La première moralité de cette brève analyse, non exhaustive, de la genèse de l'exclusion et de la marginalisation des victimes de l’esclavage est de souligner combien leur émancipation politique est une condition sine qua non de leur intégration effective. La deuxième moralité est qu’au vu de l'enracinement de la marginalité politique structurelle de ces victimes, leur libération nécessite une véritable école diplomatique, une pédagogie particulière et une conscientisation rationnelle. En effet, au cours de leur courte expérience tactique, la démarcation de leur combat a montré la limite de leur vécu en matière d'organisation, initiative et rationalité. L'isolement, la multiplicité des crises et des rivalités fratricides, le culte du leadership au détriment des principes et des objectifs, l'absence de débats démocratiques dans les organes souvent inactifs de décisions, l'inexpérience dans la gestion des crises internes ou externes et la fragilité face aux opérations de sape du pouvoir constituent des handicaps qu'ils doivent apprendre à surmonter. Parmi tant d'autres…
La troisième moralité est que l'État étant devenu la source quasiment principale de tout épanouissement politique, leur émancipation ne sera effective que lorsqu'elle leur permettra de peser sur l'échiquier, de s'imposer dans les centres de décisions et d'exercer une influence décisive sur le pouvoir. La quatrième moralité est que cette émancipation politique ne peut se concrétiser que dans un État de droit, réellement démocratique. Et puisque tel ne sera pas le cas avant la fin du second mandat de Ghazouani, leur lutte doit s'inscrire dans l'opposition au système chauvin et antidémocratique qui les cantonne dans l'exclusion, la marginalisation et la paupérisation. Cinquième moralité enfin : l'émancipation politique des victimes de l'esclavage est déterminante dans l'avènement de l'alternance démocratique. Elles doivent donc entendre et assumer que leur engagement est la clé du changement. Cela implique de mettre tout leur poids démographique au service de la dynamique de ladite alternance.
Éviter le piège de l'isolement politique
Il est évident que la lutte des victimes de l’esclavage ne peut aboutir à un changement démocratique salutaire que si elle s'inscrit au sein d'une coordination nationale des forces du changement, constituée autour d'une approche globale, prenant en compte la priorité et la prépondérance stratégique de la problématique de l’esclavage. Il faut, en cet objectif, faire en sorte que la démarcation politique des victimes dictée par la banalisation de leur cause dans la conscience collective ne se situe pas en porte-à-faux de sa vocation de levier et centre de convergence des forces de progrès et de changement.
S'il est légitime, pertinent, raisonnable et de bonne guerre que les victimes de l’esclavage s'unissent, dans leur combat pour l'émancipation politique, autour de leur cause spécifique et utilisent leur poids démographique en atout stratégique de premier plan, ils ne doivent cependant pas tomber dans le piège de la crispation communautaire qui les condamnerait à un isolement périlleux pour leur cause, pour le changement et pour la Mauritanie. D'ailleurs, l'option de constituer une nouvelle composante nationale est en contradiction logique, parce qu'elle accentue davantage les particularismes et les replis identitaires, avec la volonté d'instaurer un État et une société favorables à leur intégration ; en l'occurrence, un État de droit républicain et une société nouvelle ayant foi à l'unité nationale, à la communauté de destin, aux valeurs de la citoyenneté et de la démocratie.
Une telle tentation n’est qu’une réplique contre-productive au chauvinisme d'État. Elle lui sert déjà de prétexte pour diaboliser le combat légitime des victimes de l'esclavage, en les divisant cyniquement en patriotes, s'ils sont loyalistes ou conformistes, ou en séparatistes haineux, s'ils sont opposants ; tout en faisant, de tous, le champ d'application de sa politique de la carotte et du bâton. Notre courte histoire politique nous apprend en outre que le tribalisme, le clanisme, l'ethnicisme et le communautarisme, etc., ont toujours eu des corollaires : représentativité, quotas, rivalité et égoïsme politiques. Expressions d’ambitions subjectives, ces adjuvants sont des facteurs de division et de désunion, concourant le plus souvent à discréditer la pertinence du particularisme qu'ils sont sensés défendre. Paradoxalement, c'est habituellement le système politique – en l'occurrence, celui qui régente actuellement le pays – qui met à profit ces facteurs pour mystifier, diviser et régner.
La déconfiture de la mouvance El Hor, la grande saignée des cadres de l'IRA et son isolement sur la scène politique nationale, la multiplication des organisations des droits de l'Homme et des partis, les rivalités sordides entre les chefs de toutes ces institutions : autant d’exemples significatifs des conséquences des luttes fratricides pour le leadership de la cause des victimes de l’esclavage. Cette situation de déchirement et d'émiettement de l'avant-garde de celles-ci a discrédité et dénaturé leur combat légitime qui se trouve aujourd'hui dans une impasse, une démobilisation des masses populaires désespérées et une capitulation de leur élite face à un système qui a su mettre à profit l'opportunisme des uns et l'ambition démesurée des autres pour coopter ou instrumentaliser les leaders ou activistes émergeants. Quelle tristesse : ceux-ci se sont le plus souvent mués en renégats ou mercenaires politiques sans scrupules, au grand dam du communautarisme qu'ils affichaient !
Réussir l'union des forces de changement
L'histoire retiendra qu’une certaine génération de leaders, pionniers du combat pour la libération et l'émancipation des victimes de l’esclavage, a pour une raison ou une autre, failli à un certain moment ou atteint la limite de sa contribution au combat historique qu'elle avait initié. Mais, malgré les déceptions, le désespoir, la léthargie et l'impasse qui temporisent aujourd'hui le militantisme des victimes de l'esclavage, il n'en demeure pas moins indéniable que ces précurseurs l'ont engagée, cette lutte, à un moment opportun mais difficile et plein de risques, dans un contexte défavorable. Seuls, contre vents et marées, sans alignement idéologique et sans soutien national ou international, ils l'ont menée pacifiquement, avec courage et détermination, jusqu'à l'abolition de l'esclavage et la prise en compte officielle de la problématique de celui-ci.
C'est l'occasion de le reconnaître et de leur rendre hommage, en signalant le devoir de la génération actuelle de prendre la relève et de réussir, pourquoi pas, l'intégration effective des victimes de l’esclavage. C'est pourquoi la léthargie et l'impasse actuelles que connaît leur lutte, à l'instar de celles des autres forces de l'opposition, ne doivent pas être ressenties comme une soumission à un certain conformisme ou la fin de la démarcation politique de ces victimes visant à manifester leur volonté de s'émanciper, de s'assumer, de prendre leur destin en main et de mettre en évidence la singularité et la gravité de la problématique dont ils subissent les méfaits.
Il faut s’en convaincre : le processus de libération et d’émancipation des victimes de l'esclavage est continu et irréversible. Leur démarcation politique demeure légitime, pertinente, logique et raisonnable, voire nécessaire, au regard de la banalisation et de la négligence, par l'État et les forces rétrogrades, des conditions déplorables et révoltantes qu'elles vivent depuis l'indépendance et exacerbées à leur paroxysme par la fracture sociale actuelle on ne peut plus stigmatisante et frustrante. Seulement, toute relève doit tirer les leçons de la désunion actuelle, s’accomplir autour des idéaux de ces victimes et se positionner dans l'opposition, en s'inscrivant dans un projet politique national, soutenu par un large rassemblement des forces du changement.
Encore faut-il que les forces dites de progrès accordent à la problématique de l'esclavage l'importance qui peut faire, des victimes de l’esclavage, une force vive déterminante pour le changement. Elles doivent oser une alliance stratégique et rompre avec la tentation de la manipulation politique, sans sentiment de défiance ou de dédain ni rivalités stériles. En tout cas, l'impasse politique actuelle, caractérisée par la déconfiture de l'opposition face à un système portant au paroxysme le chauvinisme, le népotisme, l'exclusion, la marginalisation, la gabegie et l'oligarchie, nous oblige à tirer, tous, les leçons des échecs de la lutte en ordre dispersé et de la négligence de la problématique de l’esclavage.
Après soixante-quatre ans d'indépendance, il demeure pertinent de poser la question suivante : les victimes de celui-ci ont-elles autre choix, aujourd'hui, que de se démarquer politiquement, c'est à dire de s'unir autour de leur cause, pour trouver la force de sortir de leur infortune ? Ce n'est en tout cas pas avec le système politique actuel qu'elles peuvent espérer trouver salut. Ce pouvoir est l'aboutissement d'une série de régimes qui ont tous eu une attitude négative vis-à-vis de la question de l'esclavage : de l'occultation pure et simple, en passant par le déni, le camouflage, la connivence et la complicité, pour arriver aujourd’hui aux opérations de sape systématique afin d’étouffer l'émancipation politique des victimes, au-delà de leur exclusion, marginalisation et paupérisation. (À suivre).
Mohamed Daoud Imigine