides de camp qui aient été – dans l’ordre chronologique de leur service auprès de lui – les maîtres du régime autoritaire : Mustapha Ould Mohamed Saleck, Mohamed Khouna Ould Haïdalla et Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya. Les deux premiers ont cherché à se fonder par opposition à ce qui avait fait naître le pays en forme moderne : discours du colonel Ould Mohamed Saleck très argumenté dès Septembre 1978, procès par contumace sur ordre du colonel Ould Haïdalla tenu en Novembre 1980 à Rosso pour dilapidation des ressources économiques nationales. Ils ont également cherché à établir une démocratie qu’aurait censément abhorrée le régime fondateur : la tentative par le premier de mettre sur pied une assemblée consultative nombreuse mais nommée, ce qui le fait mettre à l’écart par le collège des putschistes, la mise en œuvre d’une constitution et la nomination d’un premier ministre par le second. Autant de fiascos… Le troisième s’adjoint au contraire d’anciens collaborateurs du fondateur, amnistie celui-ci dès son propre avènement en Décembre 1984 et en Mars 2000 fait insister par son ambassadeur à Paris, dépêché auprès du président Moktar Ould Daddah pour que celui-ci rentre au pays. Celui-ci y met des conditions… le retrait des militaires que ni lui ni personne n’ont encore obtenu.
Ressemblance trompeuse
La totale différence de nature entre le régime fondateur et les régimes militaires – dont l’ultime justification serait qu’à tout prendre ils ressemblent à ce qui se bâtit puis prévalut de 1957 à 1978 – tient à la différence de personnalité de chacun des dictateurs militaires par rapport à celle du président Moktar Ould Daddah. Sans doute, le Parti du Peuple mauritanien, parti unique de l’Etat et ayant le monopole des candidatures à quelque élection que ce soit, prétendant de surcroît absorber toute autre institution, à commencer par celle de l’Etat mis à son service, et tendant à intégrer les forces syndicales et les forces militaires, pouvait paraître aussi fermé que l’interdiction de parti politique de 1978 à 1991, ou dominateur exclusif comme l’est le parti du chef militaire se faisant élire pour la forme de 1992 à 2003, ou de 2009 à 2013. La ressemblance est trompeuse. Elle interdit surtout de penser l’avenir institutionnel du pays.
Le régime du parti unique de l’Etat était dans les années 1960 et 1970 – en Mauritanie comme ailleurs en Afrique anglophone ou francophone – aux antipodes de ce que les anciens colonisateurs, accueillant dans leurs assemblées constitutionnelles des représentants élus de leurs territoires d’outre-mer, puis après les indépendances les étudiants de ces pays. Certes, mais parce que la situation sans précédent pour les peuples dominés et soudainement autorisés à s’émanciper et à se gérer par eux-mêmes, appelait un outil, un creuset pour l’unité nationale et pour la participation de tous au développement à tous égards d’une patrie moderne. Il n’était pas, au moins en Mauritanie tant que la présida Moktar Ould Daddah, un mécanisme d’exclusion du grand nombre et de recel du pouvoir politique (et économique) par un seul ou par un petit groupe. Cette fonction est au contraire celle du parti dominant la vie politique et sociale entière au service de Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya puis de Mohamed Ould Abdel Aziz. Le parti de l’Etat et du président, militaire de métier, est un empêchement pour les tiers, il organise et maintient le monopole politique d’un seul. Sans doute, y a-t-il – suite du discours de François Mitterrand à ses pairs africains et réflexion de l’homme fort sur la chute du général Moussa Traoré dans le pays voisin – des élections, un Parlement, une Constitution, toutes les apparences … la façade d’un Etat de droit. Pluraliste et cultivant les droits de l’homme. La réalité est autre, et aucune évolution n’est possible qu’un renversement ou un assassinat.
Le régime fondateur au contraire s’est bâti dans la continuité légale du système inégalitaire et dominé qu’était l’administration coloniale jusqu’au système du parti unique de l’Etat. Il s’est bâti par un rassemblement consensuel, constamment élargi à l’initiative et selon le tempérament du président Moktar Ould Daddah. Il était l’outil de la participation générale et il était constamment à la recherche de nouvelles adhésions. Mais ces adhésions n’étaient que secondairement l’acceptation d’un régime, elles étaient d’abord – passionnément voulues par le fondateur – une participation à l’exercice du pouvoir. Dès la formation du premier gouvernement mauritanien, Moktar Ould Daddah met sa place en jeu pour que ses compagnons vainqueurs des élections territoriales acceptent l’entrée dans ce gouvernement des perdants. La table ronde des partis en 1961 est contemporaine de la présidentialisation de l’exercice du pouvoir jusque-là plus que parlementaire : le gouvernement de 1957 à 1961 fonctionnant en fait comme une commission de l’assemblée territoriale puis nationale. La tendance sera ensuite d’intégrer les nouvelles générations à tous les niveaux et d’abord au niveau suprême.
Recherche du consensus
Le débat, la discussion sont la règle, les votes ne sont pas utiles, ce qui est recherché dans le pays comme dans chaque enceinte exécutive ou délibérative, c’est le consensus. Le partage du pouvoir – tout le temps et dans tous les domaines – est la pratique de Moktar Ould Daddah. Ecoute, patience, extension au possible de la durée de réunion : c’est ce que montrent les tournées de prise de contacts, les séminaires de cadres à commencer par la transformation en congrès du Parti, à Kaédi, en Janvier 1964, d’une réunion de cadres, à laquelle chacun voulut participer, encarté ou pas dans le parti encore tout récent et donc incertain d’organisation, et plus encore de place dans les institutions de l’indépendance.
La démocratie mauritanienne, sinon africaine, n’est pas l’alternance au pouvoir et le pluralisme de partis rivalisant pour ce pouvoir – la démocratie de façade selon les militaires mauritaniens n’accepte évidemment pas l’alternance puisque leur théorie du pouvoir est d’en être l’origine parce qu’ils sont le recours national et populaire. Sans mandat et sans texte. La démocratie mauritanienne et africaine n’attend pas que chacun ait son tour ou sa distribution. Elle ne peut qu’être participative, donc quotidienne. Là où – en régime de façade – les élections excluent les perdants, le régime fondateur s’impose à lui-même l’arrivée par vagues successives mais constantes des opposants ou des indifférents.
Deux conséquences pour le pays. La démocratie participative invente constamment sa propre succession et la génère. Si la guerre avait cessé, Moktar Ould Daddah n’aurait pas été une énième fois candidat à la présidence de la République, il aurait passé la main, le multipartisme aurait commencé par la concurrence possible de candidatures au sein du Parti. Les plus graves questions, celles qui constituent une nation si elles sont consensuellement résolues, supportaient des délais pour leur solution (la question des langues, par exemple) ou des procédures très ajustées quand il s’agissait de statut social, de religion. La démocratie de façade, par extension les régimes militaires même quand ils ne sont que transitoires (Août 2005 à Avril 2007), est au contraire la matrice du pire : ce que fit le pays actuellement. Non seulement une corruption que les premiers putschistes ne se permirent pas et ne permirent pas, et que le colonel Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya ne toléra que pour les siens, sans y consentir pour lui-même, « l’enrichissement sans cause », mais bien plus : la mise en cause brutale et iconoclaste de tous les composants de la société et de l’intelligence.
L’étranger peut être leurré – la façade – mais pas le Mauritanien – tant qu’il ne participe pas, lui-même, au pouvoir. Ce n’est pas affaire d’élection ni d’alternance, le temps imposé n’est pas tolérable quand le pays est mal géré et que chacun des siens est dans l’urgence, souvent le dénuement. Mohamed Ould Abdel Aziz voulait, son portrait affiché sur le même support temps que celui du président Moktar Ould Daddah, montrer qu’il continuait celui-ci. Il appelle au contraire la comparaison : elle est cruelle.
La démonstration a contrario fut faite par le président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, y perdant autant que la nation : quand il voulut absolument un gouvernement d’union nationale, aussi bien son compétiteur à l’élection qui l’avait porté au pouvoir, que les militaires, le putschiste de 2005 préparant le coup de 2008, le lui refusèrent. La façade préférée à la sincérité. La « rectification » (annulation de 2007 en 2008 pour erreur sur la personne pas assez docile, sans que cela profite au présumé indocile) plutôt que la participation. Autant qu’ils le peuvent, les Mauritaniens sur toutes les questions que la dictature a rendu violentes – la religion, l’esclavage – ont protesté, protestent et appellent le pouvoir de fait à la cohérence, à la consultation. Sinon les pratiques et les acceptions les plus éloignées du pacte fondateur : « faisons ensemble la patrie mauritanienne » triompheront. C’est contre quoi – à propos de la question harratine, l’an dernier, dont la solution ne peut être de façade – se liguèrent soudainement toutes les forces, toutes les individualités mauritaniennes. Qu’elles aient alors dédaigné l’homme fort pour manifester encore plus clairement leur solidarité avec une cause longtemps clivante, atteste que la Mauritanie a un autre avenir que la perpétuation du présent. Ou que les lois de façade quand la pratique est strictement contraire : le nouveau texte accentuant l’incrimination de l’esclavage, tandis que les abolitionnistes les plus notoires sont emprisonnés après avoir fait valoir il y a deux ans la réélection présidentielle du putschiste.
Bertrand Fessard de Foucault, alias Ould Kaïge
mercredi 4 Novembre 2015