
Le Calame : Le 3 Mai, la Mauritanie a célébré, à l’instar des autres pays, la Journée mondiale de la liberté de la presse. Comment le réseau des femmes journalistes de Mauritanie l’a-t-elle célébrée ?
Khdeija El Moujtaba : J’appelle chacun, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, à mettre fin à la guerre et aux attaques contre les journalistes à Gaza. Le monde est témoin de la plus grande agression de l’Histoire contre les journalistes, menée en toute impunité par l’occupation, et cette attaque continue à ce jour. Au moins deux cent quatorze journalistes sont tombés en martyrs à Gaza depuis le début de la guerre. J’exprime également mes condoléances aux journalistes mauritaniens disparus. Je me souviens ici nommément de madame Salka Sneïd, première présidente du Réseau des femmes journalistes mauritaniennes. En cette même circonstance, nous appelons les parties prenantes à intensifier leurs efforts pour rechercher le journaliste mauritanien Ishagh ould El Mokhtar. Qu’Allah le ramène sain et sauf dans son pays, sans oublier de féliciter notre presse nationale en général pour son leadership cette année en matière de liberté de la presse dans le monde arabe, selon le rapport de Reporters Sans Frontières (RSF), comme nous espérons qu’elle renoue avec ses progrès à l’International qui ont enregistré cette année un léger recul.
Concernant la manière dont nous commémorons cette journée au sein du Réseau, nous avons remis une plateforme de revendications au ministre de la Culture, des Arts, de la Communication et des Relations avec le Parlement, porte-parole du Gouvernement, lors de la célébration de cette journée par le Département. Nous travaillons actuellement sur l’organisation d’un forum médiatique sous le thème : «La presse mauritanienne : acquis et défis sur la voie d'une liberté durable », afin de jeter la lumière sur l’importance de la liberté de la presse en tant que pilier fondamental de la démocratie et du développement durable ; et de souligner la nécessité de susciter un environnement de travail sécurisé et incitatif pour les femmes journalistes, en mettant l’accent sur les défis spécifiques auxquels elles sont confrontées dans le monde des media.
Ceci intervient à un moment où notre pays maintient son leadership arabe en matière de liberté de la presse, après avoir été classé en 2024 par RSF au premier rang dans le monde arabe en ce domaine. En guise de remerciement pour le décret relatif à la carte de presse, notre réseau a publié un communiqué saluant cette décision, puisque la carte constituait une doléance importante de notre corporation professionnelle visant à assainir et réformer l’espace médiatique.
- Vous êtes présidente du RFJM depuis quelques années et vous travaillez sur le terrain. Que pensez-vous de la place des femmes dans le secteur de la presse publique et privée en Mauritanie ?
- Les femmes journalistes jouent un rôle important qui ne peut être ignoré, tant elles sont présentes et actives et ont réalisé beaucoup de travail au profit de la profession. Elles opèrent également au niveau de la production médiatique mais sont peu nombreuses dans les centres de décision et absentes des grandes missions médiatiques et des activités réalisées dans le domaine des associations et des institutions journalistiques ainsi que des grandes missions médiatiques. Par exemple, nous avons contribué, au sein du Réseau, à la formation et à l’encadrement des journalistes en général et notre Bureau Exécutif jouit d’une large expérience dans le domaine de la formation, voire dans celle des formateurs au journalisme.
Pourtant, nous n'avons pas été accrédités par les autorités compétentes en cette qualité, bien que nous ayons organisé des dizaines de cours au profit d’un grand nombre de journalistes, y compris des étudiants du 3ème Département des media à l'Université d’Aïoun où nous avons organisé des cours de formation spécialisée, notamment sur le journalisme d'investigation, l'environnement, les élections ou l'immigration, sous la supervision du RFJM et avec parfois la participation de formateurs de la presse nationale et internationale. Nous avons aussi mobilisé et sensibilisé la Société mauritanienne sur de nombreuses questions et changé les mentalités négatives.
La femme journaliste a toujours besoin de soutien et c’est pour cette raison que nous appelons la tutelle à les impliquer dans les centres de décision, à davantage d’équité et d’autonomisation, dans une période où nous ne nions pas les améliorations enregistrées au cours de ces dernières années, notamment dans le secteur public. La situation au niveau du secteur privé est par contre plus difficile car la presse souffre d’un manque de contrats de travail, de bas salaires et d’un manque de continuité. De plus, la femme journaliste est absente des postes de direction dans les institutions médiatiques privées.
- Le 1er Mai marque la Fête internationale des travailleurs. Quels sont les problèmes auxquelles les femmes journalistes sont confrontées et les doléances qu’elles ont remises à cette occasion au ministre de la Fonction publique et de la modernisation de l’État ?
- Nous saisissons au sein du réseau chaque occasion pour mettre en lumière les problèmes rencontrés par les femmes journalistes et pour transmettre ce message aux autorités compétentes. Nous espérons que les conditions de travail des femmes journalistes dans les institutions médiatiques seront améliorées et qu’un travail d’élaboration d’une charte éthique qui protège les droits des femmes journalistes soit entrepris ainsi qu’un soutien des entreprises médiatiques nationales féminines et l’établissement de contrats de travail qui protègent leurs droits.
Nous demandons également l’implication du RFJM dans l’élaboration des stratégies et politiques médiatiques nationales et dans la commission d’attribution des cartes de presse, compte-tenu de sa vaste expérience de près de deux décennies et de ses aptitudes professionnelles. L’implication des femmes journalistes mauritaniennes dans les médias reste, en effet et en dépit du rôle important qu’elles jouent, insuffisant, puisqu’elles continuent de faire face à des défis importants qui nécessitent des efforts continus sur tous les plans.
- Depuis quelques années, les journalistes mauritaniens attentent des évolutions, notamment la carte de presse, la construction de la Maison de la presse, l’augmentation de l’aide à la profession, etc. Où en sont ces chantiers ?
- Malgré les défis persistants depuis des années, les journalistes mauritaniens sont témoins d’une amélioration significative grâce aux efforts du gouvernement et des organisations journalistiques. Les projets que j’ai mentionnés tantôt sont importants et certains d'entre eux ont été concrétisés, comme l'augmentation de 100% de l’aide publique à la presse, à travers le doublement des allocations du Fonds de l’aide publique à la presse, le décret concernant la carte de presse et la promulgation de lois réglementaires. Nous en attendons encore d'autres, bien que certains de ces projets aient franchi des pas dans le sens de leur exécution mais aussi de la cessation d’autres, comme la Maison de presse qui avait bénéficié, pour son acquisition, du don d’un terrain et d’un montant de 130 millions MRO, par le président de la République.
Nous avons cherché, au sein du Comité de la Maison de Presse, le lieu adéquat pour ce projet et après l'avoir trouvé, atteint un stade avancé dans les procédures et l’engagement des partenaires à y contribuer. Mais la nomination d’un nouveau ministre à la tête du Département concerné a conduit à l’arrêt du processus. C’est dire combien il reste encore de défis à relever qui nécessitent des efforts supplémentaires pour assurer la mise en œuvre efficace et durable de tous ces projets.
- La presse mauritanienne est décriée pour son laxisme et son manque de professionnalisme. Certains n’hésitent pas à traiter les journalistes de «peshmergas ». Quelle réaction suscitent ces clichés chez la journaliste que vous êtes ? Que doivent faire les pouvoirs publics et les organisations de journalistes pour remédier à cette situation quelque peu déplorable ?
- Je n'aime pas ces descriptions et étiquettes. Nous pouvons critiquer le manque de professionnalisme journalistique à notre manière et chercher à réformer ce secteur pour gagner la confiance du public. Car il existe, c’est vrai, une véritable crise de confiance entre le public et les media. C’est le malheureux résultat de facteurs cumulés, dont le déficit de formation, le manque d’engagement envers l’éthique professionnelle et la transformation de certaines institutions médiatiques en outils de propagande ou de chantage. Corriger cette image négative passe, je le crois, par l’auto-évaluation et la réforme. Les clichés indignes sur la presse ne peuvent pas être rectifiés par le déni ou la colère mais plutôt en travaillant dur pour élever les normes professionnelles, renforcer son indépendance et institutionnaliser une formation journalistique authentique et durable.
Le journalisme dans notre pays ne peut pas être taxé de négatif. Des efforts honorables sont déployés dans des circonstances difficiles et des journalistes de renom tentent d’établir de véritables traditions professionnelles, malgré des ressources limitées et les pressions de la réalité. Quant à votre question sur ce que les pouvoirs publics et les organisations de journalistes devraient faire pour faire face à cette situation plutôt désastreuse, je pense qu’il y a une responsabilité à partager entre les pouvoirs publics et les organisations journalistiques. Ce traitement doit être systématique et sérieux et non pas une simple réaction à la critique.
Les pouvoirs publics doivent garantir la liberté et l’indépendance de la presse, assurer son droit d’accès à l’information et appliquer la loi sur les cartes de manière équitable, sans sélectivité ni discrimination, ainsi que les autres lois sur la presse. Ils doivent également soutenir, financièrement et techniquement, de manière transparente et selon des normes professionnelles, les institutions de presse sérieuses et la formation, en allouant des budgets clairs à celle-ci, en coopération avec les organisations de presse actives. Lutter contre le journalisme « jaune » et la diffamation, et appliquer des sanctions légales pour les pratiques non professionnelles : chantage médiatique, propagation de rumeurs, etc. ; font par ailleurs partie de cette cure capable d’assainir le secteur.
Les organisations journalistiques doivent, quant à elles, établir une éthique professionnelle, organiser des ateliers et des séminaires sur celle-ci, sur l’indépendance et la crédibilité, en émettant des codes de conduite professionnelle et en œuvrant à leur respect au sein des institutions médiatiques. Il faut également réviser la situation des journalistes et leurs conditions de travail ; défendre leurs droits sociaux et matériels, y compris les salaires et l’assurance-maladie ; dénoncer en interne le phénomène des « journalistes mercenaires » ; ne pas couvrir celui qui déforme l’image de la profession ; mettre en place des organes d’auto-arbitrage, en plus d’un conseil ou un organe indépendant pour l’éthique journalistique afin de régler les différends et de résoudre les plaintes…
Ceci est de nature à renforcer la confiance entre la presse et le public. Il faut aussi coopérer avec la Société civile, les organisations de défense des droits de l’Homme, les centres de recherche et les media, afin de perpétuer une culture médiatique responsable. La réforme exige donc une volonté politique sincère, d’une part, et, d’autre part, un véritable professionnalisme. La presse ne peut pas remplir son rôle de surveillance et de guide si elle n’est pas elle-même digne de confiance.
- Le président de la République avait mis en place une commission nationale chargée de dresser l’état des lieux de la presse en Mauritanie. Celle-là a remis son rapport depuis plus d’une année au Raïs. Une suite y a-t-elle été donnée ?
- Nous continuons à exiger l’exécution du contenu de ce rapport. Certains des points que nous avons précédemment évoqués dans la présente interview ont déjà été mis en œuvre, c’est prometteur. L’une des réalisations les plus importantes aura été la décision relative à la carte de presse professionnelle et nous exigeons que ses procédures soient accélérées, notamment la fondation dans les meilleurs délais d’une commission spéciale pour la carte de presse, avec une représentation du RFJM en son sein. L’accélération de ces réformes contribuera à élever notre pays au rang des nations avancées en matière de liberté de la presse. Cela aura également un impact positif sur les réformes juridiques et institutionnelles qui ont commencé avec la formation du Comité national pour la réforme du secteur des media.
Malgré l’atteinte de certains de ces objectifs, certaines recommandations sont encore à l’étude ou en cours de mise en œuvre, ce qui nécessite un suivi continu pour garantir leur pleine exécution sur le terrain réel. Nous prions Allah de couronner de succès tous les efforts déployés pour réformer le secteur et pour que les media de notre pays soient tous professionnels et crédibles, contribuant à dénoncer la corruption, à faire respecter la justice et à développer le pays. Et en disant ceci, je demande pardon à Allah pour moi et pour vous.
Propos recueillis par Dalay Lam