Depuis un certain temps, et singulièrement à l'approche de l’Aïd El Fitr, des mobilisations tribales sont apparues çà et là pour collecter des fonds d'aide aux sinistrés de Gaza. Certaines personnalités politiques ou religieuses en ont profité pour se distinguer sur les réseaux sociaux, en faisant l'apologie du tribalisme par des vidéos à contenu ostentatoire et on ne peut plus rétrograde. Le comble du cynisme est que certains de nos éminents oulémas ont eux aussi profité de l'élan de solidarité nationale pour émettre des fatwas recommandant aux Mauritaniens de destiner leur zakat El Fitr aux sinistrés palestiniens.
Si ces deux initiatives sont louables pour leurs objectifs déclarés, au regard des conditions inhumaines et dramatiques que vivent nos frères gazaouis, elles semblent surtout manifester une sordide rivalité politique entre le conservatisme tribal et religieux, d'une part, et l'islam politique d'autre part. Si le camp du premier, allié du pouvoir, veut capitaliser la compassion de l'opinion publique nationale en vue de la prochaine élection présidentielle, celui du second veut, par une autre manœuvre, mettre à profit le mécontentement des populations pour le même objectif électoral et ajouter des adhésions à son projet politique, en surfant sur l'opération toute aussi héroïque que suicidaire du Hamas. Ces deux initiatives sont condamnables et dangereuses à plus d'un titre.
Elles sont condamnables parce qu'elles ont des implications socio-économiques sur des populations dont la grande majorité est composée de déshérités qui vivent dans une précarité chronique et manifeste. Elles sont condamnables parce qu'elles abusent de la volonté sincère des populations pour des fins bassement politiques. En effet, accabler des concitoyens avec une solidarité dont ils doivent être les premiers bénéficiaires, les priver de la Zakat qui leur est destinée en priorité par la Chari’a prouve un vrai mépris envers notre conscience collective et notre opinion publique nationale.
Apologie du tribalisme
Ces initiatives sont dangereuses parce qu'elles usent de l'apologie du tribalisme et du dogmatisme religieux comme outils de propagande politique. Eu égard à la composition tribale du peuple mauritanien caractérisée par des animosités historiques, des rivalités confrériques et régionales, diverses sensibilités de sa stratification sociale, chercher à pêcher en ces eaux troubles est une irresponsabilité politique grave qui risque de réveiller les vieux démons de l'anarchie (la seïba). Quant à l'islam politique, son danger n'est plus à prouver, tant au niveau national qu'à l’international. Même notre islam politique, légal et « modéré » n'est pas en reste puisqu'il est idéologiquement affilié à la nébuleuse islamiste internationale, indéniable école-mère de toutes les branches du djihadisme international.
Suite à ces deux initiatives inédites et outrancières, nous sommes en droit de nous poser une question : comment ont-elles pu se développer dans un État moderne, une république démocratique, sans aucun rappel officiel à l'ordre, aucune condamnation par les partis politiques, aucune réaction de la Société civile ? En tout cas, le silence inadmissible et condamnable des autorités publiques suscite de légitimes présomptions de connivence. La réalité est que, toujours en quête de légitimité depuis l'avènement de la démocratie, le système actuel s’est appuyé sur les forces politiques traditionnelles pour se maintenir au pouvoir. Depuis, les allégeances tribales, claniques, familiales et autres ont fait légion. Leur médiatisation est vivement recommandée comme gage d'engagement et preuve d'une certaine popularité. Nos régimes politiques ne peuvent fidéliser celle-ci que par le clientélisme, réhabilitant dangereusement, entre autres tares sociales, le tribalisme et l'islam politique, au grand dam de l'esprit républicain, du patriotisme, du fonctionnement normal de l'État, de la coexistence pacifique et de la stabilité du pays. En fait, nous récoltons aujourd'hui ce que le système actuel a semé depuis le régime de Maawiya ould Sid'Ahmed Taya.
C'est le lieu de souligner qu’à bien des égards, notre système démocratique ne nous a paradoxalement pas été utile ; bien au contraire : il nous a ramené des décennies en arrière en ravivant nos antagonismes tribaux, ethniques et raciaux; il a perverti nos valeurs républicaines et patriotiques ; il a rabaissé la crédibilité de l'État par la connivence des pouvoirs illégitimes avec des forces antidémocratiques de tous bords. C'est dire qu'il est impératif de normaliser notre système politique et notre démocratie, pour permettre l'avènement d'un système fort d'une légitimité populaire, certaine, citoyenne, à même de redresser la république et programmer l'éradication du tribalisme. Quant à l'islam religieux, qu'il soit conservateur ou moderniste, il ne sert pas la religion qui doit être au-dessus de la politique ; et ne sert pas plus la politique, parce que le dogmatisme politique aboutit le plus souvent à l'extrémisme. Voilà pourquoi l'islam, notre religion sacrée, la religion de notre État, doit être mis constitutionnellement au-dessus des antagonismes politiques.
Mohamed ould Imigine
Ancien cadre de l'UFP