Le Calame : Après la proclamation des résultats provisoires par la CENI, le Conseil Constitutionnel a déclaré le candidat Ghazouani vainqueur de la présidentielle du 29 Juin. Qu’en pensez-vous ? Pourquoi, à votre avis, aucun concurrent du président-candidat n’a voulu déposer un recours auprès du CC ?
Bâ Mamadou Bocar : L’AJD-MR a toujours été très lucide sur la question des élections en Mauritanie. Le processus électoral était déjà intrinsèquement atteint, dès l’instant où des milliers de mauritaniens, généralement négro-africains, n’ont pas pu être enrôlés et donc inscrits sur les listes électorales. Nous sommes sans doute le seul pays au monde où il est possible que des citoyens ne puissent accéder à leurs papiers d’état-civil parce qu’on les présume étrangers. Nous avons donc des mauritaniens apatrides sur notre territoire. Et tous ces gens sont exclus du processus électoral.
Par ailleurs la CENI est entièrement aux ordres du pouvoir, alors que nous en attendons une certaine forme d’impartialité. La répartition des centres de vote est elle-même sélective et orientée dans le sens des intérêts du pouvoir. Comment expliquer, par exemple, qu’il y ait des bureaux de vote à Bissau et pas à Dakar où vivent beaucoup plus de mauritaniens ? Comment justifier que tous nos compatriotes installés en Europe soient obligés de se déplacer à Paris pour voter ? Il est évident que tous ces gens sont discriminés, simplement parce que le pouvoir est animé par une présomption qui leur est défavorable.
La liste des éléments bloquants que je cite est loin d’être exhaustive. Alors, comment, dans ces conditions, une élection pourrait-elle être transparente ? Malgré tout, notre position à l’AJD-MR a toujours été la participation, parce que nous souhaitons rester dans le jeu politique et nous saisir de la tribune que constitue une campagne électorale pour marteler notre message du vivre-ensemble en Mauritanie. Cela dit, bien au fait de toutes les difficultés posées à dessein par le pouvoir en amont et pendant le processus électoral, nous rejetons par principe le résultat des élections.
Quant à la deuxième partie de votre question sur la raison pour laquelle aucun concurrent n’a déposé de recours auprès du Conseil Constitutionnel, je ne peux répondre qu’au nom de notre coalition. Il vous faudra donc poser aussi la question aux autres. En ce qui nous concerne, nous avons connu une campagne extrêmement difficile en raison de problèmes financiers. Nous avons d’ailleurs dû renoncer à couvrir certaines parties du pays pour diminuer les frais. Les personnes qui représentent les candidats dans les bureaux de vote demandent généralement à être rémunérées et vous comprendrez aisément que nous n’avions pas les moyens de couvrir tous ces bureaux. Par conséquent, nous n’avons recueilli que trop peu de PV pour prétendre asseoir une contestation en bonne et due forme. Voilà la raison essentielle pour laquelle nous n’avons pas introduit de recours. Quand bien même nous avons la certitude que l’élection est loin d’avoir été transparente, nous n’avons pas les moyens de la fonder juridiquement.
- Vous venez donc de prendre part à une élection présidentielle en Mauritanie. Quels enseignements avez-vous tirés de cette expérience ?
- Il y a plusieurs enseignements à tirer de cette élection ; notamment pour l’opposition. La première est qu’une élection présidentielle se prépare sur une longue échéance. En amont de l’élection, il y a d’autres enjeux à affronter. D’abord celui des règles du jeu. Il appartient à l’opposition de s’unir autour d’une stratégie pour obliger le pouvoir à les clarifier. Cela suppose de réaliser un audit de la liste électorale, revoir la composition de la CENI et réorganiser la cartographie électorale de manière à ce que les mauritaniens de l’étranger puissent disposer d’un centre de vote partout où ils sont au moins cent.
Une fois ces problèmes réglés, il restera à définir l’enjeu stratégique de l’alternance politique. Celle-ci va forcément reposer la question des lignes politiques et donc celle de savoir qui peut aller avec qui. Les oppositions aujourd’hui ne sont pas claires sur ce à quoi elles s’opposent. Certaines formations ne s’opposent qu’au régime de Ghazouani et ne recherchent qu’une alternance « mécanique » ; d’autres, comme la nôtre, s’opposent au système et souhaitent changer le pays en profondeur. Tout comme la nature des stratégies à développer (candidature unique ou candidatures stratégiques), les futures alliances électorales seront, de notre point de vue, fonction de cette ligne de fracture. C’est pour cette raison que nous avons toujours appelé au dialogue de l’opposition avant tout dialogue avec le pouvoir.
- La proclamation des résultats de la présidentielle a été hélas marquée par des incidents et la mort de trois jeunes à Kaédi. Selon vous, qu’est-ce qui justifie cette violence ?
- Rien ne peut justifier cette répression féroce et barbare. Précisons qu’il est question de cinq morts à Kaédi. Des jeunes tués à la fleur de l’âge. Nous avons d’ailleurs été à la rencontre des parents des victimes à qui je renouvelle ici ma compassion et mes condoléances. Ma deuxième observation est liée à l’identité des victimes. Quoiqu’on dise, il s’agit encore une fois de jeunes négro-africains. Toujours les mêmes depuis Lamine Mangane… Mais dans un pays où une loi – l’amnistie de 1993 – protège des auteurs de crimes, dans un pays où des criminels circulent librement et sont même, pour nombre d’entre eux, promus à des postes de responsabilité, comme si on voulait les récompenser de leur forfait, on imagine aisément que de telles atrocités soient possibles.
- Dans une déclaration émise au lendemain de la proclamation des résultats provisoires, le président de la République a affirmé qu’il sera le président de tous les Mauritaniens. Quel sont, à votre avis, le sens et la portée de ce message ?
- Vous savez, je n’ai pas envie de me faire le commentateur des slogans et des platitudes d’un homme qui a été hué partout où il est passé pendant la campagne et qui prétend avoir été élu dès le premier tour.
- Toujours dans cette déclaration, il s’est dit toujours ouvert au dialogue. Au cas où cette intention se confirme, l’AJD/MR pourrait-elle prendre part à un tel conclave ? À quelles conditions ?
- Être prêt au dialogue doit être un principe pour tout parti politique. Reste la question des conditions ; nous avons toujours posé celles d’être partie prenante dans la définition de l’ordre du jour et d’obtenir un engagement clair et public du pouvoir à respecter les points d’accord. Pour faire la démonstration de sa bonne foi, le pouvoir doit donner des garanties préalables au dialogue.
- Les candidats de l’opposition étaient convaincus qu’ils allaient contraindre le président candidat à un second tour. Pis, certains ont obtenu des résultats très décevants. Ne paient-ils leur division ? Pensez-vous que l’opposition pourrait se reprendre et réussir à parler d’une seule voix ?
- Comme j’ai dit tantôt, nous étions, à l’AJD-MR, particulièrement lucides sur l’issue du vote. Maintenant, parler d’une même voix, oui bien sûr, mais laquelle ? Celle qui dit non au système raciste et ségrégationniste ou celle qui dit juste non au pouvoir de Ghazouani ? En ce qui nous concerne, la position est très claire…
- Certains observateurs n’écartent pas la dissolution de l’Assemblée nationale après la réélection du président de la République. Une telle décision ne contribuerait-elle pas à décrisper la crise post-électorale ?
- Je ne veux pas faire de la politique-fiction sur les intentions de monsieur Ghazouani mais je ne pense pas qu’il ait un quelconque intérêt à remettre en jeu une assemblée qui lui est très majoritairement acquise. Cela dit, je ne suis pas dans sa tête. En tout cas, la réponse à la crispation politique est ailleurs qu’en l’organisation mécanique d’élections qui risquent de produire le même résultat. Voyez les esquisses de solutions que j’ai plus haut avancées...
Propos recueillis par Dalay Lam