Le Monde a vécu les youyous de la victoire qui ont rempli l’horizon, avec les déclarations respectables et sereines des deux mondes – libre et terroriste, selon la vulgate occidentale – pour lesquels cet accord constitue une « victoire de l’humanité », moissonnant les profonds bienfaits d’un pacte sans guerre. L’Iran retenait-il à ce point le souffle de l’Occident ? Les effets de l’embargo menaçaient-ils les mollahs ? Ou tout ceci ne serait-il qu’affaire de com’ dont la campagne aurait dépassé les limites classiques ? Exactement comme la presse occidentale présenta, avec force, la « légalité » de l’enlèvement de Noriega et son jugement aux USA ou comment ces mêmes media ne cessent de couvrir la destruction des pays arabes… La presse occidentale est restée partisane de toutes les politiques démoniaques de ces Etats dépourvus de toute éthique et de tout orgueil.
En fait, les clauses de l’accord, démesurément médiatisé, que le monde applaudit ne contiennent aucune victoire susceptible d’accréditer le triomphe qui enivre chaque partie et la presse, comme s’il était venu à point nommé. C’est un accord que caractérise une bizarrerie : l’Iran d’un côté et le Monde de l’autre. Non pas né d’une telle pression de l’Occident que cela puisse constituer, pour lui, une éclatante victoire, ni d’une avancée décisive de l’Iran mais, très prosaïquement, d’une instabilité régionale qui peut s’étendre, à tout moment, jusqu’à atteindre d’énormes proportions, contre la volonté des deux parties, la première surtout. L’Iran est un acteur important et indépendant : c’est un des éléments de la gêne qu’éprouve l’Occident, Israël exclu. C’est peut-être d’ailleurs ce qui a motivé l’accord et explique la position négative des israeliens vis-à-vis de celui-ci qui s’affuble du qualificatif « nucléaire », histoire de sembler préserver le souci de l’Occident envers sa protégée dans la région. Israel a peur, comme tout colonisateur. Elle a tout à fait raison : l’Iran possède l’arme nucléaire. Advienne que pourra. Ceci n’est plus un secret, du moins pour les scientifiques. L’accord n’est qu’une sorte de folklore qui ressemble fort à une reculade, avant la reconnaissance officielle de l’Iran nucléaire et certes pas, donc, une ceinture contre sa menace sur Israël. Et c’est là un autre élément de gêne. La divergence, entre l’Occident et Israël, est grande dans l’approche du Moyen Orient. On y reviendra plus loin.
Du point de vue occidental, il n’existe pas de véritable moteur de l’économie plus grand que l’anarchie. Mais l’anarchie maîtrisée et dirigée par les cercles et intérêts occidentaux, bien sûr. De ce point de vue – et il importe, ici, de signaler le refus de l’Amérique de toute définition mondiale du terrorisme, afin que Satan dispose toujours d’un texte, dans le Livre saint, à interpréter à sa guise – il y a deux sortes de terrorisme. Le terrorisme idéologique, dont l’Occident est la cible privilégiée – pas Israel – est le domaine de la grande peur artificielle, perpétuellement entretenue via des mouvements subversifs – politiques et/ou religieux, selon les cas, mais toujours fabriqués par l’Occident – pour entretenir un « équilibre des déséquilibres » qui ne constitue un danger que dans de très rares cas, invariablement calculé, cependant, pour se garder toujours un ennemi contre lequel mobiliser force et sentiments. C’est un vaste domaine de démonstration et un carburant pour l’industrie et les fabricants d’armes, la (re)construction et les services. Pour être utile, il lui faut engloutir surfaces, ressources et temps suffisamment long.
Le deuxième genre de terrorisme est l’apparition de systèmes engendrés par le désordre, portant les attentes des peuples en lutte contre la marginalisation et le conformisme. Ou d’organisations musulmanes portant foi et idéologie renouvelées, fondées sur l’alliage du savoir et de la religion et nourries, dans certains pays arabes, du désir généralement inavoué d’imiter l’Iran. Ou encore, danger suprême, d’un pacte d’intérêts économiques mâtinées d’idéologies orientales, signifiant, stratégiquement, la naissance d’un pôle fondé sur l’indépendance vis-à-vis de l’Occident, avec des ressources arabes et des mémoires russes, indiennes ou iraniennes ; voire une économie chinoise investie le long du Sahel jusqu’en Afrique de l’Ouest, au bénéfice de l’Eurasie du Centre-Nord (Russie) et de l’Est (Chine…). Un axe dont on a pu constater la réalité, en 2013, aux Nations Unies, en réponse à la décision de reconduire, en Syrie, l’aventure libyenne.
La théorie du chaos constructif en peine
Voilà donc ce que l’Occident appelle « terrorisme » : l’enfreinte des critères et modèles établis, par lui, de longue date, comme autant de règles renforçant son hégémonie. Mais le plus grand danger que recèle cet axe est que l’Iran en devienne un point d’ancrage, pour le monde arabe, son plus grand et important réservoir de ressources naturelles et de marchés de consommation. Autrement dit, que se construisent, au cœur de la sous-région, des systèmes reflétant et concrétisant la vision, les objectifs et l’expérience de l’Iran. Il est vrai que tout cela doit gérer la contradiction, historique, entre les Perses et les Arabes, singulièrement cristallisée entre Chi‘ites et Sunnites, où les divergences nationalistes, idéologiques et religieuses ont évidemment à moudre, aujourd’hui. L’Occident a cru pouvoir enfoncer un coin dans cette faille, en développant un terrorisme à visage exclusivement sunnite, face à ses craintes obsessionnelles d’une maîtrise chiite en référence à Qom. Mais cette manipulation a surtout ouvert la sous-région à une anarchie dont tentent de profiter de nombreuses parties aux intérêts divergents, sans, évidemment, aucune coordination. C’est cette situation qui est sur le point de sortir de tout contrôle et, donc, de l’objectif initial. Chaos, oui, mais « constructif », pour reprendre le célèbre et non moins indélicat slogan impérialiste du système états-unien, proféré par son secrétaire d’Etat Condoleeza Rice. Tout comme dans le concept de croisade réactivé par Bush, cette stratégie poursuivait un double objectif : conserver à long terme les intérêts économiques des USA et stopper le développement d’un nouvel ennemi.
Mais la situation s’est renversée de façon menaçante. La légalité de l’idéologie et des gouvernements sunnites est très affaiblie. Non seulement par les outrances des mouvements armés, aussi bien dans les pays en voie de destruction, comme l’Iraq, la Libye, la Syrie ou le Yémen, que dans ceux maintenant encore une variablement relative paix sociale, comme l’Algérie, l’Egypte, le Maroc ou la Tunisie ; mais, aussi, par le soutien, sans équivoque, que leur accordent l’Arabie saoudite, les généraux égyptiens et la plupart des pays du Golfe, comme le Qatar ou les Emirats, mobilisant leurs armées et leurs ressources pour intervenir dans les pays arabes en souffrance, au lieu de contrer l’ennemi sioniste. Tout cela sans circonscrire, en rien, la ligne chiite que la presse occidentale présente comme l’ennemi traditionnel de l’Occident et d’Israel On peut même dire que le mouvement chiite, contraint à la résistance face à l’occupation, surtout après la chute de ses alliances sunnites, suite à l’intervention occidentale, se retrouve plutôt renforcé, notamment par la clarté de ses positions. L’Occident a bel et bien échoué dans sa planification et contrôle du jeu.
Sables mouvants
L’instabilité des systèmes mis en place par la décolonisation et la libération des mouvements extrémistes de tout contrôle ont placé le monde arabe comme sur des sables mouvants, ouvrant la voie à une insécurité mondiale majeure, comme l’atteste la carte des événements. Même si ce n’est pas encore à vive allure, le terrorisme se redéveloppe en Algérie et ses métastases prolifèrent quasiment partout. Un grand danger, si l’on tient compte des immenses frontières sahariennes avec la Libye ou le Mali, en dépit des « calmants » administrés par l’Occident, tandis que la Mauritanie reste sous la constante menace de l’instabilité, sous les bottes militaires imposées au pays depuis trois décennies. Avec le décès prochain de Bouteflika, le système algérien lui-même va vers une étape décisive et dangereuse. En Tunisie, les mêmes mouvements politiques extrémistes ont pris du recul, dans leur espoir de stabiliser leur victoire électorale ; d’échecs en massacres et divisions, la Libye a littéralement explosée et restera telle quelques temps, en grande difficulté d’intégrer le modèle occidental. Quant à l’Egypte, elle constitue la plus importante force arabe tenaillée par les divergences idéologiques, politiques et religieuses. La légalité de son système actuel ne peut contenir les contradictions et les défis de la situation, elle a même plutôt tendance à en augmenter la complexité. A cet égard, les mouvements islamistes y sont en voie de changer leur approche de la cohabitation, après la rude spoliation, sans aucune contrepartie, de leur légitime droit au pouvoir. L’assassinat du procureur général n’est qu’une signature à la marge des événements mais elle constitue une réelle mise en garde contre la poursuite de la politique actuelle d’un système que ne cautionne pas la majorité du peuple égyptien. Tout concourt au développement de frictions permanentes, accentuées de jour en jour et nourries de l’ambition de reprendre le pouvoir.
Les manifestations de l’instabilité ne s’arrêtent pas là. En Arabie Saoudite – et, par voie de conséquence, dans l’ensemble des pays du Golfe, alliés par la géographie, l’histoire et l’intégration socio-économique – la vivacité et le nombre des sympathisants du système en place a dangereusement faibli, dans la rue, suite aux errements des cheikhs du rite hanafi. Le wahhabisme s’y voit paré de l’auréole de la vraie foi, destinée à renouveler la religion pour tous les musulmans. Les jeunes y sont attirés par l’idée, on ne peut plus simpliste, que la reproduction littérale des premières heures de l’islam suffirait à ordonner les réalités contemporaines. La vitesse et l’étalement des réseaux sociaux rétrécissent, tout autant, la profondeur des informations et de la réflexion, que la marge des restrictions et des interdits, dans les rapports sociaux comme dans le domaine politique. C’est un vrai défi, pour les gouvernements qui ont à faire face à des situations toujours spécifiques où les problématiques traditionnelles s’enchevêtrent à des événements et des intérêts complexes.
Avec l’anarchie à Bahreïn, en Iraq, Liban, Libye, Palestine, Syrie et Yémen, ces situations et événements sont encore compliquées par l’intervention vigoureuse de nouveaux acteurs comme la Turquie. Celle-ci a dépassé le problème du sous-développement. Elle est aujourd’hui classée seizième au palmarès des pays riches de la planète et fait ouvertement l’apologie de son modèle, basé sur quelque quatre cents ans de pouvoir ottoman sur trois continents. Son rôle, différent de ceux de l’Iran, d’Israel et de l’Occident, de la Russie et de la Chine, brouille la vision, les cartes, les critères, les positions et les alliances. Les combattants d’Al Nosra reçoivent des soins en en Turquie et en Israël ; l’Iran soutient la Chi‘a partout ; le Golfe, l’opposition islamique syrienne ; l’Occident, la minorité à Bahreïn ; l’Iraq, les mouvements islamistes qui ont déstabilisé la Lybie, en pratiquant la politique de la terre brûlée ; les volontaires européens affluent en groupes vers Daech…
Certes, cette situation embrouillée et anarchique prendra, inéluctablement, fin. Mais comment, quand et dans quel sens ? Voilà les questions les plus actuelles. Si l’Occident a besoin de reprendre son souffle, il n’en aura l’occasion qu’en la donnant aux autres. L’Iran, qui semble avoir obtenu victoire à moindre coût, sait fort bien que la confrontation est loin d’être achevée. Une simple question permet de l’entendre : l’Occident aurait-il consenti à cet accord dans l’intérêt de l’Iran ? Bien évidemment, non. L’Occident veut, « simplement », faire bouger un pan de la confrontation, en changer les concepts, de façon à ce que l’Iran n’y détienne plus la même force ni même la part du lion et limiter, ainsi, les possibilités d’intervention de quiconque, du moins sans coordination avec lui. Il fallait rassurer une zone arabe à ce point tiraillée entre appétits et intérêts contradictoires que ses populations, épuisées et amères, se sont retrouvées résolues à soutenir tout celui qui se lèverait contre cette situation, quelle que soit l’idéologie professée.
Israël mécontente mais fort à l’aise
Comme on l’a dit tantôt, cette approche occidentale n’est pas celle d’Israël. Celle-ci s’acharne à prôner une frappe militaire qui paralyse l’Iran, accélérant ainsi la réalisation du « grand Israël » : occupation totale de la Palestine et de la majeure partie du Cham, destruction d’Al Aqsa. Ainsi seraient anéantis, de manière générale, toute velléité arabe d’action et « l’Axe du mal » lui-même, en effaçant la confrontation arabo-sioniste, avec l’effacement, outre de son objet idéologique central, de l’Iraq, de la Lybie et des armes, chimique syrienne, nucléaire iranienne, tout en poursuivant l’embargo sur le Hamas et le Hezbollah. Israël, passée de la politique du fait accompli à celle de la légalité du contrôle, apparaît déjà, cependant, le plus grand gagnant du supermarché ouvert à toutes les marchandises. Au fil des événements, elle a récolté, l’une après l’autre, les moindres occasions d’avancer dans la construction de son projet colonial. En moins d’un quart de siècle, elle aura ainsi englouti, sans guerre, 40% supplémentaires de la Palestine et a pénétré, plusieurs fois, dans les profondeurs de son voisinage pour en détruire les infrastructures.
La voici, aujourd’hui, à profiter de la guerre interne arabe qui a détruit toutes les ressources et l’idéologie ; la dignité, même. Israël paraît, aujourd’hui, libre de faire ce qu’elle veut dans le monde arabe. Par deux fois, elle a frappé la Syrie, pour tenter d’en disperser les forces. Tout comme elle a commencé à ligoter les Palestiniens, en votant une loi selon laquelle est passible de vingt ans de prison tout celui qui lance la moindre pierre contre un militaire juif, suite à l’assassinat d’un jeune palestinien. Sanction de la victime au lieu du criminel... alors que le monde arabe semble incapable de mobiliser contre cette décision. L’amère réalité est que la seule protection à portée, aujourd’hui, des Palestiniens est celle des organisations occidentales des droits de l’homme. Dernier tournant d’une confrontation qui sera passée d’enjeu mondial à islamique, arabe à palestinien, avant Hamas et Hezbollah, c'est-à-dire, de façon claire, entre Iran et Israël. Celle-ci redoute une confrontation directe avec celui-là, à moins qu’il ne soit notablement affaibli, et, quitte à rester en coulisse, souhaiterait que la Turquie, partenaire régional désormais assuré – [prochainement voisin, espèrent peut-être conjointement les deux compères, NDT] – porte l’étendard de la question palestinienne. La Turquie n’y est pas opposée, à condition de voir blanchi son registre de la saleté arménienne et du Parti des travailleurs, ainsi qu’à alléger les conditionnalités de son adhésion à l’Europe. La voilà déjà à réaliser du bon travail dans le sens des desiderata sionistes, avec l’organisation de deux caravanes visant à lever l’embargo sur Gaza. Elle a emprisonné six mille personnes et s’est interposée contre quinze mille autres qui se dirigeaient vers Daech.
Des pays du Golfe guère lucides
Quant aux pays du Golfe, ils commettent une grossière et grave erreur, en pensant que l’accord avec l’Iran est concocté contre eux. Nouvelle bourde après leur retrait de la confrontation arabo/sioniste et leur perte d’influence réelle dans les changements qui se produisent dans la zone. Trois erreurs auxquelles s’ajoute une autre, non moins importante : leur bien peu objective analyse de leur piètre position vis-à-vis de l’Occident. Les pays du Golfe comptent trop sur leurs ressources en pétrole, sans développer aucune arme ni autres dispositions hors de la surveillance de l’Occident. De fait, le pétrole est loin de couvrir, seul, tous les intérêts arabes. Il est, en outre, étroitement surveillé à sa source, puisque le plus petit pays du Golfe abrite les deux plus grandes bases militaires américaines. De fait, ces pays n’ont pas le choix de s’éloigner de la volonté de l’Occident. Cela dit, l’amère réalité est que l’accord nucléaire entre l’Occident et l’Iran ne rend aucun service aux Arabes.
Il répond surtout à deux objectifs. Le premier de ceux-ci se comprend à l’analyse des raisons qui fondèrent les Etats-Unis à reporter l’exécution de Ben Laden. Ils connaissaient, depuis bien longtemps, son lieu de retraite mais ils ne voulaient pas en finir avec lui, afin de préserver le prétexte qui leur permettait de détruire, « légalement », plus d’un pays. Ce n’est que lorsque cette guerre a été consommée qu’ils ont tué Ben Laden, y substituant des organisations à leur main qui prennent, chaque jour, un nom, une forme et un thème différents. Mais ces organisations, qui diffèrent nettement de la philosophie, de l’idéologie et du style d’Al Qaïda, n’ont obtenu aucune légitimité de la rue et ne dureront donc pas longtemps. Ne répondant pas aux objectifs états-uniens, il faut déjà penser à les remplacer. L’Iran pose problème ? Contraignons-le à la coopération.
Le deuxième objectif est de se libérer du fardeaud’Israël ou, du moins, de s’en alléger, alors que celle-ci entame la phase la plus abominable de son projet. Il s’agit, pour elle, de préparer le climat propice à son aboutissement, après en avoir payé tribut, tout au long du siècle dernier, et y assujetti tout le monde : son éthique, son humanité, sa force. Voilà Hezbollah à bout de souffle en Syrie, Hamas massacré aux frontières de l’Egypte. Etape honteuse entre toutes. Peut-être en entreverrait-on la solution en ce que ces événements apparaissent comme autant de signes précurseurs de la fin du Monde. Mais est-ce une bonne nouvelle, dans le climat d’abandon généralisé des fondements mêmes de l’islam ?
Traduction libre d’un texte en arabe de Mohamed Mahmoud ould Bakar