Me voilà donc à me creuser la tête pour pondre une chronique ramadanesque. Ce qui n’est absolument pas évident : d’un, « me creuser la tête » m’est quelque chose d’étranger ; je déteste l’idée : croyez vous réellement que je vais m’ouvrir la calebasse, m’armer d’une pioche et d’une pelle et plonger à l’intérieur de ma petite cervelle ? De deux, écrire « me creuser la tête » me permet d’écrire trois lignes et c’est toujours ça de gagné.
Faut dire, au cas où vous le ne sauriez toujours pas, c’est Ramadan. Oui, oui : tout le monde fait maigre. Du moins, tout le monde est censé jeuner. Mais les voies des estomacs étant impénétrables, certains jeunent plus que d’autres. Si je voulais faire dans le détail, je devrais écrire : certains jeunent, certains jeunent à moitié, certains ne jeunent pas, certains ne jeunent pas à moitié. Je ne parlerai pas de ceux qui jeunent aux 3/4 . Un 3/4 n’ayant que la valeur que l’on veut bien lui donner, je ne rentrerai pas dans les calculs pour savoir de quels 3/4 nous parlons.
Bref, ça jeune. Et chacun a sa méthode personnelle, pour affronter ces temps de disette diurne. Il y a les fatalistes, qui ont la mine longue de ceux qui sont affligés d’un furoncle mais qui, atavisme bédouin oblige, supportent, sans rien dire, les affres de la soif et de la faim. Il y a les petits malins qui, sur les réseaux sociaux, nous expliquent, à deux heures du ftour, que, vu le décalage horaire du pays dans lequel ils résident, ils vont, eux, couper dans cinq minutes, alors que nous nous continuons à nous dessécher. Ceux là ont prise sur les fuseaux horaires. Ce sont les jeuneurs « maîtres du temps et de l’espace ».
Il y a les jeuneurs qui, histoire de faire taire les gargouillis d’un estomac en péril de mort imminente, plongent dans les dou’as, les partages de sourates, de rappels religieux, d’injonctions divines, de prières. Eux ce sont les jeuneurs « sérieux » qui pensent, sûrement, que nous sommes ignorants, que nous devons être « éclairés » et remis sur le droit chemin. Il y a les jeuneurs qui se révèlent des horlogers à la précision quasi suisse. Leur arme : la montre. Et le décompte du temps qui ne passe pas. Eux ont remarqué ce phénomène, étrange, qui veut que plus une journée défile, plus le temps de la montre ralentit. Et elle ralentit fort, cette montre. A partir de midi, le temps de la montre se met en vacances. Ça commence de façon imperceptible, Une ou deux minutes qui se prennent pour dix. On n’y fait pas attention. Alors, l’inversion du temps de la montre se met en place. Nous croyons que les aiguilles continuent leur bonhomme de chemin de la gauche vers la droite. Cela fait partie des certitudes qu’on nous a enseignées : les aiguilles d’une montre vont, invariablement, de la gauche vers la droite. Y a pas à discuter. C’est comme le mantra « le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest ». Imparable.
Sauf que nos montres, à nous les Nous Z’Autres, ne font rien comme les autres. Nos montres maitrisent le temps, l’absolu, l’impensable et plus encore. En fin de journée, chacun a l’œil hagard rivé sur sa montre. Il reste 2 heures… Quelques minutes plus tard, petit coup d’œil désespéré sur le cadran de notre compteur de temps et… il reste toujours 2 heures ! On essaie, alors, la tactique du militaire en campagne : l’œil en biais. On se dit que, peut être, si l’on ne regarde pas sa montre de face, mais de côté, les aiguilles auront, enfin, avancé. Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups. C’est, sûrement, une histoire de biais et de mauvaise stratégie militaire. Certains essaient de remuer leur montre, comme au bon vieux temps des montres à remontoir. En secouant fort la montre, parfois, miracle des miracles, les aiguilles effectuent un petit bond involontaire. Le truc qui marche le mieux, c’est de mettre sa montre à l’envers… Testé et pas approuvé du tout mais je n’ai rien trouvé de mieux.
En période de Ramadan nous voilà donc, nous tous, devenus un peuple de fonctionnaires de ftour : obligé d’aller au boulot, mais maîtres absolus de l’œil rivé sur la pendule. Et puis, il y a le temps le plus immobile de tous les temps : celui où nous sommes assis autour des plats préparés pour la rupture. Chacun, essayant de préserver une dignité difficilement conquise au cours de la journée, fait semblant de ne pas remarquer les dattes, la soupe, les crêpes, les fatayas, les beignets… les boissons bien fraîches, etc., etc. En ce moment intense de pré-ftour, nous tentons de garder notre fierté. Exercice difficile car la faim et la soif ont fait, de nous, des êtres surnaturels. Nous percevons les « cris » de la datte qui va être engloutie, nous entendons les conversations entre la soupe et notre estomac, nous devenons le chien de Pavlov, salivant – mais toujours avec dignité – nos regards se font fixes, nous sommes les sprinteurs sur la ligne de départ. Jamais des dattes ne nous ont parues plus belles, et charnues, et dodues, et succulentes, et sucrées. Nous tombons amoureux de nos dattes, même de la plus racornie.
Pendant ces quinze minutes qui précèdent le ftour, les retardataires courent dans tous les sens, écumant les boulangeries, la tête hagarde de ceux qui se voient mourir oubliés, seuls, affamés, au bord du goudron Aziz.Il y a les conducteurs fous qui, tout affolés à l’idée d’arriver en retard pour la rupture et de trouver que, les absents ayant toujours tort, il ne leur restera plus rien à manger, deviennent les Prost de la conduite en jungle urbaine.
Et, enfin, le muezzin ordonne à nos montres de reprendre leur vie normale de montre et c’est la ruée vers la Terre Promise. Nous redevenons nous-mêmes. Le temps d’une nuit…Et rebelote au petit matin. Salut,
Mariem mint Derwich