« Le wali » de la capitale Nouakchott
Après mon rétablissement, je fus muté à Nouakchott. On me confia alors la présidence du comité local du parti, l’équivalent dans les régions du comité régional. Ce comité local, de par la qualité de ses membres et l’intérêt stratégique de la capitale, revêtait une importance particulière. J’étais le moins âgé d’entre eux. Les trois autres étaient: feu Mohemed Elmoustafa Ould Bedredine, Ladji Traoré et Daffa Bakari. Dans une deuxième phase, on nous ajouta Abdelkader Ould Hamad.
Les trois premiers sont de la génération de mes premiers enseignants. Tous seraient très probablement membres des instances centrales du parti qui nous coiffaient au niveau du comité local du parti. Ils étaient aussi tous les trois licenciés arbitrairement de leurs emplois suite à la grève de 1971. Seul Daffa, ingénieur de bâtiments, travaillait en ce moment dans une entreprise privée. Il versait, conformément aux règlements du parti, les deux tiers de son salaire au parti. Ce qui faisait à l’époque 30.000 UM, soit, à l’époque, le prix d’une trentaine de moutons. Son exemple me rappelait le cas de ce jeune ingénieur de la Somima qui n’avait cessé de nous débourser régulièrement, parfois jusqu’à 2000 UM, contre un numéro de Sayhatt Elmadhloum au lieu de 20 UM.
Avant l’arrivée de Ould Hamad, Bedredine, Ladji et moi, nous défendions le point de vue du rapprochement avec le pouvoir. Abdelkader sera de notre côté. Daffa soutenait, sans beaucoup de passion, le point de vue contraire. On ne m’avait jamais présenté celui qui m’avait précédé à la présidence du comité local. J’apprendrai plus tard qu’il serait Mohamed Ould Maouloud. Celui-ci était le chef de file des opposants à tout rapprochement avec le pouvoir.
Un débat déchirant
Le débat portait sur l’attitude à adopter vis-à-vis des réformes engagées par le régime visant à désamorcer la crise, mais aussi sur le mode d’organisation approprié pour les circonstances nouvelles. Pour la ligne dure en notre sein, celle qui juge les réformes comme des trompe-l’œil, il fallait maintenir une ligne d’opposition systématique au régime et garder intactes nos formes d’organisation. Pour nous, les partisans du rapprochement avec le pouvoir, conformément à notre appréciation positive des réformes, il fallait changer complètement de comportement vis-à-vis du gouvernement en place: appuyer sans réserve son aile réformiste et simplifier au minimum nos formes d’organisation, en tenant compte des nouvelles possibilités de liberté d’expression et prenant pleinement en considération les signes évidents de lassitude manifestée par les masses de jeunes.
Une tendance cache une autre
Il se pourrait qu’une tendance en cache une autre: certains cadres dirigeants parmi nous ne mettent pas de limites à cette option: ils prônaient en réalité la dissolution totale des structures du mouvement et sa fusion au sein du PPM. Ils tenaient absolument à mériter le qualificatif de liquidateurs. Leur futur comportement donnera raison à cette hypothèse. Ils intégreront sans aucune démarcation politique ou organisationnelle la structure putschiste en intelligence avec l’extérieur, appelé AMD ou Alliance pour une Mauritanie Démocratique.
La lutte entre les deux courants ne cessait de s’intensifier. Tout indiquait que notre mouvement était en train de vivre un difficile tournant. Il ne pourra pas l’effectuer sans laisser de plumes. Les autorités du pays n’ignoraient pas notre situation. Elles travaillaient d’arrache-pied pour l’influencer en leur faveur. Des structures d’accueil des jeunes furent mises en place. Le Centre de Recréation et d’Animation, le fameux CREA, va voir le jour dans cette période. Il sera ouvert à la Medina G, c’est-à-dire en plein milieu des quartiers populaires. Partout dans le pays, on initia des activités diverses pour encourager et canaliser l’affluence grandissante des jeunes issus du mouvement dans les structures du PPM. En fait, on ne sentait plus la nécessité de structures clandestines. Tout le monde jouissait d’une presque totale liberté d’expression. Plus de répression, ni de poursuites pour avoir exprimé une opinion. Ce climat général était lié aux réformes et à l’ouverture. La décision d’amnistier des cas politiques s’inscrivait dans ce sens. On afficha un début d’activité économique plus diversifiée. Des sociétés à caractère industriel firent leur apparition.
Le harcèlement sentimental
Cette atmosphère générale eut un impact démobilisateur sur les jeunes. Une lassitude visible commença à se faire sentir dans leurs rangs. Avant on avait réussi, sans beaucoup de difficultés, à contenir, dans nos rangs, les tentations sentimentales entre adolescents des deux sexes. Sur ce plan, nos jeunes étaient exemplaires. Depuis le début de l’ouverture politique, les choses commencent à échapper à tout contrôle. Au milieu de l’année 1975, apparurent de nombreux cas de « harcèlements sentimentaux », parfois très graves. En réalité, après plusieurs années de privation, les jeunes, en plus de leurs aspirations manifestes au travail et à l’intégration sociale, poussés par les besoins multiples de leurs parents, éprouvaient de la peine à dominer leur sexualité même intimes. Beaucoup d’entre eux avaient sacrifié leur adolescence dans la passion de l’action politique. Pour eux, le temps était venu pour se déployer pleinement dans la vie courante.
La mission à risque de Bedreddine
Une fois notre comité local du parti chargea feu Mohemd Elmoustafa Ould Bedredine d’une enquête systématique sur les violations d’ordre moral et sentimental dans les rangs des jeunes. L’expression «harcèlement sexuel » n’existait pas encore. Au cours de l’une de ses enquêtes, fidèle à son humour bien connu, humour qui tire ses racines de celle de sa propre collectivité, Ould Bedredine, après une rencontre avec une jeune fille, qui se distinguait par sa grande beauté physique, étouffa un léger sourire avant de nous confesser: «pour dire vrai, c’était de justesse que je ne suis pas tombé, à mon tour, victime du charme de cette beauté. Franchement, je suis tenté d’excuser les jeunes qui avaient succombé à son magnétisme ! ».
L’exception de Boulanwar
À cette tendance générale, un cas singulier faisait exception. C’était celui de Boulanwar, un puits situé à quelques kilomètres de Boutilimitt, habité par une collectivité particulièrement conservatrice.
Des éléments du mouvement, issus de cette communauté, dont le poète Ahmedou Ould Abdelkader et ses jeunes parents Elkhalil et Mamouni Ould Elmoctar réussirent dans les derniers mois de l’année 1975, à entrainer les jeunes, particulièrement les jeunes filles, de la petite communauté dans un élan d’éveil généralisé. Leurs parents découvrirent tardivement qu’ils étaient assis sur une véritable poudrière, avec une prise de conscience systématique mettant en cause leurs dogmes sacrés et séculaires.
Mené par un notable, l’oncle du poète Ahmedou, les vieux décidèrent de réagir et de le faire vite et d’une façon décisive. Ils entreprirent une campagne tout azimut de répression. Ce qui provoqua le suicide d’une jeune fille. Elle se jeta dans le puits pour échapper au calvaire infligé par ses parents.
« La plume de l’art »
Les poètes et les écrivains furent conviés à mettre sur pied une association. Ils se donnent rendez-vous à la maison de la culture. Pour marquer l’événement, ils chargèrent mon ami Ahmedou Ould Abdelkader, dit Cha’er, de leur composer un poème. Cha’er m’invita chez lui pour m’en informer. Avec sa petite famille, il habitait une chambre dans une maison au toit en zinc à la Medina R. Jusqu’à récemment cette maison était demeurée dans le même état. Dans ce modeste habitat, il affichait un bonheur débordant. Juste après mon arrivée, il m’invita à me laver les mains pour dîner avec eux. Il posa entre nous un vieux pot de tomate vide et me dit: «Vas-y lave tes mains, ça c’est notre ‘’maghsselle’’ (sorte de lavoir) ».
Après le dîner, il me présenta, dans une feuille de papier froissé, le brouillon de son projet de poème. Il me dit: « Je t’ai invité, le premier, pour te lire le brouillon du poème et entendre ton avis là-dessus». Je lui répondis que «sur ce plan, il se trompait d’interlocuteur, puisqu’il savait très bien que je n’étais ni poète ni écrivain ». Il me répliqua: « Que ça soit, mais tu es un critique littéraire ! ».
Depuis lors, je me vantais intérieurement d’être un critique littéraire. Le titre me fut décerné par le plus jeune poète arabe montant de cette génération: Ahmedou Ould Abdelkader dit Cha’er. En réalité Ahmedou chercherait certainement à ce que je lui donne mon avis politique sur le contenu de son poème. L’association en question était mort-née, alors que le poème qui lui était dédié connaitra une audience exceptionnelle. Il s’agit de « Richetou Elvenni » ou « La plume de l’art », qui sera chanté avec un grand succès, par la diva de la chanson nationale, feue Dimi Mint Abba, au festival « Oumoukoulthom » de Tunis en 1977. Cela marquera le début de la grande épopée de Dimi Mint Abba. En interprétant à sa manière les chants de sa belle-mère Mounina Mint Eleya, la mère de son premier mari, Sseymali et la diva des premières heures d’indépendance, la jeune Dimi finira par s’imposer et se hisser sur le podium de la chanson maure dans toute la zone et même au- delà.
« Réfléchir par les pieds »
Face au dynamisme des autorités du PPM, le mouvement, affaibli par la crise interne, était menacé par un moment d’inertie. Il fallait dépasser cette situation intenable. J’étais déjà en contact avec Mohameden Ould Ichidou, l’homme qui semblait être le président du parti, PKM. J’en profitais pour bousculer les choses. Ichidou, qui, de son côté, semblait me découvrir, ne cessa de me demander de l’aider à trouver des solutions aux problèmes urgents qui assaillissaient le parti. Ichidou découvrit en même temps ma tradition de méditation dans des promenades solitaires. Puisant dans son grand sens de l’humour et de la farce, il me dit qu’il avait constaté que, « contrairement aux communs des humains, qui réfléchissent par leur cerveau ; toi tu réfléchis par tes pieds ». Ils me posent souvent des problèmes difficiles qui demandent des solutions urgentes.
Après une promenade solitaire généralement à l’extérieur de la ville, je revenais avec des propositions de solutions. Rarement je ne réussis à me concentrer sur mes propres préoccupations.
Création du terme « Direction Nationale »
C’est ainsi qu’on avait résolu ensemble le problème crucial de la composition de la liste des signataires de la lettre de soutien à l’orientation jugée progressiste du régime de Ould Daddah. La destination de cette liste nous avait posé un autre sérieux problème. Fallait-il adresser la lettre au gouvernement ou à la direction du parti PPM ? C’était bien moi qui avait proposé à Ichidou, un terme, qui va faire date: « Direction Nationale ».
Une pluie de lettres de soutien adressées à « la Direction nationale », va suivre. Auparavant j’avais harcelé Ichidou pour que le parti tranche dans un sens ou dans un autre. La direction du PKM devrait se réunir d’urgence et décider de l’orientation à suivre. Après cette réunion, la décision de rapprochement avec le régime fut arrêtée. Les opposants crièrent au scandale. La décision fut irréversible. (À suivre)