Administration en otage : Quand le régionalisme étouffe le mérite

10 December, 2025 - 13:38

Depuis plusieurs décennies, l’administration mauritanienne ploie sous le poids de nominations fondées sur des équilibres régionaux, tribaux, voire ethno-linguistiques. Cette logique a ouvert grande la porte au clientélisme et au favoritisme, reléguant la compétence au second plan au profit du simple critère d’appartenance. Ainsi, des individus dépourvus d’expérience et de qualifications se sont retrouvés propulsés aux plus hautes responsabilités de l’État, tandis que des détenteurs de diplômes supérieurs et de solides parcours professionnels demeuraient écartés, uniquement parce qu’ils ne correspondaient pas à la « formule adéquate ».
Ce déséquilibre structurel s’est répercuté directement sur le fonctionnement des services publics : dégradation de la qualité des prestations, généralisation de la corruption, expansion des réseaux de passe-droits, effritement du sens de la responsabilité. Le phénomène est devenu si omniprésent qu’il alimente désormais le discours quotidien, constituant une souffrance partagée par les administrateurs eux-mêmes et par les citoyens. Rien n’est plus caché aujourd’hui : le malaise a atteint le sommet de l’État. Le président de la République a exprimé, lors de ses dernières visites, son inquiétude quant à l’état de l’administration, annonçant sa volonté de s’attaquer à ce fléau. De son côté, le Premier ministre a émis une circulaire proscrivant les comportements d’inspiration régionaliste ou tribale, assortie de sanctions explicites.
Ces prises de position officielles ouvrent la voie à une réflexion de fond sur un phénomène qui constitue désormais un véritable obstacle à l’édification d’un État moderne, équilibré et fondé sur le mérite.

 

Culture professionnelle détruite

Les racines de ce problème plongent dans les conditions mêmes de formation de l’État national, né dans un contexte fragile où manquaient les institutions capables d’imposer des critères équitables en matière de nominations. L’État s’est alors appuyé sur les structures sociales traditionnelles pour préserver sa cohésion interne, transformant progressivement la tribu ; d’abord simple lien social ; en porte d’entrée vers les fonctions publiques.
L’absence de procédures claires et transparentes pour les nominations et les concours professionnels pour les hauts postes a facilité le remplacement des critères objectifs par les loyautés personnelles. Les considérations politiques et les équilibres électoraux ont ainsi pris le pas sur l’expertise et la compétence. Peu à peu, le poste administratif a cessé d’être perçu comme une responsabilité étatique au service de l’intérêt général : il est devenu une récompense attribuée à un groupe déterminé. La situation s’est encore complexifiée sous l’effet des pressions sociales, qui incitaient le fonctionnaire à servir d’abord sa communauté plutôt que son institution, affaiblissant ainsi l’esprit d’appartenance à l’État et renforçant les identités primaires.
Cette dérive n’est pas une simple imperfection administrative : elle représente une menace directe pour les fondements mêmes de l’État moderne. Elle sape d’abord le principe d’égalité entre les citoyens, dont beaucoup ont le sentiment que leurs chances de nomination ou de promotion dépendent de facteurs étrangers à leurs compétences. Elle détruit également la culture professionnelle au sein des institutions, réduisant la productivité et compromettant la réalisation des projets faute de placer la bonne personne au bon poste. À cela s’ajoute la fuite des cerveaux et le découragement des talents, poussés à se retirer ou à chercher ailleurs des opportunités que leur propre pays refuse de leur offrir. Le terreau ainsi créé constitue un environnement idéal pour l’expansion de la corruption, qui prospère lorsque les règles du jeu sont faussées.
À mesure que ces dysfonctionnements s’accumulent, la confiance du citoyen dans l’État s’érode, tout comme sa conviction que les affaires publiques peuvent être gérées de manière juste et efficace. Le fossé qui se creuse alors entre le gouvernement et les citoyens menace la cohésion sociale et la stabilité institutionnelle.

 

Un chantier de refondation

Pourtant, une réforme demeure possible, à condition qu’elle soit portée par une volonté politique claire et ferme. La lutte contre ce phénomène exige une refonte profonde du système de nominations, fondée sur l’instauration de critères précis et transparents reposant exclusivement sur la compétence et l’expérience. Il est indispensable de créer des commissions indépendantes chargées de superviser les nominations et d’en évaluer la pertinence.
Par ailleurs, la mise en place d’un véritable système de reddition des comptes est impérative : le poste doit être lié à la performance, et tout manquement sanctionné, quelle que soit l’origine de l’auteur. Aucun progrès durable n’est possible sans l’affirmation de l’État de droit au-dessus des logiques d’allégeance, ni sans l’adoption d’une charte éthique professionnelle capable de limiter les pratiques régionalistes et de restaurer la valeur du travail. L’investissement dans la formation des cadres et dans l’enseignement professionnel constitue également une priorité, afin de doter l’État de ressources humaines aptes à diriger efficacement les institutions. Enfin, la société civile et les médias peuvent jouer un rôle essentiel en exerçant une vigilance active et en révélant les abus, créant ainsi une pression positive en faveur de la transparence.
Traiter cette question ne relève donc pas d’un simple ajustement technique : c’est un chantier de refondation de l’État autour des principes de citoyenneté, de justice et de mérite. Tribu et région demeurent des composantes importantes du tissu social mauritanien, mais leur place légitime ne saurait être au cœur des mécanismes de nomination ni de la gestion des affaires publiques.
Lorsque l’État retrouvera son autorité, garantira l’égalité des chances et fera de la compétence le seul critère d’accès aux responsabilités, l’administration cessera d’être un fardeau pour devenir un véritable levier de développement. Le citoyen renouera alors avec la confiance envers ses institutions, ce qui renforcera la stabilité du pays et consolidera son unité nationale.

Haroun Rabani
Observatoire Géostratégique Cercle des Idées.