
"En 1968, j’avais 19 ans et j’étais inscrit en faculté des Sciences de l’université de Dakar-Fann pour un Certificat Préparatoire aux Études Médicales (CPEM). Fils de fonctionnaire, j’ai grandi en enfant-chéri. Mon père veillait à combler tous mes désirs. Peut-être se disait-il qu’en ayant perdu ma mère à l’âge de 3 ans, j’avais besoin d’affection et de soutien constants. Peu soucieux du monde qui m’entoure, je “vivais ma vie” en parfaite harmonie avec les jeunes d’El Guebla qui occupaient Dakar et sa banlieue, notamment la Médina (El Betwar), 1er Pikine, Grand Dakar, Sicap, etc. Parmi ces jeunes, il y avait de grands auteurs, poètes, écrivains, hommes de lettres, notamment les Oulad Moulaye Ely. Pas une semaine ne passait sans que nous n’ayons droit à un concert de Na3ma Mint Choueikh, Mahjouba Mint Elmeydah, Mint Ahmed Bezeid, parfois même Mounina Mint Aleya et Sidi Oule Dendenni chez le grand Ould Bilel. En un mot, la vie était belle.
De temps en temps, je venais à la cité universitaire; rarement à la fac. Je n’étais ni carriériste, ni frondeur, mais gâté. À la cité, je partageais la même chambre (276 du pavillon A) avec El Akh Soumeida. Malgré cette sublime proximité, je n’avais aucun intérêt pour les questions politiques et syndicales.
Une chambre transformée en ruche
C’est en Mai 1968 que les choses ont commencé à changer lorsque la chambre s’était brutalement transformée en véritable ruche. À longue de journée, Soumeida tenait des réunions avec des étudiants et des hommes politiques de divers horizons : mauritaniens, sénégalais, guinéens, maliens, etc. J’en ouvrai des yeux ronds, n’étant pas habitué à ce genre de rencontres, mais je restais poli et discipliné par respect pour Soumeida. Parmi tous ceux qui venaient à la 276, le nom de Ba Boubacar Moussa est ancré dans mon esprit avec une vivacité impérissable. À l’époque, l’UGESM n’était pas encore née et le mouvement étudiant était encore divisé sur une base ethnique. Il y avait d’un côté l’UNEMAU (organisation regroupant les étudiants arabes) et de l’autre l’AESM regroupant les étudiants négro-africains). J’étais alors étonné et impressionné, par ce jeune Boghéen qui transcendait cette situation et venait combattre avec Soumeida et ses proches compagnons de route : Yahya Hacen et Taleb Mohamed. Ensemble je les voyais rédiger des tracts, faire des affiches, animer des réunions, descendre sur la place du 28 Février située entre le pavillon A et le terrain de tennis. Parfois, El Akh recevait la visite du président de l’UED, le très vaillant et illustre guinéen Samba Baldé. D’ailleurs, le mérite de Ba Boubacar Moussa ne tarda pas à être récompensé. Il fut coopté comme membre permanent du comité directeur de l’UED en qualité de représentant des étudiants de Mauritanie. Lui seul faisait l’unanimité. Il était non seulement membre de l’AESM dirigée par Diagana M’Bou, mais il était aussi et surtout porté par l’UNEMAU de Soumeida, Taleb Mohamed et Yahya Hacen. Déjà à cet âge, il était rigoureux, mais créatif, patient, conciliant, efficace, soigné et méthodique.
Si j’ai bonne mémoire, c’est lui qui avait lancé du haut de la tribune du 28 février la demande de report des examens de fin d’année, demande immédiatement rejetée par le rectorat. Pas question pour l’administration de reporter les examens, ni même de négocier. Face à cela, l’UED, sous l’impulsion de Ba Boubacar Moussa de Mauritanie et Marie Pierre Angélique du Sénégal appelle au boycott actif et à l’occupation des “Amphi” en cas de nécessité.
Courses-poursuites avec la police
Autour du 25 juin, les étudiants descendent en masse vers les facultés. Objectif : prendre d’assaut les auditoriums et empêcher coûte que coûte la tenue des examens. J’étais présent devant un amphithéâtre de la fac des Sciences lorsque les affrontements avec les forces de l’ordre ont commencé suivis de courses-poursuites sur toute l’étendue du campus. Je note, en passant, que Taleb Mohamed était le premier étudiant à s’attaquer directement et ouvertement au cordon de police. La tension n’a cessé de monter d’un cran et la confrontation s’est corsée en milieu de journée lorsque nous nous sommes mis à dépaver les rues de Dakar et à balancer des projectiles sur les flics, qui nous aspergeaient de gaz lacrymogène. Le trio: Taleb, Hacen et Bocar dirigeait de fait la manifestation au cri de : “Senghor khadjou, Pompidou!”
Après trois jours de heurts, l’université est fermée. Nous sommes parqués au lycée Delafosse avant d’être rapatriés. À vrai dire, j’étais ébahi par cette "révolte" que je voyais pour la première fois depuis les événements de février 66 au lycée de Nouakchott. Mais au fond de moi j’avais des pincements au cœur et sentais une sorte de déception, de tristesse, de regret à l’idée que j’allais redoubler.
Mais la fermeté de l’UED a eu raison de l’entêtement des autorités. Une session spéciale des examens est ouverte en Décembre. Ma “promo” en CPEM est non seulement la dernière en date dans l’histoire des études de médecine (l’année ayant été supprimée depuis), mais elle est en même temps la seule à avoir obtenu son diplôme en décembre. Exceptionnellement !
Mohamed Vall Ould Bellal