Il y a quinze jours de cela, l’éditorial d’Ahmed ould Cheikh – « Procès Habré et Fondation pour l’égalité des chances en Afrique : éclaircir la jungle » – aurait pu évoquer la présence, en diverses fondations s’affichant au service de la démocratisation des opportunités, de « multinationales très impliquées dans le maniement des dérivés financiers […] fondamentalement responsables des crises appauvrissant les peuples ». Une sorte d’oxymore, en effet : les manipulations de ces produits à parfois très rapide rentabilité mais à d’autant plus hauts risques sont les principaux vecteurs des bulles spéculatives dont les effets, à terme, détruisent, bel et bien, toute égalité des chances.
Acquérir des matières premières, en tirer plus-values, notamment par transformation en divers produits finis, et assurer la consommation de ceux-ci constituent le trépied fondamental de la société marchande contemporaine. Sous sa forme capitaliste, c’est le crédit rémunéré qui en assure le dynamisme et l’outil même de l’échange – la monnaie – s’en retrouve promue marchandise suprême, très inégalement répartie entre les gens. De fait, les trois-quarts de la planète n’ont pas accès à ce crédit. Au mieux forces de travail au service de la production ou de la transformation de matières premières, c’est, de nos jours, surtout dans leurs nécessités les plus basiques de consommation (alimentation, santé, loisirs) qu’ils sont le plus « utiles » au système. Et le plus utilisés, en conséquence. Notamment dans la gestion des crises monétaires qui l’affectent cycliquement.
Pour entendre un tant soit peu de celles-là, il nous faut percevoir quelques éléments fondamentaux de celui-ci. A commencer par les mécanismes du crédit. Les banques accordent des prêts, au secteur public comme au secteur privé, à taux calculé en fonction de leur durée, des garanties fournies et des risques d’insolvabilité de leurs débiteurs. Ces prêts, regroupés en moyennes de risques, sont banalement financés par titrisation en bourse (1) et leur remboursement, variablement hypothétique, devient ainsi valeur d’échange (actif), avant même d’être effectif. De leur côté, les compagnies d’assurances vendent des contrats de protection de biens, mobiliers (2) ou immobiliers, d’assurance-vie, de retraite ou d’épargne, promettant des rendements élevés. Pour tenir leurs engagements, elles doivent placer ces capitaux à des taux au minimum un peu supérieurs, compte tenu de leurs propres frais d’exploitation, à ceux des contrats souscrits. C’est essentiellement de ces deux paramètres, également soumis à la loi du marché – plus un produit est demandé, plus il est cher ; plus un placement est sûr, moins il rapporte – que sont nés les produits financiers dérivés.
La confiance, une valeur éminemment marchande
On aura déjà compris qu’une grande partie – de loin majeure aujourd’hui – des profits et des pertes provient de la variabilité du marché. Non seulement, le prix des matières premières fluctue, en fonction de l’offre et de la demande, mais, aussi, le taux des dettes et de change, les titres boursiers, les valeurs immobilières, etc. Plus ces fluctuations sont importantes et variées, plus s’attise la compétition – d’un autre point de vue, la tension – entre la nécessité de réduire les incertitudes qu’elles génèrent, et l’opportunité, au contraire, de spéculer dessus. Dégageant largement l’économie de la tutelle des Etats, au profit des investisseurs privés, le triomphe du libéralisme, dans le dernier quart du 20ème siècle, a fait ainsi exploser le juteux marché de la confiance ou, si l’on préfère, du risque.
Un exemple à très petite échelle permet d’en saisir les mécanismes primaires. Suite à une information très peu divulguée, vous pressentez une augmentation, imminente et brutale, du prix du gasoil. Vous passez alors contrat, avec un pompiste – qui ne se doute de rien, lui – vous permettant d’acheter, sans vous y obliger, trois mille litres du précieux liquide, une année durant, à un prix supérieur de 5 UM au cours actuel. Après avoir payé, rubis sur l’ongle, 15 000 UM pour ce droit, vous attendez la suite des évènements. Si, au bout d’une année, les augmentations ont généré, en moyenne sur votre quota d’achat, un prix du litre supérieur de 10 UM à celui affiché, à la pompe, la veille de votre arrangement, vous avez gagné votre pari. Sinon, c’est le pompiste qui se frotte les mains. Mais il se peut, également, que la brutale augmentation espérée soit intervenue avant même que vous n’ayez acheté un seul litre de gasoil et vous avez, alors, pu revendre, à votre voisin enchanté, votre option d’achat à, disons, 60 000 UM. Mazette ! 400% de bénéfices nets !
Multipliez les chiffres par un, cent millions ou milliards, variez les produits de base (sous-jacents, en jargon financier) de votre spéculation : matières premières, taux d’intérêt ou de change, action, obligation ou tout autre produit imaginable sujet à variation de valeur ; combinez placements sûrs et dangereux ; et vous voilà lancé, à vos risques et périls ou à ceux qui vous confieraient la gestion de leurs capitaux, dans la haute voltige des produits dérivés financiers… Sans prétendre, en un si succinct article, en dresser la liste (3), on retiendra simplement, ici, deux de leurs communes caractéristiques : en un, la faiblesse des investissements initiaux, en comparaison de ceux nécessaires à l’acquisition des sous-jacents eux-mêmes ; en deux, les implications systémiques de leur accumulation, vertigineuse, en trente années d’expansion sans frein.
L’opacité, règle impondérable du jeu
Le cas des CDS (Crédit Default Swaps) ou couvertures de défaillance va nous permettre de mieux entendre ce dont il est question. Lorsqu’une banque accorde une ligne de crédit qui l’obligerait, si elle la détenait seule, à augmenter notablement ses fonds propres, au regard de la réglementation internationale (4) et, donc, à modifier sa structure interne, elle propose une partie du risque sur le marché, contre versement d’une prime, plus ou moins importante selon le risque encouru, sans que l’acquéreur ait à justifier de sa capacité à assumer celui-ci. En somme, un contrat d’assurances. Peu à peu, l’objectif initial de sécurisation a cédé d’autant plus le pas à celui de la pure spéculation qu’à l’instar de la grande majorité des autres produits dérivés, les swaps s’échangent surtout de gré à gré. C’est-à-dire, dans l’opacité la plus totale. Ainsi se sont construit des fortunes, à quasiment partir de rien, en deux ou trois décennies ; parfois encore plus vite évaporées, à la moindre perte de confiance…
Une situation qui arrange banques et assureurs – du moins les plus futés et, surtout, les plus introduits dans les arcanes du système – mais qui s’est révélée rapidement critique, en ce que les lignes de crédit de ces CDS atteignent, banalement, des montants colossaux (cumuls, aux USA, des crédits à la consommation des ménages, dettes d’Etats dites souveraines, nécessités de macro-entreprises et de multinationales, etc.). Tout un système de lignes de crédits en cascade, combinées à de variablement savantes complexités de CDS et autres swaps de taux de crédit ou de change (5), ont achevé d’édifier une sorte de Tour de Babel beaucoup plus bancale que ses techniciens ne le prétendent, ne partageant, en fin de compte, qu’une commune avidité de profit au plus court terme possible. Dans cet enchevêtrement d‘intérêts souvent contradictoires où la dissymétrie des informations joue un rôle capital (6), les marchés gonflent – la durée moyenne de détention d’un titre est de quinze secondes ! – et éclatent en bulles financières où les Etats se retrouvent piégés par la dimension systémique de quelques grands groupements de banques et assurances, dont la faillite signifierait l’écroulement de toute la tour.
Gigantesque arnaque… jusqu’à quand ?
Apparus à peine dix ans plus tôt sur les places financières, les titres CDS totalisent, en 2008, 60 000 milliards de dollars de titres, dans un marché global de produits dérivés dépassant 600 000 milliards de dollars – soit plus de douze fois le PIB mondial ! – dont plus de 90% échangés de gré à gré. La situation est extrêmement tendue. Depuis 2006, le relèvement brutal du taux directeur de la FED (la Banque centrale des USA) étrangle les emprunteurs les moins solvables (subprimes) dont les défauts de paiement précipitent l’inéluctable crise de confiance, alors que le ratio réel, entre fonds propres et actifs des banques et assurances, est, en moyenne mondiale, inférieur à 6% (aux USA, 3%). Pour limiter les faillites en cascade de trop gros établissements financiers, les Etats vont les soutenir massivement, en souscrivant, auprès de ces mêmes banques et compagnies d’assurance, de larges emprunts – à hauteur de plusieurs centaines de milliards de dollars – dotés des plus intéressants – pour celles-ci, bien sûr – taux d’intérêt. Conséquences directes de cette situation : la crise des dettes souveraines et les plans d’austérité un peu partout sur la planète. Avec, bien évidemment, des dols sociaux infiniment plus pénibles, dans les pays du Tiers-Monde où l’essentiel de la consommation concerne la survie quotidienne (7)…
Vingt-huit très grandes banques « systémiques » du Monde ont ainsi tiré les marrons du feu de leurs dettes privées toxiques et forment, désormais, une véritable « oligopole bancaire » dont Ahmed ould Cheikh a signalé, succinctement, l’existence, dans son éditorial passé. Il faut comprendre que ce consortium s’est littéralement « transformé en une hydre dévastatrice pour l’économie mondiale » (8). Et François Morin de préciser : « le bilan total de ces vingt-huit banques (50 341 milliards de dollars) est supérieur, en 2012, à la dette publique mondiale (48 957 milliards de dollars) […]. La monnaie est dorénavant créée, par ces banques privées, à hauteur environ de 90 %, et par les banques centrales (indépendantes des Etats), pour les 10 % restants. De plus, la gestion de cette monnaie, à travers ses deux prix fondamentaux (taux de change et d’intérêt), revient entièrement à l’oligopole […] qui tient ainsi, dans sa main, non seulement, les conditions monétaires du financement des investissements mais, aussi et surtout, du financement des déficits publics. Les Etats sont [désormais] les otages de l’hydre mondiale. »
Et les peuples à la merci de la prochaine bulle dont nombre d’experts prédisent l’imminence et, plus encore, nocivité accrue. Car, dans l’espoir de redynamiser le système, ses Etats centraux n’ont rien trouvé de mieux que de relancer le crédit, comme en témoignent les graphiques ci-contre. La nouvelle envolée des CDS et, de manière consécutive, de tous les produits dérivés – près de 720 mille milliards de dollars en 2014, soit + 20 % depuis 2008 ! – ressemble fort, en dépit de propos rassurants sur la capacité de réforme du système (9), à une fuite en avant. Avec cette interrogation en filigrane : jusqu’à quand les peuples l’accepteront-ils ? Il est fort probable que les puissants de ce monde opposent, à leur prise de conscience, toute une panoplie de boucs émissaires, comme « le choc des civilisations », et de pare-feu ; notamment guerriers, comme toujours ; il n’en reste pas moins que le compte-à-rebours de leur réponse citoyenne est lancée : elle est tout aussi inéluctable que la prochaine crise… A moins brève échéance, peut-être, et après bien des crève-misère, hélas ! Mais incontournable. Tôt ou tard. Et le plus tôt sera le mieux.
Ian Mansour de Grange
Notes
(1) : Chaque titre sur le marché correspond à une somme de parts dans de nombreux crédits, étalés temporellement et géographiquement. Une façon de mutualiser les risques.
(2) : notamment des placements financiers…
(3) : Il faut, particulièrement, distinguer les « options » d’achat ou de vente, comme dans l’exemple du texte, des « engagements fermes » d’achat ou de vente, à une date donnée. Mais ces quatre produits sont également négociables, de gré à gré (ou, dans le cas de certaines options, suivant une cotation en bourse), selon l’évolution du marché.
(4) : En 2004, les Accords de Bâle 2 fixaient à 8% le ratio entre fonds propres et actifs des banques et autres sociétés d’assurances. Cependant, non seulement les fonds d'investissement et les sociétés de crédit, notamment celles qui émettaient des subprimes, échappèrent à cette obligation (en fait, plutôt recommandation) mais de nombreux pays, dont les USA, ne l’appliquèrent qu’à un nombre très réduit d’établissements financiers…
(5) : Deux produits dérivés encore particulièrement attirants, pour les spéculateurs, en ce qu’il ne s’y négocie également pas des capitaux mais seulement des flux d’intérêt…
(6) : Dans un système presque totalement informatisé, la maîtrise de l’information et, peut-être plus encore, de sa circulation, est essentielle. Avec, par exemple, l’utilisation des Trading à Haute Fréquence (THF) qui permettent d’intervenir, à la nanoseconde près, sur les marchés. Plus de la moitié des transactions financières dans le monde sont désormais effectuées par des machines capables de lancer, chaque seconde, plusieurs milliers d’opérations. Plus que les traders, ce sont des intelligences artificielles, détenues par un nombre très réduits de très gros opérateurs, qui spéculent aujourd’hui. Le projet transhumaniste (cybernétique) ne cesse de pousser ses pions…
(7) : Si la Banque mondiale s’entête à situer la crise financière de 2008 « dans le sillage » des crises alimentaire et énergétique entamées l’année précédente – http://www.banquemondiale.org/themes/crisefinanciere/initiatives.htm – il est plus que probable que les grands établissements financiers états-uniens aient pu mesurer, au moins dès le début de l’année 2007, l’augmentation exponentielle du risque des subprimes et entamé, en conséquence, des mouvements spéculatifs compensatoires vers les marchés de nécessités quotidiennes. Si l’on ajoute, à cette hypothèse très discutée – http://www.slate.fr/story/39483/goldman-sachs-provoque-crise-alimentaire ou www.lemonde.fr/economie/article/2012/09/13/les-speculateurs-financiers-coupables-de-la-flambee-des-prix-des-aliments_1757951_3234.html, par exemple – la réalité, indéniable, elle, du démentiel poids de la crise financière sur la dette externe des pays du Tiers-Monde, on peut aisément entrevoir la profondeur de leurs difficulté actuelles… (http://cadtm.org/Dette-du-tiers-monde-Vers-une)
(9) : à l’instar, par exemple, de www.bis.org/publ/arpdf/ar2012_6_fr.pdf ; un contrepoint aux alarmes de nombreux analystes, comme Pierre Erlanger, in http://www.capital.fr/enquetes/economie/a-la-veille-d-une-nouvelle-crise-financiere-1051218 ou Benoît Delrue, in http://lebilan.fr/2015/06/02/selon-le-fmi-la-plus-grosse-bulle-financier... ou ou encore, Philippe Plassart in http://www.lenouveleconomiste.fr/vous-avez-aime-la-crise-financiere-de-2...
Sources : Bloomberg, Datastream, Markit.