Me Brahim Ould Ebetty à Jeune Afrique: «Les autorités mauritaniennes tiennent un double discours sur l’esclavage»

26 June, 2015 - 02:10

Condamnés à deux ans de prison, trois militants anti-esclavagistes ont décidé de boycotter leur procès en appel. Explications de leur avocat, Me Brahim Ould Ebetty.

Le 15 janvier, au terme d’un procès controversé, la cour correctionnelle de Rosso (Sud) condamnait trois militants antiesclavagistes à deux ans de prison ferme pour « offense et désobéissance à la force publique ». Initiateurs d’une caravane qui avait sillonné les rives du fleuve Sénégal afin de dénoncer les expropriations de terres dont sont victimes les Haratines (Maures noirs, communauté où se recrutent les « captifs »), Biram Ould Dah Ould Abeid, président de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), Brahim Ould Bilal Ramdane, vice-président de l’association, et Djiby Sow, président de Kawtal Ngam Yellitaare, ont récemment fait savoir qu’ils boycotteraient leur procès en appel, dont la date n’a pas encore été fixée.

Militant internationalement reconnu de la lutte contre l’esclavage, Biram Ould Dah Ould Abeid, qui a reçu, en 2013, le prix de l’ONU pour la cause des droits de l’homme, était arrivé deuxième à l’élection présidentielle de juin 2014, remportée haut la main dès le premier tour par le président sortant, Mohamed Ould Abdelaziz. Selon son avocat, Me Brahim Ould Ebetty, cette affaire illustre le « double discours » des autorités mauritaniennes, dont la volonté affichée d’éradiquer l’esclavage ne serait que de façade.

Jeune Afrique : Pourquoi Biram Ould Dah Ould Abeid et ses deux coaccusés comptent-ils boycotter leur procès en appel ?

Me Brahim Ould Ebetty : À la suite de leur condamnation en première instance, le procureur général a obtenu de la Cour suprême le dessaisissement de la cour d’appel de Nouakchott, qui est pourtant la juridiction naturelle censée les rejuger, au profit de celle d’Aleg. Pour seul argument, le parquet a invoqué un risque de trouble à l’ordre public. Nous avons fait valoir que d’autres affaires au moins aussi sensibles avaient déjà été jugées à Nouakchott sans que cela cause le moindre problème, tout en rappelant qu’il n’y avait eu aucun incident lors du premier procès, tenu à Rosso. Cette manœuvre vise uniquement à éloigner les trois hommes de leurs militants et sympathisants, et à les soustraire à la médiatisation et à la mobilisation auxquelles on assisterait dans la capitale autour de ce procès hautement politique. D’où la décision de Biram et de ses deux coaccusés de boycotter le procès en appel.

L’état de santé de Djiby Sow semble s’être détérioré au cours des dernières semaines…

Il souffre notamment de problèmes rénaux. Son état de santé étant préoccupant, il a finalement pu être transféré à la prison centrale de Nouakchott, où il est censé recevoir des soins appropriés. Mais Djiby Sow est inquiet, car il se plaint d’une obstruction de l’administration pénitentiaire. Plusieurs rendez-vous médicaux ont ainsi été annulés ou reportés.

Considérez-vous que le procès en première instance a donné lieu à un jugement politique ?

L’IRA et l’association de Djiby Sow avaient organisé une caravane destinée à dénoncer la pratique de l’esclavage dans le domaine foncier dans la vallée du fleuve Sénégal. Pendant leur trajet entre Boghé et Rosso, les militants de ces associations ont tenu une série de rencontres et de meetings pour sensibiliser les populations contre toute pratique esclavagiste – tout cela sous la surveillance étroite des forces de l’ordre. Lorsque Biram Ould Dah Ould Abeid, lequel se trouvait alors à Rosso, car il devait se rendre au Sénégal, est allé à la rencontre de la caravane, qui approchait de la ville, tout le groupe a été encerclé, puis arrêté par les gendarmes. Manifestement, il s’agissait d’un guet-apens dont le véritable objectif était l’interpellation de Biram et de son adjoint, Brahim Ould Bilal Ramdane. Parmi les infractions retenues lors du procès, il y a l’appartenance à une association non autorisée, ce qui, en 2015, est consternant dans un pays qui se prétend démocratique. On les a également accusés d’offense à l’autorité, alors même qu’aucun acte de violence ou de rébellion n’a été rapporté lors des audiences.

Pourquoi l’IRA, créée en 2008, est-elle considérée comme une association non autorisée ?

Pendant le procès, le président et le vice-président de l’association ont expliqué qu’ils avaient transmis aux autorités tous les documents requis en vue de la déclarer officiellement, mais qu’ils n’avaient jamais reçu de suites. Cela n’empêche pas l’IRA d’avoir été reconnue de facto : elle a en effet organisé des caravanes ou des meetings de Nouakchott à Néma. Lors de la dernière présidentielle, le candidat Biram Ould Dah Ould Abeid se référait explicitement aux slogans de l’IRA, et l’association effectue sa mission de sensibilisation en liaison avec les représentants des autorités. En réalité, Biram dérange, car il dénonce la persistance des pratiques esclavagistes, alors que le régime, lui, tente de les nier.

Les autorités mauritaniennes assurent pourtant lutter contre ce phénomène…

Effectivement, la Constitution de 2012 qualifie l’esclavage de crime contre l’humanité. Plus récemment, une loi adoptée en Conseil des ministres porte criminalisation des pratiques esclavagistes, tout en prévoyant des peines allant jusqu’à vingt ans d’emprisonnement. Officiellement, la lutte contre l’esclavage fait aujourd’hui l’unanimité, des rangs des ONG à ceux du régime. Au lieu de conduire les trois prévenus en prison, cette caravane destinée à la sensibilisation contre l’esclavage aurait donc dû être encouragée. Comment comprendre ce double discours, consistant à criminaliser l’esclavage tout en persécutant ceux qui le dénoncent ?

Pourquoi la Mauritanie ne parvient-elle pas à dépasser les éternelles lignes de clivage entre Beidanes et Négro-Mauritaniens ?

Notre pays n’est toujours pas parvenu à accoucher d’un État qui serait une entité abstraite, au-dessus de tous les citoyens. Ce qui perpétue ces divisions, c’est l’absence d’institutions déconnectées des considérations partisanes, ethniques ou tribales.

Vous défendez de longue date les droits de l’homme. Quelle évolution avez-vous constatée depuis l’accession au pouvoir du président Mohamed Ould Abdelaziz ?

Cette affaire marque un inquiétant retour en arrière. Au début des années 2000, sous Maaouiya Ould Taya, on avait déjà assisté à une instrumentalisation de la justice consistant à soustraire des détenus d’opinion à leurs juges naturels. Par ailleurs, les intimidations visant les militants antiesclavagistes ou certains journalistes sont préoccupantes. Il nous faudra redoubler d’efforts si nous ne voulons pas revenir aux années de braise.

Mehdi Ba

Jeune Afrique