Le 29 juin prochain, Mohamed Ould Cheikh Ghazouani sera confortablement réélu au premier tour de la présidentielle, reconduit pour un second mandat, dans une élection sans enjeu et sans suspens. Le sort de cette élection semble, en effet, scellé, tant les logiques de mobilisation tribale et clientélaire, avec l’interférence des notables et l’utilisation du poids de l’administration et des moyens de l’Etat, risquent de peser sur le processus, faisant avorter tout espoir de changement.
Le paradoxe de cette présidentielle est que la réélection acquise du président sortant intervient dans un contexte tout sauf favorable au pouvoir : d’un côté, le gouvernement atteint des cimes d’impopularité, faute de réalisations tangibles et de réponses concrètes aux attentes pressantes des citoyens, et faute aussi de ne pas avoir réussi à engager une politique volontariste de rupture avec l’impunité et les pratiques corruptives qui se sont largement développées ces dernières années, et, de l’autre, un niveau de mécontentement, voire de colère populaire, jamais atteint, et qui, dans un contexte d’individuation et de liberté de vote, se serait concrétisé par un vote sanction.
Une élection cadenassée
Le verrouillage de l’élection présidentielle s’explique par plusieurs facteurs, à commencer par l’absence de consensus sur les règles du jeu et de dialogue entre le pouvoir et l’opposition. En effet, les acteurs politiques n’ont jamais réussi à se mettre d’accord sur des règles du jeu justes, impartiales et équitables, permettant d’encadrer la dévolution et l’exercice du pouvoir dans le pays. Plus encore, les régimes successifs n’ont jamais cherché à promouvoir un consensus national sur des fondements solides, sur la base d’une large consultation entre les acteurs et parties prenantes, pour ouvrir la voie aux réformes exigées par l’opposition depuis trois décennies et susceptibles de favoriser l’alternance politique.
L’organisation récurrente de journées de "concertation", entre le pouvoir et l’opposition, n’a jamais permis d’aborder et de trancher les questions centrales, tels que le découpage électoral ou le financement des campagnes électorales, ou encore la reconnaissance des nouveaux partis politiques. Tout au plus, ces sessions de "dialogue" ont permis d’améliorer sensiblement le cadre électoral, avec une recomposition de la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI) et l’intégration d’une dose de proportionnelle.
Par ailleurs, le contrôle par le pouvoir de l’état-civil et du recensement pré-électoral, a conduit à arrêter un corps électoral de 1,8 million d’électeurs, chiffre relativement bas, dans un pays de 5 millions d’habitants, avec plus de 60% de jeunes et où l’âge moyen est estimé à 20 ans. Ce subterfuge permet au pouvoir de maitriser l’inscription sur les listes électorales, notamment dans les grandes villes, où le niveau de l’éveil politique est assez élevé, jouant généralement en faveur de l’opposition. Au contraire, dans le milieu rural, l’inscription sur le fichier électoral bat des records.
En outre, la CENI, supposée servir d’espace d’interaction et de construction du consensus entre le pouvoir et l’opposition, n’arrive pas à susciter la confiance et l’adhésion des parties prenantes au processus électoral. En effet, sa composition ne reflète plus le paysage politique de manière équilibrée, dans la mesure où les nouvelles forces politiques apparues à la faveur des dernières élections générales (mai 2023) n’y sont pas représentées, ce qui a des conséquences négatives sur la représentation de la Commission électorale elle-même.
Dans l’ensemble, les désaccords sur la CENI portent sur sa composition, son mode de fonctionnement, sa gestion des bureaux de vote, le mécanisme de centralisation du vote et du dépouillement des bulletins, ainsi que la préparation unilatérale, avec le gouvernement, du processus d’enregistrement et de mise en place du fichier électoral biométrique.
Sans oublier l’ingérence du ministère de l’Intérieur dans le déroulement des élections, à travers le poids de l’administration locale, particulièrement les gouverneurs et les préfets, ce qui explique la faible indépendance de la CENI par rapport au gouvernement et son manque d’autorité dans l’organisation du processus électoral, y compris par rapport à l’influence des notables et des grands électeurs.
Enfin, le manque de confiance des acteurs dans le processus électoral est aggravé par l’absence de l’application stricte et rigoureuse de la loi sur le financement des partis politiques et le financement des campagnes électorales, de manière à verrouiller les opportunités de corruption électorale. Dans ces conditions d’absence de transparence sur les sources de financement de tous les acteurs politiques, le parti au pouvoir est souvent accusé d’être financé par des hommes d’affaires, en contrepartie de marchés, ou directement par des fonds publics ou par l’abus des moyens de l’Etat. Il faut ajouter à cela la suspicion de l’implication des notables et des militants du parti au pouvoir dans l’utilisation frauduleuse des cartes d’identité, à travers l’achat des votes.
Une opposition morcelée
Ces facteurs de verrouillage du système électoral n’expliquent pas, à eux seuls, l’incapacité de l’opposition, qui peine à exister, à exploiter l’opportunité de l’impopularité du régime et du mécontentement généralisé. Elle demeure victime de son éparpillement, de ses luttes intestines et de sa propension congénitale à l’improvisation.
Pour l’essentiel, l’opposition historique a été lénifiée et piégée par la position conciliante du régime. L’opposition islamiste semble trouver son équilibre dans une position médiane rassurante pour le système. L’opposition radicale est victime de son repli frileux sur des problématiques exclusivement identitaires, ce qui expliquer son incapacité à fédérer les forces du changement autour d’un projet national. Le discours identitaire a certes toujours existé, mais il est resté assez marginal, dans le pays. Les régimes le tolèrent parce qu’il joue toujours en faveur du statu quo, compte tenu de son effet repoussoir. Ils ont en effet peur davantage d’une approche susceptible de fédérer l’ensemble des groupes sociaux que d’un discours radical, qui restera sociologiquement minoritaire.
Dans l’ensemble, hormis quelques figures militantes, les forces de l’opposition se résument à des partis et des mouvements centrés sur des ambitions personnelles, dépourvus de vision et sans vraiment de projet de société, et réglés quasi exclusivement sur les échéances électorales, qu’ils s’emploient de taxer systématiquement de frauduleuses.
En juin prochain, au lendemain du sacre programmé de Ould Ghazouani, certains candidats de l’opposition organiseront une conférence de presse, pour crier à la fraude et dénoncer les irrégularités supposées du scrutin, dans un scénario écrit à l’avance et qui dure depuis 1992.
La fraude, un leitmotiv bien utile
Jusqu’ici, les partis de l’opposition se présentent aux élections, les perdent, crient à la fraude avant, pendant et après le scrutin, avant de s’effacer, jusqu’aux prochaines échéances électorales. D’une élection à l’autre, l’opposition n’avance pas, empêtrée dans un éternel recommencement. Une situation qui fait l’affaire du pouvoir.
En mettant systématiquement ses mauvaises performances sur le compte de la fraude, l’opposition s’empêche de réfléchir aux vraies raisons de son échec, de son incapacité à construire et à produire un changement. En effet, tous les partis de l’opposition ne se remettent jamais en question, ne font pas l’effort d’analyser les enseignements de leur échec depuis 1992, d’évaluer, de tirer les leçons et les conclusions sur la base desquelles ils pourraient corriger les insuffisances et valoriser les points forts.
Par ailleurs, faire porter à la fraude la responsabilité des échecs a permis jusqu’ici aux états-majors historiques des partis de l’opposition de rester indéboulonnables. Alors que, dans des conditions normales, ils devraient reconnaître leur échec et laisser la place à d’autres, plus en phase avec la réalité du moment et avec les attentes des électeurs, notamment les jeunes générations. Ce qui explique que le leadership historique des partis de l’opposition continue de barrer la route à la relève et à l’émergence d’un leadership de rechange, qui existe pourtant au sein de chaque formation de l’opposition, sans pouvoir émerger, faute d’espace politique.
Propension de l’opposition à l’improvisation
Au lieu de se définir des objectifs atteignables et réalistes, l’opposition, en général, rêve de grands soirs de changement, pensant qu’elle peut gagner comme par enchantement, sans avoir dessiné une stratégie et une approche d’accès au pouvoir et sans même s’être investie sur le terrain. En effet, elle a pris l’habitude de déterminer des critères de réussite ou de succès électoraux très élevés, au-delà de ses capacités et au-delà de la situation sociologique et électorale du pays, encore favorable au makhzen.
Elle attend tous les 5 ans pour présenter un ou plusieurs candidats, dont certains dénichés au dernier moment, avec, en arrière-plan, l’idée de l’homme providentiel susceptible de gagner l’élection présidentielle, par miracle, délaissant pendant cette période tout le travail de remobilisation, de structuration politique, de contestation, d’élargissement de la prise de conscience et de proposition. Dans l’acception de l’opposition, une candidature à la présidentielle ne doit pas forcément couronner un travail de proximité avec les populations, de manière continue, et les élections ne se gagnent pas par des campagnes d’implantation et un investissement de plusieurs années, avec des campagnes de porte à porte menées inlassablement par une armée de militants déployés sur le terrain. En un mot, l’opposition cherche à gagner sans investir ni occuper le terrain. Une manière d’essayer de récolter sans semer.
Repenser la stratégie pour le changement
Aujourd’hui, l’unique voie pour créer un rapport de force significatif et suffisant, susceptible d’imposer le changement est de répondre à l’impératif besoin de recomposition du paysage politique national, avec un nécessaire renouvellement du leadership et du discours politique. L’objectif serait de fédérer les efforts des groupes exclus ou marginalisés, ainsi que l’ensemble des groupes sociaux qui veulent le changement démocratique, en développant un projet de société et un discours inclusif, plus représentatif et plus fédérateur, pour constituer une alternative crédible pour beaucoup de Mauritaniens.
Le changement doit avoir lieu par touches successives et selon une approche graduelle, évolutive et cumulative. L’idée, à ce moment-là, ne serait pas nécessairement d’accéder immédiatement à la magistrature suprême, en gagnant la présidentielle, mais de gagner les élections locales et construire sur cette base, pour montrer que les forces démocratiques ont une capacité à produire du changement visible, immédiat et positif dans la vie des citoyens et bâtir là-dessus. Elles peuvent s’assigner comme objectif aux prochaines législatives de priver le pouvoir d’avoir la majorité absolue au parlement, de gagner des conseils régionaux dans certaines grandes régions, et de s’emparer de plusieurs municipalités dans les grands centres urbains.
Pour y arriver, il faut s’en donner les moyens, dès à présent, en accumulant les forces, en contestant les pratiques corruptives et les dérives autoritaires, en allant pacifiquement dans la rue, en s’opposant tout simplement. Il faudrait préparer cette échéance de manière organisée, structurée et offensive. Seul le travail collectif peut aider à remobiliser la majorité silencieuse et promouvoir le changement. Cela passe par dépasser les logiques identitaires et poser les jalons d’une alternative nationale, fédérant les attentes et les espoirs des populations, avec de vraies chances pour engager le pays sur la voie des reformes requises. Il faudrait travailler l’opinion, ressusciter l’espoir, l’ambition, la foi et la combativité qui animait l’opposition jadis, et fédérer, dans la mesure du possible, les réformateurs et les forces du changement, en espérant que l’addition de toutes ces bonnes volontés créera une masse critique suffisante, pour promouvoir le changement par le haut. Il s’agit de favoriser une dynamique vertueuse de réformes, pour avoir plus de chance de peser sur le jeu politique, en espérant créer une opportunité d’un changement à la présidentielle de 2029.
*Docteur en science politique
Expert international en développement