Avoir de la mémoire n’est pas du tout adorer le passé ou faire du conservatisme un dogme politique.
Si j’ai sollicité l’accueil du Calame depuis le cinquantenaire de la déclaration d’investiture de Moktar Ould Daddah, à la tête du premier gouvernement autonome de la Mauritanie, c’est parce que je pensais – et je pense toujours – que le maximum d’indications sur ce qui fit inventer l’Etat-nation dans un si « ancien et noble pays » [i] est le meilleur matériau pour imaginer un avenir autre qu’un présent, subi par les Mauritaniens depuis trente-cinq ans avec une toute petite interruption dans le temps. C’est également un étalon pour mesurer les reculs dans la construction nationale, dans la mise en valeur des ressources économiques et humaines pour le bien de tous et, enfin, si l’on veut repérer les plagiats de la période fondatrice par chacun des dictateurs militaires.
Quelques exemples de recul.
1° La résurgence dès l’automne de 1978 des clivages et pétitions ethniques sous prétexte linguistique, 2° la circulation d’un tract de quelques trente-cinq pages en Avril 1986 reprenant le « manifeste des 19 » circulé en Janvier 1966 avec pour conséquences une psychose de coup militaire racialement marquée telle qu’une des multiples échauffourées pour des terrains de cultures frontaliers avec le Sénégal dégénéra inopinément mais dramatiquement en Avril-Mai 1989. 3° Une expression de la question sociale dès Juin 1980 comme jamais en Mauritanie, sauf à considérer la fondation d’El Hor comme une manifestation de masse, ce qui ne fut pas et ce que le pouvoir débonnaire du président Moktar Ould Daddah réprima d’autant moins que Messaoud Ould Boulkheir rédigeait en même temps pour Ahmed Ould Mohamed Salah une enquête d’opinion à Nouakchott sur la guerre du Sahara. Alors que l’ensemble des pétitions, des militances, des caravanes et enfin de considérables manifestations nationales dans la capitale –Boubacar Ould Messaoud et Biram Dah Ould Abeid – a donné lieu à deux phénomènes proliférant : une mise en cause du rite malékite, tel que prêché en Mauritanie, parce qu’il justifierait l’esclavage, une destruction de l’Etat de droit par inapplication de la loi de Septembre 2007, par des emprisonnements et des procès qui ne sont que d’opinions. La construction nationale est sapée dans ses fondements, alors que les quinze mois d’exercice de la présidence par Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, dans l’esprit-même de Moktar Ould Daddah dont il avait été l’un des plus éminents collaborateurs et dans un domaine-clé, reprenaient cette construction à sa base.
Quelques exemples de l’accaparement et de la mauvaise gestion des ressources nationales.
La prise de parti par les principales fortunes mauritaniennes – toutes de dates récentes, et le plus souvent nées de privilèges octroyés par l’un ou l’autre des régimes autoritaires – a vicié la démocratie renaissante, au point que la plus notoire d’entre ces fortunes a acheté pour les putschistes la caution française à son plus haut niveau, caution aujourd’hui sanctionnée par la justice française et reniée par l’exil marocain du généreux donateur. Chacun des candidats à l’élection présidentielle de l’été 2009 a eu ainsi son pourvoyeur de fonds.
La déviation politicienne est encore plus rapace pour l’investissement étranger – les affaires du port maritime de Nouakchott, le second aéroport international de la capitale et sans doute les octrois de permis pétroliers ou en prospection de gisements aurifères. De justesse, la collégialité de la gouvernance sous la présidence de Moktar Ould Daddah fit refuser par la Mauritanie les projets de Guelfi et donc évita au pays de gigantesques escroqueries.
Le dialogue social et l’esprit de responsabilité des syndicats, sous l’emprise du parti unique de l’Etat, firent la prospérité et la maturité de Miferma, pourtant d’un statut et d’une influence rendant cette société et l’Etat son allié, très vulnérable. La nationalisation, le maintien de l’ordre, la qualité du commandement local et régional sauvèrent les situations, y compris malgré la guerre. Ces semaines-ci, il est question de vendre le fleuron de l’activité mauritanienne moderne, après des mois, sinon des années de confrontation sociale que le pouvoir, censément tout-puissant, refusa de se mêler et dont il ne prit nullement la mesure.
L’organisation de la vie politique par les militaires fut d’abord un plagiat des institutions qu’ils avaient détruites. Il y eut dès la dissolution du Parti du Peuple mauritanien, une permanence du Comité militaire, sorte de caricature de l’ancien Bureau politique national, qui – lui – était élu, et en congrès. Il y eut des tentatives de mouvements de masses et de volontaires, et depuis l’autorisation de partis politiques en Juillet 1991, un parti dominant dont les militaires s’excusèrent en prétendant que c’était déjà le régime voulu et présidé par Moktar Ould Daddah. La comparaison de la vie des partis acclamant Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya, puis Mohamed Ould Abdel Aziz, avec ce qu’était le Parti du Peuple, comment notamment il se réimplantait localement en continu, comment surtout se débattaient, dans chacune des sections, le rapport moral qu’aurait à présenter le secrétaire général au congrès, comment se vécurent les séminaires régionaux et se déroulaient les tournées présidentielles de « prise de contact » montre ce que pouvait être une démocratie naissante et comment fonctionne une « démocratie de façade ».
Surtout, les dictatures militaires sont incapables d’évolution et ne prennent fin que par renversement du titulaire par un successeur qui l’imitera, avec encore plus de cynisme. Le pays est étouffé dans ses potentialités économiques, menacé dans sa cohésion sociale, bloqué dans son évolution morale.
Je vais donc continuer – tout en préparant l’édition de ces diverses chroniques anniversaires et publications de documents diplomatiques français – de dire ce qui fut et ce qui est, ce qui est examiné à la lumière crue et cruelle d’un passé qui continue d’attester que la Mauritanie est capable de mettre en valeur ses richesses, capable d’une démocratie consensuelle, capable d’unité nationale dépassant tous les clivages, comme c’était le projet explicite du 20 Mai 1957. Quel contraste entre la continuité du dessein d’alors pendant plus de vingt-et-un ans avec les tâtonnements, les campagnes-bidons ou boudées par les élites quand elles s’opposent, les états-généraux et autres dialogues qui ne sont que sécessions entre opposants mais jamais une ouverture du pouvoir à se partager sincèrement. Alors que la réussite de la fondation mauritanienne fut une constante ouverture à toutes les forces et à toutes les classes, sans jamais que soient fermées aucune évolution, aucune dogmatique.
Ce qui distingue radicalement l’actualité du passé, c’est que la souplesse est d’antan et la rigidité, presque cadavérique, caractérise la répétitivité de l’homme fort auto-proclamé.
Après une pause de près d’un an pour donner – en témoignage – des entretiens avec deux des équipiers ou partenaires du président-fondateur pour les premières années de la politique proprement nationale : Ahmed Baba Ould Ahmed Miske, puis Mohamed Ould Cheikh, je vais maintenant, renouer avec les séries précédents. Je vais continuer de publier ce que les diplomates français suivaient et comprenaient de la pétition mauritanienne pour le Sahara national – une légitimité qui devait triompher s’il n’y avait eu le commencement des putschs – et leur chronique des années de début du pouvoir de Moktar Ould Daddah. J’alternerai cette mise au jour et l’interprétation de la mémoire française avec la tentative – qui m’incombe, je crois, depuis que j’ai vécu la Mauritanie des années 1960 et l’amitié d’un homme d’Etat exceptionnel de maîtrise de soi et de sainteté : structurer une mémoire nationale immédiate, celle de ces dix ans où la nouvelle démocratie faillit éclore.
Le Calame tiendra naturellement ses lecteurs au courant des éditions, et me transmet toute suggestion ou critique, voire question qu’il serait intéressant que j’essaie de traiter. Merci au journal, merci à la communauté civique de ses lecteurs pour l’honneur et la confiance qu’ils m’accordent donc./.
Bertrand Fessard de Foucault, alias Ould Kaïge
[i] - vœux du général de Gaulle à la République Islamique de Mauritanie lus par Michel Debré, Premier ministre de la République française, à l’instant où furent proclamées l’indépendance, et par conséquent l’accession à la souveraineté internationale