Jamais une question n’a été aussi polémique, aussi équivoque et aussi mitigée que celle de l’esclavage en Mauritanie. C’est une histoire de complexes qui s’enchevêtrent au point qu’en parler suscite, souvent, tapage assourdissant qui la dilue dans un océan de considérations aussi subjectives les unes que les autres. A ce jour, l’examen de la question n’a jamais, que je sache, englobé tous ses aspects et se limite, essentiellement, à la réduire à une histoire de traitements dégradants qu’aurait subis une importante communauté nationale d’anciens esclaves, devenus Harratines, et dont les corollaires (pauvreté, ignorance, exclusion, marginalisation, stigmatisation et autres) maintiennent beaucoup d’entre eux dans une situation d’existence particulièrement difficile. Or, il est évident que, malgré l’importance de l’aspect économique, la réhabilitation psychologique et morale reste une dimension essentielle, dans la refondation générale de la personnalité de l’ancien esclave dont le principal problème est l’inexistence, dans sa communauté, d’un modèle auquel il pourrait, le cas échéant, s’identifier. L’affaire est dans la tête. La déconstruction des clichés et des perceptions, aussi bien chez l’ancien esclave que chez son maître, est une opération nécessaire sans laquelle la liberté recherchée ne serait que de façade. La liberté physique, dans le sens de la séparation avec le maître et l’indépendance économique, ne suffisent pas. La preuve. Combien d’anciens esclaves roulent, aujourd’hui, en V8 et habitent les villas les plus cossues des grandes villes du pays ? Combien occupent ou ont occupé les plus hautes responsabilités nationales ? Combien enseignent dans les plus illustres universités nationales et, même, internationales ! Mais sont-ils véritablement libres ? Libérés, voudrais-je dire, de leurs complexes et de leur perception d’eux-mêmes et de leurs cousins ? Seule la lutte libère. L’opulence permet de se cacher dans la société. De faire comme l’ancien maître. Mais elle ne permet pas de faire taire le bruit, infernal, qui fulmine dans la tête. C’est pour cette raison que certains anciens esclaves sont, soit dans le déni de l’esclavage, soit dans une tentative, désespérée, de s’éloigner au maximum de tout ce qui leur rappelle leur ancien statut. Pour cela, c’est inéluctable, c’est toujours la volonté de s’identifier aux maîtres, en essayant de paraître exactement comme eux…en tout. A tous ces complexes grégaires et ataviques, à cette inconscience préjudiciable, à cette démission, grave, de ce qu’on peut appeler, pompeusement, l’élite harratine, l’Etat est dans une confusion totale. D’une question sociale qui devrait interpeller toute la nation, la problématique de l’esclavage qui, soit dit en passant, a constitué un véritable handicap économique pour le pays, a été politisée à outrance. Par tout le monde. Fonds de commerce. Programme politique. Thème de surenchère. Galvaudage. Manipulation internationale. Bref, de fil en aiguille, la problématique n’a servi que d’un terrain de discorde, sur l’aire duquel les « politicards » de tout acabit échafaudent leurs discours, au gré des circonstances.
Fonds de commerce et programme politique
Jamais, depuis les indépendances à nos jours, l’Etat mauritanien n’a reconnu l’existence de l’esclavage. Pourtant, un arsenal juridique, impressionnant, est mis en place pour le combattre. La Constitution de 1959 le fustige. L’ordonnance de 1981 l’abolit. La loi de 2007, en voie d’être améliorée, le criminalise. Les amendements constitutionnels, issus du dialogue de Novembre 2011, l’élèvent au grade de crime contre l’humanité. Une feuille de route, déclinée en vingt-neuf points, devrait permettre de l’éradiquer définitivement. Des programmes et des institutions ont été mis en place pour le combattre. Commissariat des droits de l’homme. Programme pour l’Eradication des Séquelles de l’Esclavage (PESE), Agence Tadamoun, avec ses treize milliards et poussière. Puis le dernier né : Le Centre National de Documentation et de Recherches sur les Droits de l’Homme (CNDRDH). Théoriquement. Ça va. Même si, chaque fois qu’il en a l’occasion, le président Ould Abdel Aziz nie l’existence de l’esclavage et traite ceux qui en parlent de « gens de mauvaise foi qui cherchent à nuire au pays », sur le terrain, les choses sont totalement différentes. D’abord, les milliards (vers la trentaine) de toutes les institutions chargées de combattre le phénomène ne profitent pas beaucoup ou même, pas du tout, à ceux qu’ils sont censés être destinés (esclaves des villes et des campements, anciens esclaves des villes et des adwabas). Quasiment tout l’argent part en frais de mission, location de luxueuses maisons, pour abriter les sièges de ces institutions, achat de voitures et de gros bureaux, organisations de rencontres, inutiles, pour permettre à des harratines du pouvoir de proférer des insanités et des contrevérités, organisation de caravanes, afin que des « fabrications » gagnent de l’argent, à raison de deux cent cinquante mille par wilaya, contre la profération de mensonges et de calomnies à l’encontre des véritables défenseurs des droits humains. Sur le plan légal, les tribunaux font preuve d’une réticence notoire, dans l’application des lois. Les magistrats se complaisent à requalifier les faits avérés d’esclavage en travail, soit de mineure, soit non-rémunérée, quand la victime est majeure. Et, quand la situation d’esclavage est impossible à dissimuler, les magistrats n’éprouvent aucune gêne à mettre le criminel en contrôle judiciaire ou de le faire bénéficier d’une liberté provisoire, sinon conditionnelle. Ce n’est pas un hasard si, depuis son adoption, il y a huit ans, la loi criminalisant l’esclavage n’a été appliquée qu’une seule fois : dans l’affaire Yarg et Saïd dont le maître Ahmedou Ould Hassine n’a écopé que de deux ans, avant d’être libéré quelques mois plus tard. Et que des centaines de dossiers sont pendants, depuis plusieurs années, devant les juridictions nationales. Administrativement et sécuritairement, seules quelques rares autorités prennent la responsabilité de traiter correctement les cas d’esclavage qui leur sont signalés. Finalement, l’esclavage est devenu un complexe pour tout le monde : pour les anciens esclaves, pour les anciens maîtres et pour l’Etat. Une véritable affaire de complexes. Visiblement.
Sneïba El Kory