Dans un récent dossier en trois parties, publié, sur le Net, dans la première quinzaine de Septembre 2015 (1), Henri Tincq, intellectuel moderniste français réputé chrétien, entend élucider les relations entre la violence et le sacré, dans les trois grandes religions monothéistes nées au Moyen-Orient. Il relève comment leurs prophètes, textes fondateurs et exégèses ultérieures ont abordé la violence de leurs époques respectives, l'ont classifiée en degrés de légitimité, en considération des évènements de l'Histoire, entendus comme autant d'oscillations divines entre courroux et mansuétude. Classification contextuelle, sous-entend Henri Tincq, mais que la moindre frustration contemporaine se chargerait de réactualiser en loi intangible, contre la " dégradation des valeurs ". Au prix, hélas, de fureurs aveugles, fermées à toute adaptation au changement…
Ainsi, qu'il s'agisse de rétablir le " Grand Israël ", le règne du " Christ-Roi " ou celui du " Khalifat Universel ", le point commun de tous les intégrismes religieux, la justification profonde de leurs fatales violences, serait la lutte contre la modernité " identifiée à la sécularisation, la laïcisation, le prétendu déclin des valeurs familiales et morales, la moindre visibilité de la religion ". A l'inverse, condamner " l'homosexualité, l'avortement, la sexualité hors mariage, la recherche sur les cellules souches d'embryons ou l'euthanasie " serait le signe d'une lecture fondamentaliste des référents monothéistes. De toute évidence, il manque, au discours d'Henri Tincq, une de ses plus indispensables antithèses : " La violence et le profane ". Il y découvrirait, sans doute, que les critiques, envers la modernité contemporaine, sont loin de se limiter aux seules chasses gardées des fondamentalistes.
Des sources de la violence
Le sujet est pourtant effleuré dans le premier article du dossier, avec la mention des " trois sources principales, [selon le Midrach (2)], de la violence entre les hommes : l'argent, la gloire et le sexe ". La sécularisation du monde aurait-elle tendance à tarir ces geysers ? Ou à les placer, tout au contraire, au hit-parade des précipitations qui nous engluent, chaque jour, un peu plus ? Silence radio, côté Tincq, sur ces questions pas vraiment anodines. Mais il n'en reste pas moins que bien des révoltes, aujourd'hui, se développent sur le constat, non pas, d'abord, de la désacralisation mais, avant tout, de la dénaturation de nos existences, de nos sociétés, de notre environnement ; dénaturation sinon orchestrée, du moins inféodée à ces inextinguibles appétits, désormais en poupe démocrate - pour ne pas dire royale - du marché.
Nombre d'avis autorisés s'enhardissent à d'encore plus noires hypothèses. D'après eux, ce serait ce même triolet qui nourrirait les plus extrémistes des réactions prétendument fondamentalistes à leur emprise. A cet égard, les douteuses accointances évangélisto-sionistes ont d'autant moins à envier, aux financements, divers, de Daesh et consorts, qu'elles peuvent elles-mêmes y participer. Des hydrocarbures aux reconstructions d'après-guerre, en passant par le commerce des armes et la déstabilisation de tel ou tel concurrent, les dividendes espérés de telles marmelades défient probablement l'imagination de notre bon Henri qui se tient donc, sagement, à ce qu'il sait le mieux faire : la broderie, discrètement iconoclaste, à l'occasion, sur des poncifs à ce point éculés qu'on peut leur faire dire tout et n'importe quoi.
Des remises en cause variablement en cours
Sans insister sur le mur de lamentations désormais impératif à toute introduction de discours goy (non-juif) sur le judaïsme, faisant bien peu cas du passé lucratif des coreligionnaires de Moïse (PBL) - bien plus souvent et longuement en société musulmane que chrétienne, il est vrai - ni sur l'oubli des recommandations racistes de Maïmonide pour qui " Les Turcs et les Noirs [étaient] à mi-chemin entre les singes et les hommes ", il nous faut décortiquer, ici, l'enjeu sous-jacent à la thèse du bon samaritain progressiste. En dépit du caractère souvent violent, nous rappelle-t-il, des histoires rapportées dans la Bible et de celles vécues le long des siècles, juifs et chrétiens auraient, globalement, les moyens de contextualiser les unes et les autres ; c'est ainsi que " les catholiques auraient retrouvé, avec Vatican II ", en 1960, pratiquement hier, donc, après tant de siècles, lourds, d'oubli, " le meilleur de leur histoire, renoué avec les accents de leur fondateur, pris leur parti de la laïcisation du monde, redoublé d'efforts envers les populations les plus pauvres, les exclus, les migrants, tous les défavorisés ". Et, sensationnel scoop pour les Palestiniens, les juifs seraient en voie de " trouver les ressources permettant, de l'intérieur même de la tradition, de faire face [à la violence de leurs sources] et de la dépasser ".
Une attitude autrement plus délicate à développer, selon Henri Tincq, chez les musulmans. Pour bien des raisons, lui semble-t-il. Réduisant, tout d'abord, l'apparition de l'islam à une " rivalité mimétique " de certains arabes " de tradition polythéiste " - en clair, une jalousie envieuse envers " le capital symbolique " de leurs contemporains chrétiens et juifs - évoquant, à cet égard, " les rites païens de la Kaaba " (3), il perçoit, dans cette lutte née de " frustrations ", le motif principal de " la violence entre les peuples du Livre, dès les premiers temps de l'islam […] donnant, dès le début, au Coran, un ton belliqueux, et, à la nouvelle religion, une réputation de violence qui ne l'a jamais quittée ". Certes, Henri Tincq semble avoir à peu près compté le nombre des sourates pré-hégiriennes, puisqu'il en dénombre 87, quand il y en a, en fait, 86. Mais sa piètre socio-psychanalyse démontre, à l'évidence, qu'il ne les a pas lues : si les polythéistes y sont régulièrement menacés des tourments de l'Enfer, dans la vie future, les musulmans s'y voient invariablement encouragés, en la vie présente, à la patience, l'endurance et la dignité, dans les souffrances que leur font subir leurs ennemis. Une forge du caractère qui durera douze longues années et dont tout musulman un tant soit peu instruit se doit d'y former le sien. La seule violence des débuts de l'islam est celle de ses contempteurs (4).
Une contextualisation éprouvée des textes
Ce n'est qu'après la tentative d'assassinat du prophète (PBL), la fuite à Yathrib et l'installation de celui-ci (PBL) à la tête de la cité, à la demande de la population locale - aucun coup d'Etat, dans les fondements islamiques - que la violence devient réciproque. Mais avec des règles et limites d'autant plus respectées (5), en ce qui concerne les musulmans, que la Révélation coranique se poursuit, tout au long des sept années de guerre, ponctuée de fréquentes trêves, dont la dernière, décisive, d'un an ; Révélation que le prophète (PBL) ne cessera, au gré des circonstances, d'expliquer et de détailler, jusqu'à sa mort, clôturant vingt-deux années d'enseignement divin et, avec elles, les Temps prophétiques.
Prétendre, comme l'avance Henri Tincq, que le caractère " primordial " et " incréé " (6) du Saint Coran " oblige à sa lecture littérale et […] interdit toute contextualisation " de ses propos, pourtant révélés progressivement, en fonction de situations précises, est une énorme supercherie. Certes, il existe, au sein du milliard et demi d'individus qui constituent l'Umma contemporaine, divers courants littéralistes ; certes, certains d'entre eux bénéficient de gros moyens et de publicité tapageuse, pour diffuser leur lecture bornée et parcellaire des textes fondateurs - Saint Coran et Sunna du prophète (PBL), augmentés, pour les Sunnites, des sentences des quatre premiers khalifes ; de celles de 'Ali (7) et de ses sept ou douze successeurs, pour les Chiites - certes, cette lecture parvient à se creuser un lit, dans les inquiétudes engendrées par la dislocation des sociétés traditionnelles, sous les coups de boutoir d'une marchandisation débridée du Monde ; mais il n'en reste pas moins que la connaissance des contextes initiaux est la clé traditionnelle, en islam, de la compréhension des textes fondateurs.
Un trop fréquent déficit de connaissance(s)
La vraie question relève de l'actualisation de ces savoirs. Elle suppose, tout à la fois, un travail d'extraction des leçons intemporelles et universelles délivrées par les textes fondateurs, dans leur adéquation aux situations qu'ils éclairaient - c'est une tâche qui n'a jamais cessé de se poursuivre, depuis mille quatre cents ans - et une compréhension assez affinée des contextes actuels pour, à leur tour, les illuminer. A cet égard, on ne peut qu'abonder dans le sens d'Henri Tincq. Qu'on adhère ou non aux idées modernistes, il est impératif, pour s'y situer convenablement, d'en entendre la genèse, la logique, les développements ; les peser à l'aune de l'esprit qui parcoure le Saint Coran et s'exhale de la vie du prophète (PBL). Cet effort est beaucoup plus en cours et fréquent que ne le croit Henri. Silencieusement, à l'ordinaire ; loin, en tout cas, du tapage médiatique. Dans toute la diversité d'une communauté innombrable qui s'est toujours méfiée, en grande majorité, des tentatives à imposer une lecture univoque du dernier Message divin dont nul ne peut prétendre détenir tous les sens et interprétations. Au rythme, donc, de l'éveil des peuples, dans leur complexité, à la conscience des manipulations dont ils font l'objet et à ce qu'ils sont en dignité, fondamentalement et toujours.
Mais à entendre un intellectuel aussi réputé qu'Henri Tincq proférer tant de contre-vérités sur l'histoire de l'Islam, ce déficit de connaissance affecte également les donneurs de leçons aux musulmans. Mohammed (PBL) n'a, par exemple, jamais " foncé vers la Kaaba " pour en " ordonner la destruction ". Après vingt ans de patients efforts, largement plus souvent passés à convaincre, par la pratique irréprochable et le meilleur comportement, qu'à guerroyer, privilégiant la négociation, les arrangements matrimoniaux, l'action diplomatique et/ou commerciale ; après une ultime trêve d'un an rompue, unilatéralement, par les polythéistes mecquois, félonie sanctionnée par la fameuse sourate IX qui traite des parjures et dont Henri Tincq se sert, à outrance, à l'instar des prétendus " fondamentalistes " et " salafistes ", zappant allégrement les versets qui en mesure et relativise la violence (8) ; le prophète (PBL) rentre en paix à La Mecque, une fois obtenue la reddition, sans combats, de son beau-père Abou Soufiane, chef des polythéistes. Epargnant la ville de tout pillage, il fait simplement abattre les idoles qui occupaient la Kaaba et y dirige, en suivant, la prière musulmane qui s'ouvre invariablement, comme le sait toute personne un tant soit peu informée du rite islamique, par la formule canonique " Allahou Akhbar (9) ". Très loin donc de la " vengeance " qu'auraient ruminée, selon Henri Tincq, le prophète Mohammed (PBL) et les musulmans… (A suivre).
Ian Mansour de Grange
Notes
(1) : http://www.slate.fr/story/106311/violence-religions-judaisme ; http://www.slate.fr/story/106313/christianisme-jesus-pacifiste-et-religi... ; http://www.slate.fr/story/106619/islam-une-histoire-de-desert-et-de-sang
(2) : Une des quatre méthodes d'interprétation des textes religieux juifs, incluant une compilation de commentaires sur divers aspects de la culture juive.
(3) : zappant, ainsi, la construction initiale du bâtiment par Abraham et Ismaïl (PBE), selon la vulgate musulmane, objectivement tout aussi acceptable que ses homologues chrétiennes et juives, dans la présentation, chacune, de son histoire…
(4) : Hamza n'était pas encore musulman, quand il donna un coup d'arc à son cousin Abou Jahl, oncle du prophète (PBL) et ennemi acharné de la religion naissante.
(5) : Immunité des églises, synagogues et autres ermitages, sauf utilisation prouvée à des fins belliqueuses ; interdiction de tuer les enfants, les femmes et les vieillards ; d'une manière générale, tout non-combattant ; les prêtres et les rabbins, à moins que leur participation active à la guerre n'ait été dûment établie ; interdiction d'empoisonner l'eau et les sols, de détruire le bétail et les cultures ; interdiction du pillage et gestion rigoureuse du butin ; interdiction de faire périr par le feu et de mutiler les cadavres ; interdiction d'user de flèches empoisonnées, sauf si l'ennemi y a recouru, en premier… Des règles que la modernité, y compris " fondamentaliste djihadiste ", est très loin, hélas, d'avoir fait siennes…
(6) : Ce dogme, ardemment défendu par Ibn Hanbal (780-855), le plus littéraliste des fondateurs d'école de droit, fut adopté, dans la seconde partie du 9ème siècle, par la grande majorité des juristes, après deux siècles de controverses théologiques sur le libre-arbitre et la prédestination. Il repose essentiellement sur les versets suivants : " Hâ Mîm. Par le Livre Clair ! Nous en avons fait un Coran en langue arabe, afin que vous en puissiez saisir sens. Il est auprès de Nous, en l'Ecriture-Mère [la Mère du Livre, Oummoul Kitab], sublime et plein de sagesse " (43 - 1, 2, 3 et 4). " Incréé " signifie, en cette acceptation, " traduit d'un Attribut divin éternel " et, donc, indissociable de Dieu, a contrario de toute créature. Mais, ainsi que le rappela Abul Hassan Al Ash'ari et, depuis, la grande majorité des oulémas, nos lectures du Saint Coran, aussi affinées que peuvent les rendre notre étude des contextes de sa " descente ", restent forcément relatives, limitées par nos conditions existentielles. C'est, justement, cette limitation universelle, quelque graduée soit-elle par nos efforts, chacun, à la restreindre, qui nous rend libres et égaux en droits, notamment d'études et de lectures, ce qui ne garantit, évidemment pas, l'égalité de leurs résultats ni des savants, étudiants ou simples lecteurs...
(7) : Cousin et gendre du prophète (PBL) qui jamais ne tint " bataille " contre Uthmane, comme le soutient Henri Tincq ; ne " prit " pas " le pouvoir " mais y fut placé, par les musulmans, à l'exception du gouverneur de la puissante région du Cham et neveu d'Uthane, Mouawiya, et de ses partisans qui exigeaient, en préalable à leur soumission au nouveau khalife, le procès des meurtriers de son prédécesseur. Quant aux fils de 'Ali, seul le cadet, Hussayn, fut tué à Kerbala, par un homme de main de Mouawiya qui avait, ce faisant, désormais le champ libre pour fonder sa dynastie. Hassan, le grand frère de Husayn, était décédé dix ans plus tôt, probablement empoisonné sur ordre de Mouayiwa.
(8) : On ne peut ainsi entendre le sens de cette sourate, si l'on omet de signaler, en sus de ce que Dieu y " […] annonce un châtiment douloureux aux incrédules " (9 - 3), qu'Il en exclut, cependant et dès le verset suivant (9 - 4), " […] les polythéistes avec qui vous avez conclu un traité, n'ont pas failli, dans l'accomplissement de leurs obligations envers vous, ni soutenu personne contre vous. Respectez donc le traité avec ceux-là jusqu'à son terme. Assurément, Allah aime ceux qui sont justes ". De même, on ne peut citer le verset 5 de cette même sourate, comme le fait Tincq, sans celui qui le suit immédiatement : " Et si quelqu'un d'entre les idolâtres te demande protection, accorde-la lui, afin qu'il puisse ouïr la parole de Dieu ; ensuite, conduis-le en son lieu de sûreté. Et ce, parce que ce sont des gens qui ne savent pas " (9 - 6). La règle générale coranique est que tout verset susceptible d'être compris comme une exhortation à la violence est suivi, dans la même sourate, ordinairement à moins de cinq versets, par des considérations qui nuancent, précisent, limitent ou cadrent cette violence éventuelle. Enfin, est-il besoin de le rappeler, si " combattre " contient bien l'idée de " produire un effort " (jahada, en arabe, d'où jihad), la violence, tant en français qu'en arabe, ne lui est pas systématiquement associable. Ni, donc, forcément associée…
(9) : Akhbar, à l'instar, par exemple, de Rahman (Tout-Miséricordieux) ou Qadir (Tout-Puissant), est bien " plus " qu'un superlatif. Il signifie la grandeur dans sa totalité. Une réalité sans faille, absolue, strictement divine donc, hors de portée de l'humain, être nécessairement relatif et limité. il est aisé de comprendre par quel glissement de sens des musulmans peuvent-ils utiliser " Allahou Akhbar ", formule pieuse par excellence, indispensable à la validation de toute prière, pour tenter de sacraliser leurs violences, justes ou non.