Dans un hadith célèbre, authentifié par Muslim et Al Boukhary, Oussama Ibn Zayd raconte avoir eu à sa merci un ennemi polythéiste. Acculé, celui-ci prononce précipitamment la Shahada mais Oussama n’en tient pas compte et le tue. De retour à Médine, le guerrier, qui ne se sent pas la conscience tranquille, rapporte la scène au Prophète (PBL). « Il a attesté qu’il n’y a de dieu que Dieu », s’exclame Mohamed (PBL), « et tu l'as tué quand même ! – Il ne l'a fait », tente de se justifier Oussama, « que pour éviter la mort ! – Tu as donc ouvert son cœur, pour savoir s’il disait ou non la vérité ? », le réprimande alors le prophète (PBL). Cette anecdote, couvrant la plus extrême et ambiguë des situations, est significative d’un principe : la Shahada est un talisman – que dis-je ? « Le »Talisman – du musulman auprès du musulman et l’Envoyé (PBL) de marteler : « ceux qui la prononcent, je protégerai leur sang, leurs biens et leur jugement est avec Dieu ».
Mais ce qu’une personne a proclamé, elle peut, évidemment, le renier. A cet égard, le désaveu, volontaire et public, de l’un ou l’autre élément de la Shahada, devant deux pubères sains d’esprit, est la seule marque incontestable de l’apostasie. Mais, faute d’abjuration explicite, peut-on déduire celle-ci d’actes prohibés par la religion ou de manquements à celle-ci ? Nombre de savants se sont penchés sur cette d’autant plus dangereuse question qu’elle débouche sur celle de l’éventuel châtiment, en ce monde, de l’apostasie. Pente glissante où le procès d’intention et l’abus de pouvoir n’ont cessé de se coltiner à la liberté de conscience et à l’ordre public… Et l’imâm Malik ne s’y est pas trompé, en jugeant qu’« un seul indice de foi, contre quatre-vingt-dix-neuf de mécréance, suffit à reconnaître l’islam d’une personne ». Car traiter quelqu’un d’apostat, c’est risquer se mettre, soi-même, en telle situation…
Biram Ould Dah Ould Abeïd a-t-il jamais renié, explicitement, sa shahada ? Ne l’a-t-il pas, au contraire et maintes fois, réaffirmée publiquement, à haute et intelligible voix ? Mohamed Cheikh Ould Mkheïtir a-t-il jamais renié, explicitement, la sienne ? Ne l’a-t-il pas, au contraire, réaffirmée publiquement, en manifestant son repentir ? Ceux qui les ont défendus et les défendent encore, résolument, au nom du Droit ou autre, ont-ils renié la leur ? Les uns et les autres n’affirment-ils pas, tous, qu’il n’y a de dieu que Dieu et que Mohamed est son Envoyé ? Il est insupportable qu’ils ne soient pas entendus ; qu’on admette, même, une seule discussion sur la validité de leur attestation : oui, il est temps que nos oulémas se lèvent, pour protéger la shahada des gens ! Parce que son respect est le fondement même de notre vivre ensemble.
Des erreurs incontestables
Nous nous sommes élevés, au Calame, contre l’incinération publique des livres de fiqh par Biram. On ne combat pas des écrits en les brûlant : on les réfute ou, à défaut, on en démontre le caractère obsolète. Une méthode d’autant plus efficace et sage qu’on ne peut maîtriser, en nos temps d’extrême fébrilité médiatique, les conséquences, en termes d’image, d’actes purement sensationnels. Le cas d’Ould Mkheïtir est plus grave, en ce qu’il met en cause, non plus des écrits plus ou moins critiquables de savants, mais la personnalité même du Prophète de l’Islam (PBL). A-t-on, cependant, pris la peine de lire et de comprendre les erreurs commises dans le texte publié par le jeune homme ? Comme nous l’avons dit tantôt, on ne combat efficacement des écrits qu’en les réfutant. Point par point.
La première faute d’Ould Mkheïtir est, d’abord et surtout, d’avoir oublié de mentionner, dans son évocation des contraintes politico-sociales de la société du Prophète (PBL), tout ce que celui-ci (PBL) a développé pour la réformer. Il y a plus à retenir, de la place accordée à Bilal ou à Zeïd, qu’à s’appesantir, sur le traitement supputé discriminatoire entre Wahchi, Hind ou Khaled. D’autant plus qu’il y a, entre ces trois-là, des nuances que ne semble pas avoir perçues Ould Mkheïtir : Khaled est un combattant pour une cause collective, il n’éprouve aucune haine personnelle et ne tue personne pour son propre intérêt; Hind est émotionnellement ravagée par la vengeance de son père et de son frère; Wahchi est un tueur à gages qui n’agit que dans son propre intérêt. Il était obnubilé par sa liberté, me direz-vous. Mais la liberté n’a pas de prix, c’est une dignité et c’est bien celle-ci que Wahchi a perdue, croyant gagner celle-là… Quant à la question de savoir si, esclave qu’il était, il avait le choix, la réponse est, sans équivoque, oui : il avait celui, à ce moment-là du conflit, de fuir à Médine et de devenir musulman. Protégé, Wahchi eût immédiatement obtenu la chance de devenir, aux côtés mêmes du Prophète (PBL), le « Javelot de l’islam ».
La seconde faute d’Ould Mkheïtir est de n’avoir pas saisi la différence, entre l’antagonisme, déclaré, des Qoraïch et la traîtrise, sournoise, des Beni Quraïdha. Une cécité au demeurant significative de la dégradation, dans le monde musulman contemporain, de la valeur de la parole donnée. Le pacte est, en islam, d’une importance capitale. Il lie les Ansars et les Mouhajirines, il lie les juifs et les musulmans de Médine, il lie ceux-ci et les Mecquois, lors de la trêve de Hudaybiya, il est le fondement de la citoyenneté en islam et c’est de son parjure, à un moment particulièrement critique du conflit, que sont punis les Beni Quraïdha. La troisième erreur d’Ould Mkheïtir est, enfin, de n’avoir pas su lire, dans l’humble requête de notre Prophète (PBL), au sujet du collier de Khadija, son épouse défunte si tendrement aimée, la compassion d’un père envers sa fille attachée au souvenir de sa maman. Oui, le Prophète (PBL) était un homme, éprouvait des sentiments d’homme et, pour pudique qu’il était, n’avait aucune honte à en faire part à ses compagnons. C’est en cela, aussi, qu’il est l’éminent exemple.
Honneur, fraternité, justice
Mais, en tout cela, Ould Mkheïtir parlait en forgeron, à des forgerons. A des gens castés, au 21ème siècle, dans un pays islamique, et qui se demandent pourquoi. Ould Mkheïtir a voulu leur expliquer que des discriminations existaient, au temps même du Prophète (PBL). Que l’histoire même le démontre, même si les exemples qu’il a choisis sont plus que discutables. Il ne leur a pas expliqué comment Mohamed (PBL) a lutté contre elles, il s’est contenté de rappeler que le Prophète (PBL) vivait avec, en tenait compte et pesait leur poids, dans la réforme qu’impulsa la Révélation du Saint Coran, graduellement, de situations en situations, vingt-deux années durant. Mais juger bon de rappeler cela, quatorze siècles après la Sainte Descente, c’est poser une question bien plus grave : pourquoi et comment ces situations de discriminations sociales ont-elles perduré jusqu’à nos jours ?
C’est cette question en filigrane qui a valu, à Ould Mkheïtir, tous les déboires qu’il subit aujourd’hui. C’est cette même question qui a valu, à Biram, des désagréments analogues. Elle suggère que certains, parmi les musulmans, se sont employés à valoriser, sous couvert du « saint temps de la Révélation », les contraintes politico-sociales de cette époque, bien plus que les efforts de Mohamed (PBL) à les minimiser. Qu’ils y ont plutôt réussi, en Mauritanie, puisqu’il y subsiste – dans toutes les communautés, il convient, ici, de ne pas se tromper de cible – tant de situations de discrimination fondée sur la naissance.
Voilà à quoi la Mauritanie est confrontée, aujourd’hui. Voilà à quoi nous devons, tous, nous opposer. En musulmans pleinement convaincus de l’éminence de la justice sociale. Voilà pourquoi le maintien d’Ould Mkheïtir en prison nous déshonore, tous. Voilà pourquoi doit-il, lui, faire amende honorable en rectifiant, de lui-même, ses propos. Voilà pourquoi nos oulémas – les vrais, ceux qui ont gagné leurs diplômes par des années et des années d’études laborieuses –doivent rappeler, à haute et intelligible voix, que le seul acte significatif d’apostasie, c’est la dénonciation, volontaire et publique, de la Shahada et que nul n’est habilité à flétrir la foi d’un musulman, par une interprétation émotive de ses propos, aussi malheureux soient-ils.
Et s’il fallait retenir, enfin, quelque chose de positif de toute cette histoire, affirmons, sans crainte, que, si le Prophète (PBL) fut et demeure, en chacun de ses actes, l’excellent modèle, ce n’était, certainement pas, le cas de la société arabe de son temps. Dieu n’a jamais envoyé de prophète à une société parfaite. Ni meilleure ni pire qu’une autre, l’arabe avait ses défauts dont il nous faut extirper l’islam universel, pour le vivre ici et maintenant, afin de corriger les défauts de notre propre époque ; sinon, à tout le moins, de ne pas nous y engloutir. Il est grand temps de se mettre au travail, tous ensemble, musulmans !
Tawfiq Mansour