« Atteinte à la démocratie », « gangrène », l’ancien président sénégalais Abdou Diouf n’a pas été tendre avec les coups d’Etat. Dans ses « Mémoires », publiées en octobre dernier, celui qui a cédé le pouvoir au terme d’une alternance pacifique, ne tarit pas d’éloges sur l’armée de son pays. Lisez plutôt : « Je rends grâce à Dieu et je me réjouis de ce que notre cher Sénégal ait, jusqu’ici, échappé aux tentatives de coups d’Etat qui furent légion en Afrique au lendemain des indépendances. Je souhaite vivement qu’il en soit ainsi pour toujours. Si nous n’avons pas connu cette atteinte à la démocratie, c’est, en grande partie, parce que, terre de vieille culture et de tradition démocratique bien ancrée, le Sénégal a eu également la chance d’avoir une armée républicaine faisant corps avec la nation. Nombre de ceux qui composent notre armée, officiers comme sous-officiers, après de solides études dans le cursus scolaire, ont embrassé ce métier avec amour et dévouement. Formés dans les grandes écoles militaires, ils sont donc, pour la plupart, des hommes de culture, avec une profonde connaissance de l’Histoire et des grandes idées qui en ont été les moteurs. […] C’est notamment pour toutes ces raisons, me semble-t-il, que nous avons été épargnés par cette gangrène qui, au moment des indépendances et plus d’un demi-siècle après, a dangereusement contribué aux contorsions d’une Afrique sortie de la nuit de ses multiples traumatismes qui ont pour noms : traite négrière, colonisation, apartheid, etc. » (Abdou Diouf, Mémoires, éditions du Seuil, octobre 2014, pp 268-269).
Que dire alors de notre pauvre pays qui a connu, en trente-six ans, une dizaine de coups d’Etat, entre ceux qui ont réussi, ceux qui n’ont pas dépassé le stade de conspiration étouffée dans l’œuf et ceux qui vécurent un début d’exécution, avant d’avorter ? Serions-nous gangrénés au point qu’il nous soit impossible de goûter aux plaisirs d’une démocratie réelle, loin de l’ombre tutélaire des militaires ? Notre armée ne serait-elle donc pas « républicaine, faisant corps avec la nation » ? Combien de ceux qui la composent, officiers comme sous-officiers, ont-ils suivi « de solides études dans le cursus scolaire et embrassé ce métier avec amour et dévouement » ? Fait « de grandes écoles militaires », avant de devenir des « hommes de culture » ?
Si le nombre de coups d’Etat était inversement proportionnel à la qualité de la formation des militaires, à leur niveau d’études, à leur amour et dévouement pour le métier, notre situation pourrait aisément s’expliquer. Si l’on exclut un ou deux pays d’Amérique latine, nous décrocherons, à coup sûr, la médaille d’or, ou, du moins, celle de bronze, du plus grand nombre de coups d’Etat. Ce n’est pas pour rien que nous avons le plus d’anciens chefs d’Etat encore en vie (cinq)… Faut-il en déduire que ce pays est maudit ? Que son armée, au lieu d'être la garante de sa stabilité, l'a été de son instabilité ? Qu'elle s'est à ce point incrustée au pouvoir qu'il ne serait plus possible de l'en déloger, sauf au prix fort? Mais est-elle seule en cause ? La classe politique n’a-t-elle pas été déficiente, de bout en bout ? L'opposition, systématiquement absente au moment où il ne le fallait pas ? Aveugle, dans un pays d’aveugles empressés d’applaudir le borgne étoilé du moment…
Ahmed Ould Cheikh