Dans la complexité des paramètres influant sur le développement d’une nation, on a de grandes difficultés à concilier considérations globales et locales, court terme et long terme, rigueur administrative et adaptabilité au changement, cohérence et fluidité des échanges. Sans être une panacée universelle, l’approche-filière du développement constitue une alternative à des démarches thématiques trop souvent cloisonnées, sinon trop générales. Encore faut-il prendre la peine d’en bien cerner le genre et ses limites. Après avoir tenté d’en définir les concepts-clés et indiquer des pistes de contextualisation en Mauritanie, nous voici à examiner les moyens de l’action.
La réflexion débouche ainsi sur la notion, capitale, de forum, d'espace transitionnel, nécessaire à l'élaboration d'ententes et de stratégies pertinentes. Or, dans le monde dit moderne, la question de l'espace pose, immédiatement, celles de sa propriété et de sa gestion. Quoique s’imposant à l’une et l’autre, l’impériale loi du marché nuance son emprise, au gré du choix de leur mode : public ou privé. Au-delà de l’opposition, classique, entre l’inertie conservatrice du premier et la mobilité entropique du second, la seconde moitié du XXème siècle s’est employée à développer des réseaux médians d’exploitation du temps et de l’espace, regroupés, aujourd’hui, sous l’appellation « société civile » et l’on se plaît à espérer que la promotion de ces solidarités citoyennes non-gouvernementales garantisse, enfin, une démocratie équilibrée, où les inéluctables concentrations de pouvoir soient, en permanence, bridées – c'est-à-dire : conduites – par le jeu de contre-pouvoirs efficaces.
Débat fondamental
Sans discuter ici de la pertinence de cet espoir, retenons ses évidentes gradations de clarté, entre les univers dits « développés », où le rôle de l’Etat, considérable dans la survie du citoyen, est assez précisément cadré, et les autres, où la dialectique public-privé est, disons, beaucoup plus floue. Dans le cas de la Mauritanie, ce clair-obscur se vit à l’aune d’une société – plus probablement même : de sociétés – en phase de « déconstruction-reconstruction », où tout est à faire en même temps. D’antiques solidarités non-gouvernementales, pas vraiment citoyennes – nommons-les « triboyennes », reportant, à plus tard, un débat pourtant fondamental – pénètrent les arcanes de tous les pouvoirs, localisés ou plus généraux, économiques, politiques ou autres, et interfèrent, banalement, dans le discours de la modernité « classique » ; plus exactement, sous ce discours, qu’elles manipulent, au gré de leurs nécessités vitales.
La situation est d’autant plus complexe qu’elle s’inscrit dans un processus, global, d’universalisation et d’individuation de la propriété : toute réalité perceptible doit appartenir à quelque personne, physique ou morale. On voit ainsi s’infiltrer des appétits de plus en plus individualisés dans les anciennes solidarités – et a fortiori, bien évidemment, dans les nouvelles – convoquées, à moindre frais, pour couvrir de très personnelles élévations, parfois sous les plus pieux prétextes, sinon les plus moraux. Dans cette frénésie d’accession à la citoyenneté efficiente – c'est-à-dire, en son acceptation minimale : à l’appropriation des potentialités de consommation – que devient le bien commun ? La question se pose, trivialement, à chaque carrefour de la capitale, où la circulation des automobiles devient impossible, dans la mêlée des élans contradictoires. On admet, alors, l’intervention du policier, qu’on évite, d’habitude, en sa pesante qualité de monsieur « Miteyne » (1). Faut-il, pour autant, attendre, en chaque situation où des intérêts divers sont en jeu, le blocage des activités, pour négocier une fluidité optimale des échanges, où chacun trouverait, à l’évidence, bon compte ?
Avant d’aborder les éléments de réponse à cette interrogation, transportons-nous, un instant, au Canada où se sont organisées, notamment dans le secteur agro-alimentaire, des « tables-filières », regroupant les différents acteurs d’un même secteur d’activités, appelés à se pencher, ensemble, sur leurs dépendances mutuelles et les moyens d’en tirer le meilleur profit. Producteurs (25 %), transformateurs (18 %), distributeurs (15 %), organismes non-gouvernementaux divers (15 %) et Etat (25 %), en ses diverses réalités (gouvernements provincial et fédéral), composent ces tables de concertation, de type associatif, financées par des cotisations et subventions de leurs membres.
L’image est parlante. De retour en Mauritanie, on cherche, en vain, les organisations de producteurs, de transformateurs et de distributeurs, susceptibles de représenter, réellement, les intérêts de tous les travailleurs – exploitants et exploités, humains et non-humains – d’une filière, et économiquement capables d’assumer la collégialité de telles tables, dont on peut, aisément, comprendre l’impact positif sur l’exploitation durable d’une nation. Nous l’avons signalé plus haut : tout est à construire, avec discernement, mais, tout aussi intelligemment, à déconstruire, en même temps. Aspirées par la fébrilité d’un secteur commercial informel surdéveloppé, la plupart des activités laborieuses – plus du trois-quart ! – en subissent la loi d’opportunité, anéantissant les velléités de constructions patientes et coordonnées, sans lesquelles tout bouclage d’une filière efficace est inenvisageable. A contrario, la fixation d’une part de ces activités dans le cadre étatique, beaucoup trop lourd et centralisé, n’a jamais pu assumer, pas plus en Mauritanie qu’ailleurs, toute la complexité de systèmes d’exploitation en prise directe sur le vivant.
Zones de calme relatif
Il s’agit donc bien d’assurer, entre l’effervescence, aléatoire, de la vie active mauritanienne et les ordonnances, planifiées, de son gouvernement, des zones de calme relatif, où puissent s’affirmer des stratégies concertées, du court ou long terme, du plus local au plus global. Si le cadre associatif – bien mieux que coopératif, trop impliqué dans l’agitation du marché – semble convenir à la limitation de ces champs, la question de son financement demeure entière. A défaut de pouvoir compter sur l’appui de tous les membres de la filière – et c’est le cas le plus fréquent en Mauritanie, notamment en zone rurale, où la pauvreté atteint des sommets – on ouvre la porte à des jeux de pouvoir fort restrictifs de la concertation ; en définitive, toujours préjudiciables à la bonne marche de la filière. Il n’est guère plus sain ; en tous cas, éminemment aventureux ; de supputer sur l’éternité de l’aide internationale, dont il serait temps, soit dit en passant, de mesurer l’impact sur la société civile mauritanienne. Sans celle-là, celle-ci serait, probablement, fort moribonde et les élites du pays devraient, sans plus tarder, se pencher sur ce redoutable vide. Mais c’est déjà un autre débat et concluons, sans ambages : l’efficience des hypothétiques tables-filières mauritaniennes passe par leur autonomie de fonctionnement, garantie par quelque système pérenne sécurisé, sinon, par tous les associés, sans exception, mettant, chacun dans la tirelire, un quantième, croissant avec le volume, de ses bénéfices tirés de la filière.
En l’état actuel du marché mauritanien, notamment en son secteur primaire, c’est l’option « système pérenne sécurisé » qui retient, singulièrement, l’attention. La formule la plus simple et la plus adaptée à l’univers culturel de la Mauritanie consiste à doter chaque table-filière des bénéfices d’un waqf (2) constitué au plus près des activités affectées par ladite table. Soulignons la nuance ici suggérée. Dans un pays aussi peu structuré, il ne suffit, évidemment pas, de bâtir une table-filière nationale, à Nouakchott, pour organiser durablement, à Sélibaby ou Aïoun, la production, le conditionnement et l’expédition des produits en rapport : il doit exister, en chaque situation isolée, une table-filière partielle, autonome, efficacement représentée au niveau national et assurée par un « système pérenne sécurisé » localisé, tout aussi « indépendant » des structures nationales. Quoique bien évidemment liée au destin de la filière dans son ensemble, l’autonomie de ces tables partielles n’est pas accessoire : elle est tout aussi indispensable à la bonne gestion des contraintes foncières et environnementales qu’à la juste appréciation des coûts réels de production.
Revenons, pour finir, sur la spécificité de ces « waqfs associatifs » dont nous avons longuement parlé dans de précédents dossiers (3). Mettant, ordinairement, en jeu l’Etat (propriétaire du foncier), un bailleur public ou privé (propriétaire ou donateur des équipements immobiliers et mobiliers) et l’association bénéficiaire (ordinairement gestionnaire de l’ensemble), ils se comportent, de fait, comme une entreprise capitaliste quelconque, dont les actionnaires auraient renoncé, définitivement, à la rémunération de leur capital, au profit d’une œuvre publique précisément déterminée. Cerise sur le gâteau : le caractère pérenne de l’immobilisation de la propriété implique, pour le gestionnaire du bien, une attention, prioritaire, aux amortissements de sa valeur et cette contrainte ouvre, pour tous les opérateurs intéressés au développement de la Mauritanie, de puissantes perspectives. On pressent, désormais, que la fluidité des échanges implique, ici et là, des îlots de terre ferme où puissent se construire des arches de navigation durable. Faut-il s’étonner, en terres musulmanes, que les plus islamiques outils de solidarité se révèlent les plus sûrs garants de ces indispensables espaces ?
* consultant, chercheur associé au LERHI – faculté de Nouakchott
Notes
(1) : « Deux cents » : allusion aux « droits d’octroi » que s’accorde le moindre uniforme mauritanien en charge de la circulation routière (200 UM, au bas mot…) sous les plus divers et souvent futiles prétextes… Des « droits » qui ont, d’ailleurs, tendance à augmenter, de façon exponentielle, tant en quantité qu’en champ, au fur et à mesure que les galons de ces forces dites de sécurité s’élèvent vers les étoiles…
(2) : Immobilisation Pérenne de la Propriété (IPP).
(3) : Voir, notamment, les parties 3 et 4 du dossier « Citoyenneté en terres d’islam » – Le Calame N°855 et 856 – où le concept est présenté dans le cadre, plus général, des solidarités de proximité.