Le Malien Tiébilé Dramé, ex-ministre des Affaires étrangères, pointe les risques de l'accord de paix, qui a été signé ce vendredi entre les groupes armés et le pouvoir central.
Tiébilé Dramé, 59 ans, ancien ministre des Affaires étrangères du Mali et président du Parena (Parti pour la renaissance nationale), s’inquiète des conséquences d’une autonomie accrue du nord du pays inscrite dans l’accord d’Alger, qui a été signé ce vendredi à Bamako.
Une signature d’accord de paix hautement protocolaire, devant un aréopage de chefs d’Etat et de gouvernement africains, mais dont la grande absente sera la rébellion à dominante touareg qui réclame des discussions supplémentaires. La cérémonie s’est largement vidée de sa substance avec le désistement escompté de la rébellion. L’accord a toutefois été paraphé jeudi à Alger, après deux mois et demi de pressions et d’atermoiements.
Ferments de la partition
Le diable se cachant dans les détails : où se cache-t-il dans cet accord d’Alger qui sera signé cet après-midi ?
Cet accord nous fait entrer, à notre insu, dans un nouveau régime institutionnel, celui des régions-Etats [il en existe trois actuellement : Gao, Kidal, Tombouctou, ndlr] disposant de pouvoirs étendus et dirigées par les présidents qui auront plus de pouvoirs que Franz-Josef Strauss [le ministre-président de Bavière] en avaient en Allemagne pourtant fédérale. L’hyperprésident [de ces régions-Etats] créé par l’accord d’Alger ne sera pas désigné par l’Assemblée régionale. Il sera élu au suffrage universel direct. Il sera à la fois président de l’Assemblée régionale, président de l’exécutif régional et chef de l’administration de la région-Etat. Il cumulera l’exécutif et le législatif. C’est un pouvoir considérable.
Vous parliez de ferments de la partition du pays dans une note que vous avez publiée la semaine dernière. En voyez-vous un ?
Dans le contexte d’un Etat central affaibli et dont le crédit s’est érodé aux yeux des populations, le mode d’élection du président de région et la concentration de pouvoirs renforceront les tendances centrifuges. C’est une autonomie de fait qui ouvre un boulevard à la partition.
Evoquer les problèmes du Nord provoquait il y a peu encore une réaction de lassitude, parfois d’indifférence à Bamako. Est-ce toujours le cas ?
Effectivement ce fut le cas à un moment. Mais vous n’aurez pas les mêmes impressions aujourd’hui. Le Nord occupe tous les esprits au Sud. La question du Nord est devenue au fil du temps très sensible au Sud. La crise du Nord affecte de plus en plus le quotidien des gens du Sud. D’autres régions sont affectées par les conséquences de l’instabilité au Nord qui se rapproche aujourd’hui de Mopti et Ségou [centre du pays]. La perception change.
Quelles sont les causes profondes de la «déconstruction» du pays qui n’ont pas été évoquées, voire signalées dans l’accord ?
L’économie criminelle basée sur divers trafics dont le narcotrafic, la gangrène de la corruption et le manque de vitalité des institutions et des contre-pouvoirs. Il aurait fallu tirer les leçons de l’effondrement de l’Etat et dessiner les contours d’un nouveau Mali sur la base d’une vision refondatrice de sa gouvernance et de ses institutions pour réduire les risques de rechute.
Un mauvais accord vaut mieux que pas d’accord du tout ?
Je pense qu’il faut considérer cet accord d’Alger [il y en a déjà eu un en 2006, ndlr] comme une étape de la quête de paix et de stabilité au Mali. Et engager l’indispensable étape suivante : celle des concertations intermaliennes pour «malianiser» le processus de paix et de réconciliation, faciliter les discussions directes entre les protagonistes et l’appropriation nationale de l’accord.
Large autonomie
Pourquoi les groupes les plus opposés ont-ils attendu si longtemps pour signer, alors que les pouvoirs dont ils vont disposer promettent une large autonomie ?
A mon avis, ils voulaient tirer tous les dividendes, tous les avantages de l’affaiblissement du Mali et de la défaite douloureuse de mai 2014 [lorsque la visite à Kidal du Premier ministre, Moussa Mara, a dégénéré]. En ignorant ou faisant semblant d’ignorer qu’ils restent engagés par leurs signatures apposées en juin 2013 sur l’accord de Ouagadougou et par lequel ils reconnaissent l’intégrité du territoire, l’unité nationale, la forme laïque et républicaine de l’Etat.
Quels seraient les dangers de ces pouvoirs issus du suffrage universal ?
Dans un pays en crise profonde, dans un Nord du Mali caractérisé par une polarisation ethnique et communautaire, un mode de scrutin sans proportionnelle qui n’encourage pas le partage et la négociation, et une concentration excessive des pouvoirs contiennent les germes de nouvelles frustrations et de nouveaux conflits qu’un accord de paix aurait dû, hélas, prévoir.
De nombreuses assises se sont déjà déroulées avec souvent des conclusions assez vaines. Pourquoi réclamez-vous à nouveau des assises aujourd’hui ?
Elles sont nécessaires pour forger un consensus sur la restauration de la paix et de la stabilité. En outre, c’est un autre Mali, celui des régions-Etats qui sort d’Alger, après des discussions avec les seuls groupes armés. Il est alors indispensable que les forces vives du pays participent à la définition des contours du nouveau visage du Mali, après avoir tiré les leçons des erreurs qui nous ont coûté très cher dans un passé récent. Les groupes armés devront participer à ces assisses.
Les missions internationales et les bailleurs de fonds se disent, en aparté, épuisés par les lenteurs du processus. Les comprenez-vous ?
Les groupes du Nord, les autorités et les Maliens dans leur ensemble doivent savoir que la disponibilité et la patience du reste monde à l’endroit du Mali ne sont pas sans limite. Nous devons prendre la juste mesure de la mobilisation internationale en notre faveur.
Jean-Louis LE TOUZET
(Libération 16/05/15)