
De la fraternité nomade à l’individualisme urbain, du règlement coutumier au face-à-face avec l’État moderne, la société mauritanienne vit une mutation profonde et accélérée de son système de valeurs ancestrales. Depuis les Indépendances, ce modèle social unique, où les loyautés familiales, tribales, religieuses et nationales s’emboîtaient comme des poupées russes, est soumis à une pression sans précédent. Une dérogation – une mise à l’écart de la norme traditionnelle – semble être devenue la règle, bousculant l’édifice socio-culturel du pays.
Historiquement, la cohésion mauritanienne reposait sur un équilibre subtil et hiérarchisé des allégeances. L’individu trouvait son identité et sa protection au sein de cercles concentriques : la famille élargie, le lignage, la tribu, la confrérie religieuse (tarîqa), la communauté linguistique (Arabe-Hassaniya, Soninké, Peulh, Wolof), et enfin, la nation. Ce système, flexible et contextuel, permettait de gérer les conflits, de redistribuer les ressources et d’assurer une sécurité sociale informelle. Il était le ciment d’une société majoritairement nomade, où l’hospitalité mauritanienne, la solidarité et la médiation étaient érigées en vertus cardinales.
Depuis 1960, plusieurs forces conjuguées ont précipité la dérogation à cet ordre traditionnel :
L’État-Nation moderniste : La construction d’un État centralisé, avec son administration, son système scolaire unique et son droit positif, a créé un nouveau pôle de loyauté, parfois en tension avec les autorités traditionnelles. La citoyenneté juridique rivalise désormais avec l’appartenance communautaire.
L’exode rural et l’urbanisation chaotique : Le déplacement massif vers Nouakchott et les grandes villes a disloqué les structures sociales traditionnelles. Dans les quartiers périphériques, la promiscuité et la précarité érodent les mécanismes de régulation coutumière, favorisant à la fois l’anonymat et de nouvelles formes de solidarité de voisinage.
La crise économique et la monétarisation : L’effritement de l’économie traditionnelle et les sécheresses répétées ont mis à mal les systèmes d’entraide. Les rapports sociaux se monétarisent, et la réussite individuelle tend à supplanter le prestige collectif du lignage dans certains milieux.
La mondialisation et la révolution numérique : L’accès à internet et aux réseaux sociaux expose la jeunesse – majoritaire dans le pays – à d’autres modèles de société. Les référentiels culturels deviennent globaux, brouillant les codes et défiant l’autorité des anciens. L’individu s’autonomise, questionnant les hiérarchies établies.
La question de l’équité et de l’esclavage : La persistance des séquelles de l’esclavage et des discriminations basées sur la caste constitue la faille la plus profonde du système. Les mouvements abolitionnistes et pour l’égalité (comme IRA-Mauritanie) remettent en cause la légitimité même de l’ordre social hiérarchisé traditionnel, exigeant une citoyenneté pleine et entière, non « encastrée » dans un statut héréditaire.
Cette dérogation généralisée n’est pas sans créer de profonds malaises. Un sentiment d’anomie, de perte des valeurs, est souvent exprimé, notamment par les aînés. Les tensions intergénérationnelles sont palpables. L’État, souvent perçu comme distant ou inefficient, peine à remplir le vide laissé par l’affaiblissement des structures intermédiaires, conduisant parfois à un sentiment d’abandon ou à des replis identitaires.
Pourtant, nombreux sont les observateurs qui y voient aussi l’opportunité douloureuse d’une refondation. « Cette déconstruction est inévitable. Elle est même nécessaire pour bâtir une société plus juste et plus égalitaire, fondée sur le droit et le mérite plutôt que sur la naissance », analyse le sociologue Mohamedou Ould Sidi. « Le défi est de réussir la transplantation : greffer les principes universels des droits humains sur le riche terreau de nos cultures, sans tout jeter. Il faut inventer une nouvelle manière d’être mauritanien. »
La question qui se pose aujourd’hui n’est pas de savoir comment stopper cette évolution – l’histoire ne revient pas en arrière – mais comment la gérer. Comment créer un nouveau contrat social qui reconnaisse la diversité sans l’enfermer dans des cases rigides ? Comment l’État peut-il devenir le garant impartial de l’équité tout en dialoguant avec les autorités sociales et religieuses qui gardent une légitimité forte ?
Le processus est en cours, tumultueux, souvent silencieux. Il se joue dans les familles, dans les écoles, sur les marchés, et désormais, sur les écrans de smartphones. La Mauritanie de demain sera le produit de cette négociation permanente entre la mémoire collective de ses valeurs ancestrales et l’aspiration irrépressible de sa jeunesse à une modernité inclusive et juste. La dérogation d’aujourd’hui pourrait bien être la norme de demain.
Seyid Mohamed Beibakar
Colonel à la retraite




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